La Chaîne des dames/Madame Louise Hervieu
LOUISE HERVIEU
Quel est, à votre avis, l’oiseau qu’il faudrait prendre pour le blason de Louise Hervieu ?
Est-ce le corbeau qui plane sur les charniers, parle à l’oreille de Baudelaire et d’Edgar Poë, ces maîtres de l’artiste ?
Est-ce le cygne noir, percé d’une flèche, qui promène sa blessure empoisonnée sur un lac triste et pourrissant ?
De l’oiseau prophétique, Hervieu n’a point la cruauté, même quand elle s’attaque à la charogne du poète, mais de l’oiseau en manteau de deuil, elle a la force, la grâce, la langueur et la mélancolie. Sa fantaisie d’artiste erre parmi les Lédas amoureuses qui lui livrent, sans pudeur, le mystère de leurs désirs charnels, de leurs luxurieuses folies. Son œil attentif garde impitoyable le souvenir de ces beautés que fatiguent l’amour et la débauche. Mais cet œil, épris de vérité, n’est pas le prisonnier de ces images du vice et du péché, il se repaît au sortir de cette vie secrète, de l’innocence de l’enfant, de la naïveté, de ses jeux, du charme de son intimité. Louise Hervieu est par le cœur une mère spirituelle, qui couvre de sa tendresse des enfants imaginaires, et c’est par son tempérament d’artiste la visionnaire des gouges qui peuplent l’œuvre de Baudelaire.
Si le poète avait connu celle qui décora les Fleurs du mal de si magnifiques illustrations, il l’aurait nommée : « Mon enfant, ma sœur », car la femme qui a répondu à l’Invitation au voyage que Baudelaire lui envoyait ' tem, c’est bien Louise Hervieu, et désormais leurs noms seront inséparables.
Cette jeune femme qui débuta un peu avant la guerre n’était connue que d’un cénacle d’artistes très enthousiastes de son talent. Elle se révéla, et d’un seul coup atteignit la célébrité, lorsqu’elle exposa chez Bernheim les dessins qu’elle avait faits pour décorer les Fleurs du mal.
Que connaissait-on d’elle auparavant ?
Un Missel consacré à la Vierge, un missel fleuri comme son âme de douceur, de résignation, de foi et d’amour mystique, car c’est une âme brûlante d’amour que la sienne, et la première effusion était une effusion religieuse, qui fut suivie bientôt d’une effusion de tendresse sage et douce dont l’enfant était l’objet. Le beau Livre de Geneviève, écrit et décoré par l’artiste, enseigne à une fillette l’art de voir et de connaître ingénuement les merveilles du monde qui l’entoure.
Mais la force d’Hervieu, bridée dans ces deux livres de foi et d’enseignement, se déchaîna dans le livre du péché, qui excita la curiosité, l’admiration et les critiques les plus violentes !
Le jour où s’ouvrit l’exposition des dessins qui illustraient une édition nouvelle des Fleurs du mal, ce fut un cri :
— C’est une fille de Rops !
— C’est l’enfer bourgeois !
— C’est tout Baudelaire.
Les uns tournaient la tête, offusqués ! Les autres clignaient les paupières, fort mal à l’aise au milieu de ces nus qui s’offraient à eux avec une vérité choquante. Et ceux qui ont le respect de la moralité allèrent jusqu’à demander qu’on retirât de la vitrine l’image luxurieuse qui faisait « tiquer » le passant !
— Je suis pas immorale, protestait Hervieu avec douceur, je suis immodeste ! Je suis née comme ça !
Ce n’est pas la provocation, ni le sacrilège, ni le blasphème de l’amour qu’il faut chercher dans ces images qui dégagent une telle luxure, mais la vie dans sa cruelle vérité.
Les femmes nues que dessine Hervieu ne sont pas chastes comme les beautés parfaites.
Elles sont imparfaites ; elles se dévoilent et offrent avec la plus naturelle impudeur des seins gonflés de désir, des ventres qui ont connu la houle du plaisir, des hanches en berceau, des cuisses lourdes et frémissantes.
Ce sont là les figures innombrables du péché de la chair qui hantaient les songes du poète catholique. Pour troubler le pécheur, ces fantômes luxurieux envoyés par l’enfer n’ont besoin ni de bas ni de jarretières, elles ont un voile qui flotte derrière elles comme un manteau royal, comme le nuage qui entoure l’épousée, ou bien leur corps, sortant de la nuit, reçoit un attrait et une beauté du décor qui l’entoure. La chambre d’amour se pare d’une armoire merveilleuse sortie des mains d’un artisan de la Renaissance ; le lit à colonnes fut un lit de roi, et sur la cheminée devant laquelle se dresse la Tentatrice, la Pécheresse, la Démone, — comme vous voudrez — voici le buste de marbre d’un Dieu, la garniture de bronze où flamboyent les lumières, le balcon de fer forgé où Elles viennent respirer la fraîcheur d’un beau soir.
Ce décor bourgeois, que l’on reproche à Louise Hervieu comme une faute de goût, ne crée-t-il pas autour de ses Démones l’atmosphère des poèmes de Baudelaire. C’est la chambre d’amour qu’illuminent ces corps brûlants des Tentatrices.
