La Chaîne des dames/Madame Gérard d’Houville

G. Crès (p. 97-108).


GÉRARD D’HOUVILLE


À Grenade, dans les jardins merveilleux du Généralife, il y a un buisson de myrte qui est un buisson enchanté. Chaque nuit, lorsqu’il fait de la lune, ses branches s’écartent, une jeune sultane s’en échappe qui court au bord des fontaines, dans les bosquets de lauriers-roses, au pied des noirs cyprès, surprendre les jeux ou le sommeil des amants. À l’aurore elle s’en revient, les branches de l’odorant buisson se referment sur la belle, qui rêve à sa poétique ronde de nuit.

Ollé ! Cette jolie sultane du clair de lune a quitté le pays andalou. Je l’ai vue, ce qui s’appelle vue, à quatre pas d’ici, en son reposoir du Trocadéro, où elle écrit des romans. Son beau corps, voilé de soie blanche, était mollement étendu sur un divan couvert d’un châle à fleurs, qui est l’image des jardins d’Espagne. Son bras nu, accoudé aux coussins, soutenait sa tête pensive ; ses cheveux noirs de fille du soleil ombrageaient un visage pâle, fin et doux. Ses grands yeux souriaient aux fleurs qui formaient un bocage à l’entour de sa couche, ou bien se dérobaient par coquetterie derrière l’éventail de la Chine que sa main balançait nonchalamment. Il y avait auprès d’elle des poètes, des écrivains, des artistes, et l’entendant conter ses rêves avec tant d’esprit et de grâce, je connus que la jolie sultane de Grenade n’était autre que Mme Henri de Régnier, que ses romans ont rendue célèbre sous le pseudonyme de Gérard d’Houville.

— Madame, qu’écrivez-vous ce printemps ?

Elle tourna vers moi son bel œil et, respirant une rose :

— Moi !… Je n’écris rien… J’attends… Je suis paresseuse… Je songe à quelque nouveau livre… D’ailleurs, je viens de terminer le roman des Annales, vous savez bien, ce roman des Quatre, dont l’idée est d’Aldolphe Brisson.

— Une réplique à la Croix de Berny ?

— Vous l’avez dit. Je ne sais si Mme de Girardin s’est follement amusée à faire sa partie dans la Croix de Berny ; moi, j’ai trouvé bien dur d’écrire à l’heure et au commandement : — Voici la lettre de Bourget. Vite une réponse pour Henri Duvernois ! — Et la copie de Pierre Benoit qui n’arrive pas !… On s’applique, on se dépêche, ce n’est plus un plaisir d’écrire, c’est un devoir… Si le lecteur allait trouver notre roman ennuyeux ?

— Tant pis pour lui !

Gérard d’Houville se mit à rire.

— Non, tant pis pour moi qui ne peux écrire que ce qui me plaît et quand il me plaît, tantôt des vers, tantôt de la prose, un proverbe par ci, une critique par là…

— Bon, pensai-je, « As you like it » doit être son seul commandement !

Gérard d’Houville, qui est d’origine créole, est née sous une étoile qui ne brille que dans le ciel des poètes, cette étoile c’est la Fantaisie. Les êtres qui subissent son influence ne sauraient ressembler aux autres ; ils s’amusent d’un rien, pleurent sur des malheurs imaginaires et s’émerveillent de ce qui laisse les autres profondément indifférents, un caprice les métamorphose ; c’est bien pour ça que la plus française et la plus moderne de nos romancières peut, en obéissant à sa fantaisie, prendre toutes les figures qu’il lui plaît.

Vous saurez donc que Gérard d’Houville était une des trois petites filles du poète José-Maria de Hérédia, qu’elle commença d’écrire vers la septième année et ne tarda point à réciter à son père de petits vers de sa composition. Mais celui-ci ayant feint de croire que ces vers avaient été cueillis par l’enfant dans quelque recueil, la petite poétesse, mortifiée, voulut quitter la Muse pour toujours ; la Muse garda son nourrisson et lui ouvrit, à quinze ans, la Revue des Deux Mondes, qui publia ses vers, discrètement signés de trois étoiles.

Lorsque parut l’Inconstante ; dans la Revue de Paris, — avec quel succès — José-Maria de Hérédia découvrit avec surprise que Gérard d’Houville n’était autre que sa fille, devenue, par son mariage avec le poète de la Sandale ailée, Mme Henri de Régnier. Il lui écrivit :

« Marie tu es un monstre, mais un monstre charmant ! »

Les romans de Gérard d’Houville sont des romans de poète qu’une seule chose intéresse dans la vie : l’amour. Prenez l’Inconstante, Esclave, le Temps d’aimer, le Séducteur, Jeune fille, Tant pis pour toi et vous y trouverez les plus fraîches, les plus délicates, les plus nuancées, les plus subtiles, les plus ingénues, les plus vivantes, les plus libres peintures de l’amour.

L’auteur, dans ses romans, a pris toutes les libertés, mais il les a prises avec un goût exquis. Ni la morale, ni la religion, ni le respect des usages ou celui des préjugés ne lui tiennent lieu d’entraves, parce que l’Amour est la force qui mène le monde, et que la règle de conduite c’est surtout dans la sensibilité que ses héros la cherchent.

