Lemerre (p. 222-225).


XLV

toujours les songes


Oh ! j’ai obéi, j’ai attendu. Maintenant très riches, très heureux, grâce à la Chèvre fantastique et à ses inépuisables monceaux d’or, nous réalisons, Norette et moi, des choses extraordinaires.

D’abord le Puget-Maure a été passé, de fond en comble, au lait de chaux, et reluit, quand le soleil donne, comme un diamant sur son pic. Comblés des libéralités de Norette, les habitants sont devenus autant de petits seigneurs et ne braconnent plus que pour leur agrément. M. Honnorat, toujours maire, mais qui désormais fume ses pipes en costume turc, a eu l’idée ingénieuse de placer à l’entrée du village un écriteau portant ceci :


ARRÊTÉ MUNICIPAL
La pauvreté est interdite sur le territoire
de la commune


C’est Peu-Parle, aidé du bon gendarme, qui ont charge de traquer les délinquants. Ils les appréhendent sans pitié et ne leur permettent le séjour qu’à la condition d’accepter des habits neufs et une bourse abondamment garnie. Ceux qui font les méchants et refusent sont illico reconduits à la frontière.

Pour le quart d’heure, un certain égoïsme me tient, et je m’occupe surtout de Norette, c’est-à-dire de moi-même.

J’ai relevé pour elle, en élégant style mauresque, au milieu des précipices et des rocs, le château dans les débris duquel nous cueillîmes les fleurs de la Reine. Norette est reine, reine des Bohémiens ; elle a des robes brodées de perles et de rubis, elle se pare de bijoux étranges. Saladine la sert : seulement Saladine est négresse et s’appelle Sara, ce qui, d’ailleurs, n’a l’air d’étonner personne.

J’oubliais de dire que Misé Jano — entre nous, c’était bien elle la Chèvre d’Or, et l’autre matin, l’ayant arrêtée par les cornes, je me suis étonné de la lourdeur et du froid métallique de sa toison. — oui ! j’oubliais de dire que Misé Jano habite, au fond d’un jardin égayé de jets d’eau chantant dans des bassins de marbre et planté d’arbres d’Orient, un délicieux pavillon à jour ; et que chaque dimanche l’abbé Sèbe nous dit la messe, dans une chapelle coiffée d’une calotte en briques peintes et qui a ses cloches dans un minaret.

Au surplus, je compte mettre la fortune dont le destin m’a fait comptable, au service de la France et de l’Humanité. Je médite de grands projets. Mais j’attends, avant l’exécution, la présence de Ganteaume qui a des idées là-dessus.

Car seul Ganteaume manque au Puget. Ganteaume est parti sur Arlatan pour aller retrouver, là-bas, en Petite-Camargue, patron Ruf et Tardive. Mais ils doivent revenir tous les trois, bientôt. Un signal annoncera que leur galère est mouillée à la calanque d’Aygues-Sèches. Nous la chargerons de pierreries, je m’embarquerai avec Norette et nous ferons le tour du monde…

Au milieu de mes rêves, c’étaient là, je m’en rends compte maintenant, des rêves causés par la fièvre, parfois une angoisse se mêlait, comme la douleur lancinante de quelque blessure mal fermée. Alors m’apparaissait Galfar, un Galfar méchant, ironique, dont le sourire me glaçait.

Puis l’angoisse, la douleur cessaient pour faire place de nouveau à la féerie des visions, visions de puissance, de vie noble et libre généreusement promenée, avec l’amour pour compagnon, à travers les océans bleus, le long de côtes fortunées, où des groupes de villes blanches, des palais aux vives couleurs se cachent parmi les palmiers.