Debout orgueilleusement ; couchées ; nouées aux colonnes du lit ; accrochées au cou de l’homme qu’elles jugulent, elles sont d’une vérité si terribles dans leurs désirs charnels ou leur épuisement, que l’on se demande par quel secret une femme a pu épouser à ce point l’esprit baudelairien, que tout son œuvre en ait reçu une nouvelle vie.
Cette vision poignante et sensuelle, c’est Félix Fénéon qui l’a provoquée en révélant à Louise Hervieu ce grand livre du péché de la délectation morose. C’est lui qui lui demanda d’orner l’œuvre de Baudelaire : les Fleurs du mal, d’abord, le Spleen de Paris, ensuite, de dessins suggérés par le texte. L’artiste résistait, soit ignorance, soit timidité. Il insista. Elle n’osait signer son traité.
— J’ai la terreur d’une signature, je suis, dit-elle, comme la paysanne de mon pays (Hervieu est Normande) qui croit qu’elle signe sa condamnation.
Fénéon insista. Il connaissait mieux qu’elle ce génie qui allait se révéler soudain. Il lui lut les poèmes. Elle écoutait étonnée, et quand le critique se tut, Hervieu lui dit doucement :
— C’est tout moi !
Elle avait reconnu dans cette âme romantique sa propre âme inquiète et souffrante, sa torture devant les mesquineries de la vie bourgeoise qui était la sienne, la haine des âmes basses et laides. Elle avait reconnu à travers les mea-culpa du poète, à travers ses larmes et ses imprécations, sa propre religion. Comme lui, elle souffrait d’avoir été élevée dans la religion du péché, comme lui, elle avait le désir de la contrition qui apparaît au fond des poèmes Baudelairiens.
Ayant compris cette âme sensuelle et triste, qui gardait de chaque chute tant de douleur et d’amertume, Hervieu se mit à l’œuvre et, séduite par le sens plastique du poète, commença ses grandes planches, sans autre guide que son instinct.
Son but était de donner avant tout la sensation de l’objet, c’est pourquoi ses critiques, les Vauxcelles, les André Fontainas, disent avec justesse, qu’elle sculpte ses croquis à coups de fusain. De là ce relief étonnant des corps et des objets qui donnent à ses illustrations une telle sensualité.
Jadis, au cours, ses maîtres, — (qui furent la Directrice de la rue Madame, une tête à la Clemenceau, puis Baschet et Simon), — demandaient à cette curieuse et capricieuse élève.
— Louise, comment avez-vous fait ça ?
— Je ne sais pas !
— Voilà qui est bien ennuyeux. Si au moins vous le saviez, nous serions rassurés sur l’avenir !
Rassurés ? Ne le sont-ils pas à présent qu’Hervieu est célèbre, qu’on parle de son génie, de son inspiration virile, maintenant que les portes de l’Enfer se sont ouvertes devant elle pour lui livrer des monstres à corps de femmes, que nulle artiste de son sexe ne peignit avant elle.
Hervieu les a peintes telles qu’elle les vit, sans truc de métier, ni recette, ni principe philosophique ou esthétique. Elle a obéi à l’instinct tout puissant, l’instinct qui n’a d’autre maître que l’amour !
C’est cet amour de son art qui fait qu’Hervieu a créé sans le savoir un monde enchanté où tout vit, la fleur, le coquillage, le miroir, la poupée. Le centre de ce petit monde merveilleux c’est l’enfant qui voit vivre et souffrir ses jouets.
Est-il contraste plus singulier que cet amour ineffable et si chaste de l’enfance et l’amour impur qui a peuplé la solitude de l’homme des fantômes avides de sa chair et de son sang.
Louise parle, elle me raconte sa vie qui est un chapitre des histoires d’Henry Monnier ; ses désespoirs et ses révoltes qui m’expliquent pourquoi ses premiers dessins ont la douleur et la férocité vengeresse des Daumier.
Elle est accoudée sur les coussins d’un divan. Son chapeau jeté n’importe où et son manteau avec, près de l’Album des Vingt nus qui vient de paraître. Son visage grand et doux, comme son âme, est creusé par une longue souffrance, son corps amaigri s’étire en gestes pleins de grâce et de noblesse ; ses tresses noires font un diadème à son front pâle ; dans ses yeux la douleur habite encore, mais sa bouche animale sa bouche aux belles dents laisse jaillir la parole vive et rieuse.
De toutes les femmes dont j’ai parlé ici même c’est la plus faible. Le voyage de la vie lui fut cruel, mais de toutes, c’est la plus curieuse, car elle osa dire tout ce qu’elle vit sur sa route.
La voici qui fait halte, son œuvre baudelairienne est finie ; elle attend, réfugiée dans un jardin où elle respire avec délices l’odeur des roses et de la glycine, comme le Bon Jardinier dont elle a dit les innocents plaisirs. Pleine de sagesse elle murmure doucement sa petite prière aux choses bonnes et éternelles. Or tandis qu’elle songeait, passa près d’elle un beau monsieur en habit vert, qui fut bien étonné d’ouïr langage si pur. Prenant une couronne qui n’était point de lauriers, mais de roses, il la posa doucement sur son front torturé !…
C’est ainsi qu’en l’an de grâce 1923, Louise Hervieu, coupable d’exciter la luxure dans le cœur des hommes par son œuvre, reçut de l’Académie française, en récompense de cette jolie prière dans un jardin, le prix Fabien, qui est, comme chacun sait, le plus recherché des prix de vertu !