Lemerre (p. 55-58).


XI

clavette et clochette


Il paraît qu’en rangeant le léger bagage rapporté du Bacchus navigateur par Ganteaume, Mlle Norette s’est montrée fort surprise de découvrir, au milieu de mes livres et de mes papiers, la fameuse clavette en ivoire.

Elle a interrogé Ganteaume qui ne lui a rien appris sinon que la clavette m’appartenait. Maintenant elle voudrait savoir comment cette clavette est arrivée dans mes mains.

Je raconte alors très simplement à Saladine la rencontre que j’eus de l’étonnante chèvre jaune qui me fit tant courir tout le long du vallon, il y a trois jours, le soir même de mon arrivée.

— « Mais c’est Jeanne que vous avez rencontrée !

— Jeanne ?

— Oui, Misé Jano, la chèvre de Mlle Norette, notre chèvre, qui précisément, ce jour-là, après avoir, tant elle est malicieuse, arraché avec ses cornes le piquet qui l’attache au pré, rentra, son collier de travers, prêt à tomber, la lanière pendante, ayant perdu clavette et clochette. Voilà bien maintenant la clavette, mais c’est la clochette qu’il faudrait. Mlle Norette a pleuré, et M. Honnorat, s’il apprend cela, risque d’en faire une maladie… Une clochette en argent, monsieur, que, depuis des cents et cents ans, les Gazan ont dans leur famille ? Si vous vous rappeliez l’endroit ? on pourrait, des fois, la retrouver… »

Alors, à son tour, timidement, Mlle Norette, qui attendait dans l’escalier le résultat de l’ambassade, s’est approchée.

— « Surtout, monsieur, je vous en prie, que mon père n’en sache rien. »

La nuit tombait. J’ai promis de retourner au vallon dès l’aube première pour essayer de reconnaître le buisson que traversait la chèvre, quand, dans la nuit, il me sembla entendre quelque chose tinter.

Et ce matin je suis retourné au vallon. Singulier prélude à mes travaux savants que cette recherche d’une clochette égarée !

Heureusement le bloc de porphyre rouge sur lequel s’est un instant posée la chèvre pourra servir à me guider.

Voici bien le buisson, l’endroit où tomba la clavette, et, en bas d’une pente rocheuse, polie au passage des paysans et de leurs bêtes, le trou d’eau où la clavette a dû rouler.

Quelque chose de blanc tremblait au fond : c’était la clochette.

Je l’ai retirée ruisselante, et tout de suite j’ai compris l’importance que M. Honnorat et Mlle Norette attachaient à sa possession.

Cette clochette, curieusement ouvragée dans le goût sarrasin, portait, en ourlet sur l’extrême bord, une manière d’arabesque que je pris d’abord pour un pur caprice ornemental, mais qui, plus attentivement examinée, me parut constituer une étrange inscription en grec très ancien mêlé de caractères coufiques.

Le tout me parut rentrer avec un singulier à propos dans le cadre de mes études.

Je songeais donc à transcrire l’inscription, me réservant, car je m’entends un peu en cryptographie, de la déchiffrer à loisir, quand Mlle Norette est arrivée. Sa chèvre jaune la suivait, pareille d’ailleurs à toutes les chèvres et nullement fantastique au grand jour.

Mlle Norette m’a repris la clochette, riant et me remerciant ; elle l’a suspendue au cou de Misé Jano qui aussitôt s’est mise à courir devant sa maîtresse vers le village.

M. Honnorat grondait lorsque nous rentrâmes.

— « Est-ce raisonnable, Norette, de fier ainsi cette clochette d’argent à la chèvre ? Un jour ou l’autre tu peux la perdre !

— Tu vois bien, père, qu’elle n’est pas perdue.

— Sans doute ! mais des gens l’ont vue. Cela fait toujours parler les gens. »

Et, de sa voix doucement entêtée :

— « J’aime assez faire parler les gens ! » disait Norette.