Lemerre (p. 251-258).


L

journée de joie et soir de deuil


C’est triste et l’âme en mélancolie, que je reprends, me l’étant promis, ces mémoires six mois durant interrompus par le bonheur.

Le bonheur ?

Oui, je l’ai connu du jour où j’épousai Norette : un bonheur tranquille, ingénu, que rien n’eût altéré sans le deuil qui, subit, vint ennuager de ses ombres la douce lumière persistante de notre lune de miel.

Le mariage accompli — que de poudre brûla la Bravade, à cette occasion, et que de peaux fraîches écorchées enguirlandèrent le portail de la demeure des Gazan ! — un certain calme, après tant d’événements, régnait de nouveau sur le Puget-Maure.

Ganteaume, désillusionné, s’en est retourné à la Petite-Camargue. Un peu d’amour le tient encore, mais la mer le consolera. Il monte nous voir, une fois par semaine, tantôt avec Tardive, tantôt avec patron Ruf, et nous apporte du poisson ou des coquillages. Nous avons, d’ailleurs, le projet d’aller passer tout un printemps dans leur cabanette agrandie, et Norette s’enthousiasme à l’idée de dormir sous le joli plafond de velours vert sombre que fait l’envers d’une toiture en roseaux d’étang longs empanachés.

La maison ici est restée la même, toujours vieille et blanche, avec sa cour si fraîche qu’une treille recouvre, son étroit jardin suspendu que parfument la sauge et le romarin. On n’a seulement pas touché aux pavés du passage d’âne, bien que Galfar, décidément vaincu par ma générosité, ait cédé l’écurie du fond et mis ainsi fin à des dissensions séculaires, avant d’entreprendre un voyage aux Indes, dont M. Honnorat a voulu faire les frais.

Saladin nous appartient. Il habite l’écurie en compagnie de Misé Jano ; Saladine, insensiblement, s’accoutume à lui donner le nom de son défunt mari.

J’essaie de me remettre au travail, et le bon abbé Sèbe, comme autrefois, m’emprunte mon fusil quand l’occasion s’en présente.

Du reste, nos chasses archéologiques, nos stations devant des pierres frustes ont cessé d’offusquer les paysans. Personne ne songe plus aux trésors du roi de Majorque, personne, sauf Peu-Parle qui, un instant troublé par ces aventures, retourne maintenant s’asseoir à sa place ordinaire, dessous le rocher de la Chèvre, et, taciturne, tant que le soleil dure, continue son rêve interrompu.

Quant à Norette, que dirai-je ? Norette ne ment point aux pronostics contenus dans le panier des trois vieilles femmes. Toujours bonne comme le pain, pure comme le sel, laborieuse comme la quenouille, j’espère que d’ici à peu elle va faire honneur au quatrième souhait.

Elle m’en a dit quelque chose à l’oreille. Patron Ruf sera le parrain.

M. Honnorat ne tient pas en place depuis qu’il a l’espoir de se voir grand-père. Le Turc qui était en lui disparaît. Plus de sieste l’après-midi, plus de ces interminables heures oisives qu’il passait assis, sans penser, en fumant des pipes. Un besoin continu de mouvement, une activité toute juvénile.

— « Soyons vivaces ! » répète-t-il. M. Honnorat veut que son petit-fils ait la fortune ; et, dans ce très louable dessein, il s’est mis en tête de reconstituer les vignobles du Puget-Maure. D’après lui, le vin autrefois coulait par les ruelles du village comme coule l’eau après qu’il a plu. C’est pour cela que toutes les maisons ont de si vastes caves, avec des cuves briquetées pareilles à des tours, et des tonneaux de pierre taillée, en prévision des années exceptionnelles où les tonneaux de bois ne suffisaient pas. Mais voilà, à force de trop lui demander, l’homme a fini par fatiguer la vigne.

Dire que depuis Noé, nous avons toujours marché par bouture, et que jamais l’idée n’est venue à personne de rajeunir, à l’aide de semis, ces plants je ne sais combien de fois centenaires ? Comment veut-on qu’avec une telle hygiène le divin bois tordu ait conservé sa force et puisse, désormais plus mou que l’amadou, résister à la dent vorace des invisibles ennemis qui, de tous côtés, s’abattent sur lui ? Aussi l’oïdium, le Milo-Diou, le phylloxéra, que sais-je encore, ont raison de cette proie facile. « Rendons à la vigne des moelles fermes, une dure écorce, rien de tout cela n’y mordra plus ! » Théorie d’une simplicité vraiment lumineuse !

