Lemerre (p. 50-54).


X

installation dans la tour


Oui ! une enfant, cette Mlle Norette. Tout à fait une enfant : ses yeux le disent, que rien ne semble inquiéter, très noirs, malicieux et doux, innocemment ouverts sur la vie.

Elle est femme par la volonté.

Ayant perdu sa mère à douze ans, entre un père ami du repos et la rugueuse Saladine, depuis c’est elle qui gouverne. Oh ! sans paraître commander. Seulement, avec ses airs de bon tyran, M. Honnorat ne fait que ce qu’elle a bien voulu approuver d’avance, et, malgré ses colères et ses cris d’aigle, Saladine elle-même lui obéit.

Mlle Norette a dû vouloir que je m’installe au château, car M. Honnorat, à force d’instances, m’y a décidé : ce matin, Saladine me déménage.

Il paraît que le Bacchus navigateur, avec ma chambre attenante à la salle commune, et toujours pleine, par les trous de la cloison, du bruit des joueurs et du bourdonnement des mouches, n’était pas un logis convenable pour moi.

— « Et puis, me dit M. Honnorat, que penseraient les gens s’ils savaient que je laisse à l’auberge, comme des colporteurs ou bien des comédiens, le fils et l’ami de patron Tuf ? »

J’ai donc quitté le Bacchus navigateur où je continuerai pourtant à prendre mes repas avec Ganteaume.

M. Honnorat nous offre, à Ganteaume et à moi, toute une tranche de sa tour.

La chose au Puget n’a rien qui choque. Habiter sous le même toit, même quand sous ce toit est une jeune fille, n’implique pas l’intimité. Les maisons ont souvent trois, quatre propriétaires ; chacun occupe son coin sans s’inquiéter du voisin, et, en cas de procès, on ne se reconnaît pas toujours aisément dans l’enchevêtrement des étages.

Un peu haut peut-être le retrait qui m’est destiné, mais charmant, comme fait pour moi.

Les archives sont au-dessus, dans une manière de galetas, ce qui rendra commodes mes recherches.

Et, pour ne pas perdre de temps, tandis que j’écoute, à travers le plancher, Saladine et Norette, l’une grondant, l’autre riant, remuer des meubles, j’ai passé toute une après-midi délicieuse à secouer ces papiers jaunis, ces parchemins recroquevillés d’où monte le parfum des âges. Plusieurs chartes que je me réserve d’étudier. Un terrier de 1400 où les noms de lieux sacrilègement travestis par nos employés au cadastre, les noms de famille disparus, apparaissent dans leur originelle vérité sous l’écorce d’un rude provençal paysan ou d’un latin naïvement barbare.

Après le galetas, il y a la terrasse : terrasse à la mode du pays, bordée d’un haut parapet en bâtisse qui va diminuant, suivant la pente du toit dallé, de façon qu’à l’extrémité de la pente on puisse s’accouder pour voir le paysage et que, sur les trois autres faces, on trouve toujours un coin d’ombre fraîche en été, un coin de soleil en hiver.

Perché comme un guetteur, je pourrais au loin voir passer patron Ruf et sa voile blanche.

Un ruisseau chante sous la tour. Des sources invisibles, filtrant au pied du rocher, l’alimentent. Mais à cent mètres, le ruisseau cesse de luire dans le lit pierreux du vallon, tari tout de suite qu’il est par les saignées qu’y pratiquent les propriétaires d’une infinité de jardinets dont les muraillettes en pierre sèche vont dégringolant la montagne.

Ici on se rend très bien compte, topographiquement, de l’histoire du Puget-Maure.

Au temps jadis, avant les défrichements et les cultures, l’eau des sources devait descendre abondante jusqu’à la mer ; et l’aride calanque d’Aygues-Sèches servait alors d’aiguade aux marins.

Peut-être les Phéniciens et puis les Grecs eurent-ils là un petit port ? Mais à coup sûr les Sarrasins connurent la plage et y abritèrent leurs barques légères. Plus tard seulement ils montèrent et s’établirent au Puget demeuré tel qu’ils l’ont bâti, avec ses rues en escaliers où les maisons penchantes s’entre-baiseraient si, de loin en loin, une voûte, un arceau n’y mettaient bon ordre.

Gardent-ils quelque vague souvenir de leur origine, ces hommes qui, là-bas, leur travail fini, devant la vieille maison commune, contemplent obstinément, dans l’espérance de je ne sais quoi qui doit venir, la mer, le chemin bleu de l’antique patrie oubliée ?

Un « Monsieur ! hé ! Monsieur ! » interrompt mes réllexions archéologiques.

C’est Saladine inquiète, affairée, qui s’avance vers moi, se retournant pour voir si quelqu’un ne la suit pas.

Pourquoi ces airs mystérieux, et que peut bien me vouloir Saladine ?