Lemerre (p. 242-250).


XLIX

le sacrifice


Un cent d’oursins, dégustés au bord de la mer, ne comptent guère que comme apéritif. Il s’agirait maintenant de pêcher dans les anfractuosités du rivage le pey San-Péiré, la rascasse et autres savoureux poissons de roche, indispensables éléments de la bouillabaisse projetée que nous mangerons au dîner, c’est-à-dire vers midi. Car ici on dîne à midi, chaque peuple ayant ses usages.

Patron Ruf me passe une ligne, une poignée de mourédus, et me voilà essayant des expériences d’équilibre au grand soleil sur les avancements escarpés, les arêtes coupantes et blanches de la rive.

Mais j’avais trop présumé de mes forces. La danse des rayons dans l’eau, mon attention à regarder, m’ont brouillé les yeux et troublé la tête. L’odeur mêlée des pins résineux et de l’algue, cet air du large que je respire avec délices, achèvent encore de me griser. J’éprouve un besoin de dormir, un irrésistible besoin d’immobilité et de bien-être ; et, ma ligne cédée au colonel, c’est en chancelant comme un homme ivre que je vais m’étendre au fond de la barque amarrée en un creux de falaise.

La barque se balance au clapotis du flot et gémit. Sur ma tête, cachant le soleil, surplombe une voûte humide, incrustée de sel, où des cailloux luisent, où vivent des patelles, où, sur l’immobile ligne d’étiage, des mousses aux senteurs amères et des plantes marines ont poussé.

J’ai fermé les yeux.

N’est-ce point ici, dans ce golfe, au plus profond de l’abîme bleu, que disparut, il y a des siècles, avec ses portiques, ses tours de marbre, la fabuleuse cité, antique souvenir des Atlantes, dont patron Ruf, un jour, me décrivait les splendeurs ?

Mais la mer doucement s’écoule sous la barque ; et la barque, descendant en même temps qu’elle, me dépose sur un fond de sable d’or, semé de perles.

Et voici Norette, coiffée de corail, en costume de fée Océane, qui me prend par la main, me conduit dans l’immense ville, me montre son palais, ses trésors…

Toujours des rêves, toujours des trésors, et toujours Norette !

Un choc interrompt mon léger sommeil.

La barque a heurté le rocher, quelqu’un a sauté dans la barque.

Je me dresse, je reconnais Norette qui me fuyait depuis huit jours et qui me cherche maintenant.

Ganteaume l’accompagne, il détache l’amarre.

— « Viens, Ganteaume, tu rameras. »

Puis, s’adressant à moi :

— « Nous serons mieux au large, plus seuls, j’ai des choses graves à vous confier. »

Je me sentis rougir, et n’aurais pu dire pourquoi ! en écoutant sa voix émue, en subissant le long regard de ses beaux yeux voilés moins de courroux que de tristesse.

Elle ajouta :

— « C’est à propos de la Chèvre d’Or ! »

À ces seuls mots, dans une soudaine vision, je devinai enfin les trop justes motifs de son attitude envers moi. Une honte mêlée de remords m’envahit. Je voulais parler et ne trouvais point de paroles.

— « Ne niez rien, n’expliquez rien ! Il est des choses irréparables. Plût au ciel que vous fussiez mort du coup de fusil de Galfar ! J’en serais peut-être morte aussi ; et si la terre noire n’eût pas voulu de moi, je restais du moins votre veuve avec l’éternel deuil au cœur d’un amour auquel j’aurais cru. Mais votre fièvre a rêvé tout haut, trop haut pour mon bonheur, puisque, hélas ! je l’ai entendue. De l’or, des diamants, la chèvre, la clochette… Et toute une longue nuit qui me semblait ne devoir plus finir, à votre chevet, sur vos lèvres où j’épiais, heureuse, un souffle de vie, j’ai cueilli, syllabe par syllabe, cette douloureuse et humiliante certitude qu’aimé de moi, le sachant, vous ne m’aimiez pas. »

Elle était belle ainsi et digne de tous les désirs, cette fière enfant, en qui un dépit passionné éveillait la femme.

J’essayai de baiser ses mains, je les mouillai de larmes qui n’étaient point feintes.

Elle me repoussait, secouant la tête doucement, avec une obstination désolée.

— « À quoi bon ? puisque je sais, puisque tout est fini, puisque, même disant la vérité, je refuserais de vous croire. »

L’absolu du décret me révolta, et ce sentiment de révolte éveilla en moi quelque courage.