M. Honnorat, par patriotisme, répugne à l’emploi des plants d’Amérique, lesquels, d’ailleurs, ne produisent qu’un faux vin. M. Honnorat sèmera des pépins de grappes françaises choisies parmi les meilleurs crus. L’angle du jardin, chaud comme une serre, est déjà tout en plates-bandes. Il faudra peut-être cinq ans, dix ans, avant que ces pépins aient convenablement racine. Qu’importe ? la mère des jours n’est pas morte.

En attendant, pour occuper son impatience, M. Honnorat dirige une escouade de paysans dont la mission est d’arracher avec soin, sans offenser le chevelu, au fond des vallons, sous les taillis, tout pied de labrusque emmêlant, aux branches d’un pin ou d’un chêne, ses flexibles sarments chargés de raisins aux grains menus et rares. « La vigne sauvage est la vraie vigne et vaut tous les Jaquez du monde ! »

Après quoi, on repique à grands frais les pieds ainsi conquis sur une lande caillouteuse, inculte immémorialement, et dont M. Honnorat s’est découvert propriétaire.

Excellent M. Honnorat.

Je n’ai pu résister à la démangeaison de railler un peu sa méthode.

— « Bah ! répondit-il, ce ne sont là que des essais, et pour triompher, je compte avant tout sur les graines. »

Puis me montrant la dégringolade des collines qui descendent de sa vigne future jusqu’à la mer, il ajouta, riant de son rire :

— « En tout cas, mauvais ou bons, si le phylloxéra veut manger mes plants, il faudra, pour grimper si haut, qu’il ait soin de se commander une paire de jambes neuves. »

Un soir, M, Honnorat est rentré ruisselant et transi, ayant voulu, malgré la pluie, une pluie d’automne glacée ! rester à surveiller ses planteurs de labrusques.

Il a boudé la soupe, lui d’ordinaire si gai mangeur ; il a regagné sa chambre, symptôme grave ! sans allumer sa pipe. Le lendemain. M. Honnorat a gardé le lit et Saladine s’est alarmée.

— « Gazan couché, Gazan perdu ! répétait-elle en cachant ses larmes, je ne m’y trompe pas : c’est le troisième dans la maison dont j’aurai été la triste habilleuse. »

Hélas ! que Saladine avait raison ! Au bout d’une semaine, malgré nos soins, M. Honnorat s’est éteint, tranquille, presque sans agonie.

Peu d’instants auparavant, très affaibli, mais en possession de toute sa raison, il me faisait mille recommandations à propos des vignes et plaisantait avec Norette. Il ne se plaignait pas de souffrir, mais rester immobile l’ennuyait.

Il a voulu boire ; et, surpris, sans transition aucune, nous nous aperçûmes qu’il délirait. Il croyait être enfant, il parlait de sa mère, et, revivant dans l’éclair d’une vision ses années, il appelait d’anciens amis, partait pour de lointains voyages.

Puis il s’est tu, ma main qu’il serrait s’est glacée.

— « Père ! où es-tu ?… Papa… » sanglotait Norette à genoux.

Les Prieurs, des paysans vêtus en moines, sont venus prendre le cercueil et l’ont porté, se relayant, jusqu’à l’église et jusqu’au cimetière. L’abbé Sèbe chantait les prières. Nous suivions avec patron Ruf et Ganteaume accourus dès la triste nouvelle, avec Peu-Parle et tout le village.

Au retour, j’ai retrouvé Norette, en compagnie de Tardive, dans la chambre où se consumaient les trois cierges, et qu’elle n’avait pas voulu quitter. Le soleil entrait par la fenêtre grande ouverte, caressant du même rayon le lit sur lequel M. Honnorat venait d’expirer, et le front pale de ma femme, ses yeux pleins de larmes, mais agrandis, animés déjà par l’étonnement et l’orgueil des premières maternités. Quel que soit l’excès de douleur, la vie proteste contre la mort, et toujours à la trame de nos deuils se mêle celle de nos joies ! Alors, songeant au pauvre mort qui ne verrait plus ce soleil, qui ne connaîtrait pas ce petit-fils d’avance tant aimé, j’ai senti soudain tout mon courage s’évanouir, et, venu pour consoler, j’ai pleuré moi-même.