Lemerre (p. 235-241).


XLVIII

pêche à l’oursin


Cependant patron Ruf s’impatientait.

— « À la fin, t’avanceras-tu, méchant mousse, voilà deux heures qu’on t’espère ? »

Je crus d’abord qu’il s’adressait à Ganteaume. Mais aussitôt patron Ruf ajouta :

— « Le Tonnerre de Dieu me cure, on ne fera jamais rien de cet animal ! »

Je m’étonnai que le brave patron Ruf, si réfléchi, de si bonnes manières, parlât ainsi, surtout à son fils. Mais je m’aperçus qu’il riait en dessous, malgré qu’il fît la grosse voix, et compris que sa colère était feinte.

Un homme à barbe grise sortit des tamaris. Il tenait de chaque main une dourgue vernissée qu’il venait de remplir à la source, et, quoique vêtu en simple matelot, il portait la rosette rouge à la boutonnière.

— « C’est vous, colonel ! s’écria M. Honnorat. Quel bon vent, quel heureux hasard ?… »

Mais patron Ruf ne donna pas au colonel le temps de répondre.

— « Allons, mousse, passe-moi la dourgue, et plus vite que ça, la langue me pèle ! »

Le mousse de cinquante ans passés, officier de la légion d’honneur, passa la dourgue. Patron Ruf avait l’air de s’amuser beaucoup. Il fit semblant de se calmer après avoir bu un coup d’eau fraîche, et le mousse colonel put nous donner des explications.

Ils étaient comme cela, dans Antibes, une douzaine de vieux officiers en retraite qui subissaient la même destinée que lui.

Pris de la folie de la mer, passant les trois quarts de leur vie sur l’eau, ces terriens, pour échapper aux tyrannies d’un règlement qui n’est pas doux à l’endroit des marins amateurs, et se soustraire, une fois pour toutes, aux vexations et aux amendes du terrible commissaire du port, avaient résolu de prendre le brevet de patrons pécheurs.

Mais, avant d’être patron, il faut, selon l’ordonnance de Colbert, toujours en vigueur sur nos côtes, avoir fait son stage de mousse.

Et ils faisaient leur stage de mousse avec sérieux, les braves gens, chez des patrons amis qui voulaient bien d’eux. Les patrons, naturellement, les traitaient en mousses.

— « Pour ma part, disait philosophiquement le colonel, je n’ai pas encore trop à me plaindre. Patron Ruf crie, mais il est bon homme. J’en sais qui sont tombés plus mal. »

À ce moment patron Ruf se remit à tempêter :

— « La fiole d’huile, les paniers, les rames.

— À vos ordres, voilà ! Le patron se fâche, embarquons. »

J’étais un peu surpris de ne pas voir le moindre filet dans le bateau.

— « Avec quoi diantre pêche-t-on les oursins ?

— Patience ! nous trouverons, dans les canniers de Vau-Méjane, plus d’engins qu’il ne nous en faut.

En effet, comme nous longions Vau-Méjane, le colonel, tout à ses devoirs de mousse et bien qu’un peu humilié par la présence de Norette, prit terre bravement et coupa, dans une haie de roseaux échevelés et frémissants, plusieurs cannes de belle longueur.

Puis, s’étant rembarqué, il dépouilla les cannes de leurs feuilles, il les fendit en quatre par un bout, il introduisit dans ce bout, pour tenir les quatre sections écartées, un caillou rond ramassé exprès sur la plage ; il tailla, ficela, cira, et se trouva avoir fabriqué, de la sorte, des ustensiles assez pareils aux cueilloirs à fruits dont se servent les jardiniers.

Le mieux réussi fut pour Norette.

Pendant cette importante opération, patron Ruf, aidé de Ganteaume et employant tantôt la voile, tantôt la rame, nous avait doucement conduits à l’endroit désiré.

Sur un fond de roches et d’algue, à travers l’eau d’un vert lumineux, on voyait se promener les oursins, lentement, un peu de côté, à l’aide de leurs piquants mobiles, en sorte qu’on eût dit de gros marrons vivants hérissés dans leur coque.

Il ne nous restait plus qu’à les cueillir, ce qui, au premier abord, paraît simple.

Vous plongez le roseau dans l’eau, vous visez l’animal : maintenant, foncez, ramenez… Eh ! mais pas déjà si facile que cela ! M. Honnorat, Ganteaume et Norette ont la main à cet exercice et manquent rarement leur coup. Le colonel et moi nous le manquons à chaque fois. C’est le diable que de diriger sous l’eau, à près de deux brasses, un roseau que la réfraction vous fait paraître cassé en deux.

Je m’aveugle, couché sur le ventre, à scruter ces claires profondeurs, scintillantes, pénétrées de soleil, où roulent des émeraudes fondues.

Victoire ! fourrageant à tort et à travers, enfin mon roseau remonte avec un oursin au bout. Un oursin bleu, hélas ! Au lieu d’être couleur d’acajou, le mien, à chacune de ses pointes, lesquelles ne piquent pas, porte une perle de turquoise du ton le plus délicat.

Très joli à voir l’oursin bleu, mais d’un goût positivement détestable.

Tous me raillent pour ce bel exploit, et Norette plus que les autres. Mais patron Ruf prend pitié de moi ; il me relève de mes fonctions de pécheur et me confie la fiole à huile.

La brise s’est levée, la mer commence à rire, et l’on voit trouble au fond de l’eau. Avec une barbe de plume, suivant l’immémorial usage que les Provençaux tiennent des Grecs, j’asperge de quelques gouttes d’huile les vagues autour de la barque. L’huile s’étale, les vagues s’effacent, et la mer, au milieu des flots remués, redevient, sur un espace de quelques pieds, unie comme une glace légèrement irisée.

Des oursins, et puis des oursins ! Les douzaines succèdent aux douzaines. Enfin patron Ruf dépose sa lance, allume une pipe et déclare qu’en voilà de reste et qu’il se fait temps de déjeuner.

Neuf heures, le soleil est déjà haut. On débarque, on s’installe à l’ombre sous une roche grise et lavée que parsèment des aiguilles de pin.

Là-bas, au loin, par delà le golfe, la côte arrondit sa noble ligne entre la mer d’azur et les Alpes violettes dentelées de neige. Paresseuse, la mer soupire. Les pins répondent à la mer.

Alors, oubliant les oursins, regardant Mlle Norette toujours impassible et hautaine, je me mets à envier le colonel. Il ne songe point aux amours ; un encouragement de patron Ruf est plus doux à son cœur que tous les sourires de Norette ; et je voudrais, comme lui, être mousse, oui ! bon vieux mousse à barbe grise avec l’ami Ruf pour patron.