Lemerre (p. 16-22).


IV

patron ruf


Patron Ruf, en réalité, vit de sa pêche que Tardive, montée sur Arlatan, va deux ou trois fois par semaine vendre à la ville. Mais son orgueil est d’être corailleur.

Ne devient pas corailleur qui veut ! Le titre se transmet de père en fils, et les membres de la corporation, une fois reçus, jurent le secret.

Un triste métier, paraît-il, que celui de mousse apprenti. Patron Ruf a passé par là, restant des journées entières au fond du bateau — pendant que l’équipage, avant de promener le filet-drague dans les hauts-fonds, s’orientait, pour reconnaître les endroits propices, sur quelque rocher remarqué, quelque ensignadou de la côte — et ne respirant guère que le soir, quand, la journée finie, le bateau amarre, il s’agissait de chercher de l’eau, de ramasser du bois et de faire la bouillabaisse.

À seize ans, patron Ruf avait été initié. Et maintenant encore, dès que les mois d’été arrivent, le diable ne l’empêcherait pas d’aller rejoindre la flottille des Confrères au cap d’Antibes. Expéditions mystérieuses où l’on emporte deux, trois jours de vivres, où l’on feint d’embarquer pour Gênes, la Corse, la Sardaigne, bien qu’en somme on ne perde guère la terre de vue.

Juin approchant, patron Ruf parle de partir, d’emmener cette fois Ganteaume.

Mais Tardive gardera Ganteaume, et c’est là leur seule querelle.

En attendant, patron Ruf m’a pris pour second. Tous les matins nous filons au large jeter le gangui ou bien tendre les palangrottes.

Hier, la mer est devenue grosse subitement.

Un peu de mistral soufflait ! nous avons dû, au retour, tirer des bordées.

Patron Ruf tenait la barre et ne parlait pas. Ganteaume courait pieds nus sur le plat-bord, tout entier à sa voile et à ses cordages. Et tandis que les grandes lames, lentes et lourdes, se déroulaient sous le soleil pareilles à du plomb fondu, je m’amusais, passager inutile, à regarder la côte aride, les collines échelonnées montant ou s’abaissant les unes derrière les autres selon que la bordée nous rapprochait de la rive ou bien nous ramenait au large.

À la cime d’un pic, dans le soleil, une tache blanche brillait. Je demandai : — « Est-ce un village ? » — Le Puget… répondit patron Ruf sans lâcher sa pipe. — Le Puget-Maure ! » ajouta Ganteaume.

L’aspect du lieu, ce nom sarrasin, surexcitaient ma curiosité savante. J’aurais voulu d’autres détails. Mais patron Ruf, furieux d’un coup de barre donné à faux, s’obstinait dans sa taciturnité : malgré mon impatience, je dus me résigner et attendre que la belle humeur lui revint avec le beau temps. Aujourd’hui le vent a augmenté.

Au cagnard, entre deux buttes de sable tiède où le vif soleil des jours de mistral allume des paillettes, nous causons, patron Ruf et moi, tandis que là-bas Tardive cuisine et que Ganteaume vagabonde sur la plage ramassant, pour me les montrer, des coquilles, des os de seiche, des pierres ponces, et les épis d’algue feutrés en boules brunes que rejette au milieu de flocons d’écume la grande colère de la mer.

Dans nos conversations, c’est généralement de politique qu’il s’agit.

Grave, rasé, l’air d’un Latin, patron Ruf, plus que jamais, maintient la République. Paris le préoccupe beaucoup. Il en admire les grands hommes. Et n’ayant guère pour lecture qu’un vieux Plutarque dépareillé, il se figure Paris comme Rome ou Athènes. Il possède dans sa cabane un buste en plâtre de Marianne qu’il appelle sérieusement la déesse et qui fait pendant à une sainte Marthe domptant la tarasque, que Tardive apporta de Tarascon. Les jours de fête, Tardive partage ses fleurs entre sainte Marthe et Marianne. Parfois aussi elle se révolte :

— « Eh té ! qu’est-ce qu’elle peut nous donner de plus ta République ? N’avons-nous pas une maison, un bon bateau, un bel enfant ?… » À quoi patron Ruf répond : — « Tout le monde n’est pas comme nous. Il y a des pauvres dans les grandes villes. Les femmes ne comprennent pas ça ! La gloire de la République, c’est de songer au sort des pauvres. »

Pour une fois cependant nous laissons la politique tranquille. Encore préoccupé de notre traversée d’hier, j’ai remis sur le tapis ce village du Puget-Maure, entrevu de loin et si étrangement perché.

— « Drôle d’idée de vouloir vous perdre dans ce paradis des couleuvres. Le Puget n’est même plus un village. Il y a cent ans, je ne dis pas. Mais depuis, ce qu’il pouvait rester de bon là-haut, terre et habitants, est descendu en plaine. Le roc seul persiste, avec une vingtaine de familles qui font semblant de cultiver ce que la pluie a laissé dans les creux. Et quelles familles ! des gens à figure de bohémiens qui ne se marient qu’entre eux, par fierté, disent-ils, mais aussi par misère. Tout ce vilain monde n’aurait qu’à mourir de sa belle faim. Seulement les femmes, un peu sorcières, vont à la ville les jours de marché vendre des fromageons et des plantes de montagne. Les hommes, eux, braconnent malgré les gendarmes, et la poudre ne leur coûte pas cher. »

Patron Ruf ne se doute pas qu’en disant du mal du Puget-Maure, il ne fait qu’augmenter mon désir.

— « Vous ne trouverez même plus de route. Il en existait une autrefois. L’orage l’a changée en ravine, et les gens du Puget se croient trop grands seigneurs pour faire métier de cantonniers. »

Mon obstination pourtant a fini par vaincre les résistances de patron Ruf, qui, Romain dans le sang, hait par instinct ces races bédouines, et, vieil homme de mer, considère comme une aventureuse expédition cette marche de quelques heures en montagne.

Patron Ruf s’est même rappelé fort à propos qu’il possédait là-haut un ami.

— « Un ancien capitaine caboteur, brave homme, mais à moitié fou, qui s’est mis en tête d’aller vivre au Puget-Maure avec sa fille. Ils habitent le château. Vous verrez ce château : je ne le changerais pas pour le mien. »

Que patron Ruf déverse à l’aise son mépris sur le Puget-Maure !

L’important c’est qu’aussitôt le beau temps revenu, il doit me conduire en barque jusqu’à la calanque d’Aygues-Sèches, où tombe le Riou qui passe au Puget. Je pourrai de là, paraît-il, en remontant le lit du torrent, gagner le village sans trop de peine. Les torrents, ici comme en Grèce, sont encore, pendant l’été, les plus praticables des chemins.