Lemerre (p. 259-264).


XI

le dernier secret de norette


Peut-être aurais-je pu, me dispensant d’écrire ces dernières pages, m’arrêter à la minute heureuse qui, sous les rocs blancs d’Aygues-Sèches, jeta Norette dans mes bras.

Mais cette mort de M. Honnorat se rattache précisément, et de façon assez singulière pour moi, à l’histoire de la Chèvre d’Or.

— « Ayez bien soin de mes semis ? » m’avait dit avant d’expirer, et presque comme recommandation dernière, le brave homme, jusqu’à la fin préoccupé de sa manie.

Ces paroles, longtemps oubliées, me revinrent un jour en mémoire. Février finissait, des fleurs naissaient sur les collines, et des brins de gazon luisaient parmi les rocs, annonçant le printemps si bref et si enivrant de Provence.

Tandis que Norette, mère avec emphase, promenait au jardin l’Héritier : « Allons voir, me dis-je, où en sont les semis du grand-père. »

Les semis n’avaient pas bougé ; peut-être fallait-il, afin de leur donner un peu d’air, gratter légèrement le sol de la pépinière ?

Je pénétrai donc, pour la première fois, sous une voûte basse, creusée dans les fondements de ma tour et défendue par un vitrage, sorte de cave à prétention de serre, où M. Honnorat remisait ses outils.

Des limaces s’y promenaient, et les murs exhalaient cette odeur de terreau humide et de moisi que connaissent bien les amateurs d’horticulture.

Je ne voulais que prendre la binette, une curiosité ironiquement émue m’arrêta.

Le long du mur, sur des étagères, des paquets s’alignaient avec leurs étiquettes : ClairetMuscatGrec à grains doubles, toutes les variétés que M. Honnorat comptait voir pousser et mûrir dans ses domaines du Puget-Maure.

Un des paquets, celui du Grec à grains doubles, me parut de parchemin, et quelle ne fut pas, en l’ouvrant, ma surprise, de reconnaître, avec sa couleur jaune et ses lettres pâlies, un feuillet du livre de raison.

D’où venait-il et qui l’avait lacéré, ce livre de raison, avant l’hécatombe pieusement sacrilège opérée par l’abbé Sèbe, à la demande de Mme Honnorat Gazan ? Quelque main ignorante, celle de Saladine ? Peut-être aussi le feuillet était-il celui que Mme Honnorat voulut garder, et, mourante, fit arracher par Norette.

En tout cas, voici ce que disait la feuille par miracle échappée :

…Et comme, sans compter les sanglantes inimitiés fomentées entre parents et frères, cette Cabre d’Or ne se plaisait qu’en lieux périlleux, balmes sauvages ou précipices, quiconque eût tenté, la suivant, conquérir le trésor sarrasin des rois de Majorque, s’exposait à de sûres morts. Aussi, pendant mille ans et plus, aucune fille, soit des Galfar, soit des Gazan, soit de tel autre cousinage, ne voulut, par crainte des dangers à courir, rien révéler touchant lesdits trésors, ni à celui qui l’avait épousée, ni à personne autre qu’elle aimât.

Il est même certain qu’au temps du roi René d’Anjou, dame Guiraude Gazan, violemment sollicitée à ce sujet par le sien mari, qui était homme fort dépensier et grand joueur, lui répondit : « Prenez mes bijoux et vendez-les, si l’or vous manque, mais je tiens encore bien trop à vous, malgré votre méchante vie, pour mettre en vos mains un secret qui a déjà coûté tant de malheurs. »

Et le mari toujours la pressant, après s’être seule enfermée dans sa chambre ronde de la tour, elle jeta au feu noblement, et d’un fier courage, le talisman, qui était fait d’une clochette en argent fin, avec un collier de bois comme on les met au cou des chèvres, le tout travaillé curieusement et couvert de mystérieuses écritures.

La clochette ne fondit point et se retrouva dans les cendres ; mais, le collier ayant brûlé, les trésors avec lui partirent enfumée. Car l’inscription avait été si industrieusement combinée, que moitié s’en trouvait dessous la clochette et moitié dessus le collier, de sorte que, avoir l’une des parts sans posséder l’autre, c’était tout comme n’avoir rien.

C’est ainsi, concluait le naïf document, que dame Guiraude, volontiers, perdit le secret de la Chèvre, le destin des femmes dans notre famille étant, dit un proverbe, de maintenir leurs maris pauvres, par faute de trop les aimer.


En me voyant sortir de la serre, par le vitrage de laquelle il lui était facile de m’épier, Norette, pourtant attristée, n’a pu s’empêcher de sourire.

Pourquoi ? Aurais-je été sa dupe ? Se serait-elle, par besoin de malice féminine, et pour jeter sur notre ingénu roman d’amour un vague reflet d’héroïsme, simplement amusée de moi à propos de la Chèvre d’Or ?

Bien des détails qui, maintenant, me reviennent en mémoire, son sourire, la découverte du fragment de parchemin, précisément dans un endroit où Norette savait bien que je le trouverais un jour ou l’autre, pourraient le faire supposer.

Mais non !

Norette n’a jamais songé à déchiffrer ces pages jaunies ; Norette croyait, comme j’y croyais, au trésor gardé par la Chèvre : et c’est de bonne foi tous les deux, d’un même élan de cœur, avec le même enthousiasme, que, le jour de la pêche à l’oursin, dans la calanque d’Aygues-Sèches, Norette, pour être sûre que je l’aimais, moi, pour prouver que j’aimais Norette, nous renouvelâmes, en le complétant, le sacrifice de dame Guiraude.

Au surplus, tout est bien mieux ainsi : les légendes, comme les amours, gagnent à garder leur mystère !


FIN