— « Écoutez-moi, Norette, je serai franc ! Ce que je vais avouer, je vous l’avouerais à genoux, si ma blessure le permettait et si tant de coques d’oursins ne jonchaient la cale. Oui, une série de hasards étranges, parmi lesquels, en premier lieu, ma trouvaille de la clochette, m’ont fait deviner, oh ! sans préméditation de ma part, et votre origine orientale, et le secret par vous possédé du trésor des rois de Majorque. Le trésor, j’y croyais à peine quand je vous connus. Peu à peu, je m’habituai, sans réfléchir, à vous confondre tous les deux, le trésor et vous, dans les mêmes vagues projets de conquête. Pourquoi ne vous l’avoir point dit ? Mon silence fut mon seul crime ! Crime involontaire que j’expie, puisqu’il me coûte votre amour. Mais s’il est vrai que vos paroles d’aujourd’hui présagent une séparation éternelle, je jure ici, devant Dieu, en présence de Ganteaume, que nul calcul ne guidait mes pas, quand je suivais le torrent pierreux qui me conduisit au Puget-Maure ; je jure que, la première fois que je vous vis, prêt à vous aimer déjà, Norette ! j’ignorais, certes, l’existence et le nom même de la Chèvre d’Or. »

Il y avait, dans mon plaidoyer, un peu de vérité avec beaucoup de mensonge, mais les faits étaient si lointains et mes sentiments tellement transformés depuis, que mensonge et vérité pouvaient, en conscience, se confondre.

Norette songeait : — « S’il croyait pourtant dire vrai ? »

Moi : — « Si pourtant elle feignait de me croire ? »

Deux amants sont bien près de s’entendre. quand leurs désirs ont de ces muettes complicités.

Mais Norette ne céda point.

Ganteaume, fort troublé de tous ces discours, avait, en quelques coups de rame, doublé la pointe d’un petit cap dont la masse, aride et blanche près du flot, coiffée de myrtes à sa cime, nous mettait à l’abri des regards.

— « Vous ne vous êtes pas trompé, le trésor existe, continuait Norette. Depuis la défaite et l’embarquement, le secret en resta dans notre famille. Longtemps conservé par tradition, c’est au quatorzième siècle seulement qu’un de nos arrière-grands-pères, maître Michel Gazan, astrologue et médecin de la reine Jeanne, fondit et grava, de peur qu’à la fin ce secret ne se perdît, le fameux talisman figurant une clochette à la mode sarrasine… Prenez-le, prenez, le voici ! rouge de votre sang comme quand vous l’avez arraché à Galfar.

« Prenez donc ! Pourquoi hésiter ? n’aurez-vous pas ainsi tout ce que vous désiriez de Norette ? »

Je pris la clochette. Norette pâlit ; mais un éclair de joie illumina l’œil mélancolique de Ganteaume. Accepter le trésor, c’était renoncer à Norette. Et, moi faisant cela, Ganteaume pouvait espérer.

Je m’étais dressé. La clochette d’argent, reluisante, tremblait un peu entre mon index et mon pouce, et le soleil, les reflets de l’eau, allumaient des turquoises et des diamants aux intailles de l’inscription en arabesque qui courait autour de ses bords.

À ce moment, j’aurais pu la lire ; mais une larme, venue je ne sais d’où, troublait ma vue, et c’est ce qui m’en empêcha.

— « Alors, demandai-je à Norette, ceci nous sépare éternellement ?

— Éternellement ! répondit-elle.

— Rien ici-bas ne vaut l’amour. Pourquoi attrister notre vie de ce qui empêche d’aimer. La mer, sous la barque, est profonde, je n’ai qu’à desserrer les doigts pour que le secret de la Chèvre d’Or s’y ensevelisse pour toujours.

— Vous êtes le maître ! » soupira Norette.

Je tins la clochette encore un instant suspendue ; puis, me penchant, je desserrai les doigts. Lentement, doucement, comme à regret, la clochette descendit, se balançant, et, blanche étoile qui se meurt, finit par disparaître sous les profondeurs de l’eau transparente. Les trésors du roi de Majorque rejoignaient ceux de patron Ruf.

Du haut du cap, parmi les myrtes, M. Honnorat nous criait :

— « Allons, les enfants, la brise creuse, et Tardive a déjà servi la bouillabaisse ! »

Ganteaume, le plus misérable, ayant perdu amour et trésors, mêlait l’averse de ses pleurs aux gouttes rejaillies dont s’emperlaient les rames.

Mais Norette était dans mes bras, et, tout au divin égoïsme de l’amour, nous ne voyions pas les pleurs de Ganteaume.