Gérard d’Houville a choisi dans son milieu, qui est raffiné, élégant et cultivé, les personnages dont elle se plaît à raconter l’histoire. Elle ne suit pas, comme d’autres écrivains, la route nationale, — il y a trop de monde, et d’espèces trop diverses — elle cherche les chemins secrets, les sentiers non battus, où l’on rencontre de jolies choses et qui sentent bon la mousse, la haie et le ruisseau. Elle se défend d’être une réaliste et recherche bien plutôt la vérité poétique des êtres et des lieux qu’elle décrit. Gérard d’Houville ne veut pas un décor banal qui altère la beauté du plaisir ou la beauté des larmes. Ce n’est pas elle qui dirait, par la bouche de Silvina, de Marinette ou de Juliette : « Une chaumière et ton cœur », mais bien plutôt :

— Ton cœur et l’univers !

Dût cet univers se refléter dans une goutte d’eau, car la nature se mêle étroitement à la vie romanesque de ses personnages charmants et hardis ; tantôt c’est un coin de Paris si joliment « brossé » qu’il vous semble n’avoir jamais vu ce fableau familier ; c’est le Bois grand matin, c’est la Seine au crépuscule, c’est la mer de Bretagne en automne, ou bien l’ardent été de Cuba, tout enivré de fleurs et de parfums. L’univers… au besoin c’est de la féerie, c’est la forêt de Merlin l’enchanteur qui s’ouvre devant une jeune amoureuse dépitée.

Cette façon de mêler la féerie à la vie moderne est bien d’un poète qui veut donner à ses récits un sens symbolique, discret et profond. La pensée épicurienne qui domine l’œuvre romanesque de Gérard d’Houville apparaît sous mille formes délicates, tendres et douloureuses. Si elle prêche, comme Ronsard, « Jouissez de votre jeunesse, aimez, cueillez la fleur en son bouton, n’attendez à demain. », le charmant esprit ne cache pas que la rançon de l’amour est le sacrifice du bonheur. Il n’y a ni cris, ni imprécations, ni plaintes déclamatoires, ni catastrophe sanglante dans ses romans, mais il y a des larmes vives et une souffrance profonde. Le destin de ses héros se balance entre la volupté et la douleur.

Par cette fantaisie, qui ramène Gérard d’Houville aux romans de chevalerie, et par sa façon de mêler l’exotisme à ses récits, l’auteur me rappelle le goût du xviiie siècle pour nos vieux romans, que venait de traduire le comte de Tressan, et ce goût de Voltaire, dans ses Contes et dans l’Orphelin de la Chine, pour évoquer des pays merveilleux où il n’était jamais allé.

Gérard d’Houville n’est jamais allée à Cuba, et elle en a tracé un tableau enchanteur, grâce aux souvenirs que ses grand’mères avaient laissés dans son imagination enfantine.

D’ailleurs, son œil est celui d’un peintre, et d’un peintre du xviiie siècle. Il y a du Debucourt dans Gérard d’Houville. Certaines pages, qui évoquent avec tant de pittoresque une fête créole, sont de véritables estampes. D’un trait, elle campe ses personnages et, par le choix d’un détail précis, leur donne une attitude, un geste, un caractère inoubliables. Il y a certaines visions de l’intimité amoureuse qui sont aussi frémissantes qu’un dessin de Fragonard. C’est parce que Gérard d’Houville porte à la perfection cet esprit léger et épicurien du xviiie siècle qu’elle se rattache si étroitement à la tradition de la grâce française. Alfred de Musset — celui des Contes et Proverbes — lui tend la main pour la conduire jusqu’au délicieux Parny, jusqu’aux mémorialistes de la Régence.

Certes oui, elle a l’esprit, la gaieté, l’audace et la franchise des écrivains de ce temps-là ; seulement le tour a plus de nerf et de brièveté chez les hommes ; chez elle, il y a plus d’abandon.

— Dites-lui de couper ses récits, qui sont un peu longuets, me crie une amie qui va toujours, dans ses lectures, au plus pressé, c’est-à-dire à la fin…

— Y pensez-vous ! Un roman de Gérard d’Houville est un mélodieux soupir qui fait écho ; il expire… je l’écoutais encore !

— Ce qui veut dire que « ses nonchalances sont ses plus grands artifices », comme dit l’autre.

— Assurément ! Le poète qui a écrit ce vers, trois cents ans avant la naissance de Gérard d’Houville, aurait pu l’appliquer à son ancêtre poétique, à cette gracieuse Marie de France dont le Lai du chèvrefeuille embaume le printemps de la poésie française. La rose que Marie de Régnier tient en sa main embaume toute la littérature féminine de son temps. Est-on jamais las de respirer une rose ?…

Tout vient à point à qui sait attendre. Le charmant génie de Gérard d’Houville prendra place un jour parmi les Immortels ; son mari, Henri de Régnier, l’y accueillera, et l’ombre de son père viendra la recevoir.

Ce jour-là, on verra aborder au Quai Conti une nef pavoisée. Il en descendra une dame suivie en cortège magnifique d’écrivains, de poètes et d’artistes. Deux pages porteront la queue de sa longue robe verte, couleur de la forêt, brodée de roses et de lauriers d’argent. L’un de ces petits pages sera nu, comme il sied à l’Enfant-Amour, mais son carquois sera plein de flèches et il y aura écrit à l’entour cette devise, la plus belle des Humains : « J’ayme à jamais ». L’autre page sera un négrillon empanaché de plumes d’autruche et vêtu d’un galant habit de velours et de brocatelle, — comme il figure dans le portrait de Mme de Montespan ; sa main d’ébène agitera une banderole d’azur, afin que chacun puisse lire au passage la devise de Marie, qui est la triomphante devise de Gérard : « Je charme tout ».