Lemerre (p. 45-49).


IX

les papillons blancs


— « Norette ! Norette ! » criait, de son creux d’ancien caboteur, M. Honnorat debout au pied de la tour. — « Norette !… » Mais Norette ne répondait point.

— « Ah ! vous pouvez bien l’appeler jusqu’à demain, interrompit une voix irritée, mademoiselle a quitté le four, me laissant seule, avec tout le souci, aussitôt la fougasse faite. Maintenant Mademoiselle est sous les toits, à son grainage ; et quand Mademoiselle est à son grainage, le Père Éternel pourrait tonner qu’elle ne se dérangerait pas. »

La personne qui, sans qu’on l’en priât, se mêlait ainsi à la conversation, suivant le patriarcal usage de Provence, était une grande femme maigre et sèche en qui tout de suite et même avant que M. Honnorat ne lui eût dit : « Posez donc vos pains pour vous fâcher plus à l’aise, Saladine ! » j’avais deviné, aussi dévouée que tyrannique, la gouvernante du château des Gazan.

Sur sa tête, classiquement couronnée du petit coussin rond des cariatides, elle portait en équilibre une large planche couverte de pains fumants et tenait sous le bras, dans une serviette, un de ces gâteaux minces, faits avec la pâte du pain que les ménagères étalent, le picotant du bout des doigts et l’arrosant d’huile, devant la gueule ouverte du four.

— « Voilà ! soupirait M. Honnorat, voilà ce qu’il nous aurait fallu pour faire passer le muscat. On y pensera une autre fois ; goûtons-y tout de même en attendant. »

Je rompis un angle et déclarai, sans avoir besoin de mentir, la fougasse délicieuse. M. Honnorat, lui, ne se prononçait pas :

— « On y a peut-être épargné l’huile ?… » Mot imprudent qui aussitôt redéchaîna les fureurs de Saladine.

— « Épargné l’huile ? si vous pouvez dire ! La bouteille entière y a passé, une bouteille d’huile vierge dont chaque goutte vaut son pesant d’or. Seulement nous avons trouvé là cinq ou six femmes qui cuisaient, et Mlle Norette, comme toujours, a voulu arroser leur fougasse. C’est un gaspillage, un massacre. Ah ! quand la pauvre Madame Gazan vivait !… »

M. Honnorat m’avait pris par le bras :

— « Je connais Saladine. Elle en a encore pour une bonne petite heure à tempêter : sauvons-nous sous les toits, vous verrez grainer, c’est intéressant. »

Un escalier noir, un palier noir ; puis une porte qui s’ouvre, et, dans le carré clair de la porte, un fourmillement d’argent et d’or.

— « Mademoiselle Gazan… l’ami de patron Ruf… »

Instinctivement, je salue ; et, la première surprise des yeux passée, je regarde autour de moi et me rends compte.

Nous sommes au grenier, un grenier où de toutes parts le soleil entre comme chez lui.

L’or, c’est des chapelets de cocons suspendus à des barres transversales et si serrés qu’ils forment tenture ; l’argent, des papillons blancs accrochés le long des cocons.

Prudemment, baissant la tête pour ne rien heurter, nous pénétrons dans le sanctuaire à la suite de Mlle Norette et de Ganteaume qui, depuis hier, s’est constitué son page.

M. Honnorat me raconte que Mlle Norette, la soie étant à vil prix et la graine au contraire se vendant très cher, a eu l’idée de faire exclusivement du grainage. Elle y réussit, paraît-il. L’argent qu’elle gagne est pour elle. De tout temps, dans les familles de bonne bourgeoisie, l’élevage du ver à soie a été considéré comme occupation noble à laquelle on peut se livrer sans déchoir. La graine du Puget-Maure est recherchée, car on ne fabrique pas de bonne graine partout. C’est un travail d’attention et de conscience. Il faut trier les cocons avec grand soin ; il faut examiner au microscope, suivant la méthode Pasteur, les papillons douteux ou malades…

Et le voilà qui m’explique tout en détail : les cocons de choix mis en chapelets, en filanes, délicatement, l’aiguille dans la bourre, sans qu’elle offense le cocon ; les papillons qui sortent, mâles et femelles, la femelle immobile, attendant, le mâle frissonnant du corps et des ailes ; comme quoi les uns s’accouplent d’eux-mêmes, comme quoi il faut marier les autres et après cela les démarier, noyant les mâles inutiles désormais, tandis que les femelles, sur un cadre garni de toile, pondent leurs œufs, la graine ! pareils à un semis serré de petites perles incolores d’abord, puis jaune paille, puis violettes, puis gris de plomb. D’autres ont des procédés compliqués, des sacs en mousseline, des casiers où chaque cocon est isolé. Lui s’en tient aux procédés simples…

Mais je ne l’écoute que vaguement.

Je regarde Mlle Norette, brune, frêle, presque une enfant, sauf la précocité orientale du corsage, Mlle Norette qui s’est remise au travail, et, souriante, sans penser à mal, avec une ingénue chasteté, une cruauté ingénue, de ses fins doigts ambrés, marie et démarie les papillons femelles dont visiblement le cœur s’ouvre, les mâles tout vibrants d’une palpitation de désir.