Lemerre (p. 23-26).


V

la calanque


Patron Ruf m’a ménagé une surprise.

Pendant que nous irons par mer. Tardive, montée sur Arlatan avec Ganteaume en croupe, portera, par le sentier ordinaire, il en existe un décidément, mes bagages jusqu’au Pujet. Puis Tardive reviendra seule, me laissant Ganteaume comme société pour une quinzaine. C’est l’époque où patron Ruf éprouve le besoin d’aller pêcher du corail, et Ganteaume, ne l’accompagnant pas, lui devient inutile.

Patron Ruf, cependant, ne pardonne pas encore au Puget.

Il profite de ce que nous sommes seuls sur l’eau bleue pour recommencer sa diatribe. Mais au lieu d’attaquer de face, il y arrive par un détour.

Patron Ruf me raconte, pourquoi me raconte-t-il cela ? que le coin de golfe où nous naviguons recouvre une ville disparue, on ne sait quand, du temps de « la louve de marbre ! » Lorsque la mer, comme aujourd’hui, est très unie, on aperçoit distinctement des murs de cirque, des colonnes. — « Tout un Arles, là-bas, à dix brasses. Regardez plutôt ! » Je regarde et n’arrive guère à distinguer, avec de gros oursins roulant sur leurs piquants et des poissons aux reflets de métal, qu’un fond montueux noir d’algues flottantes.

Patron Ruf, plus heureux, découvre toute sorte de choses. Il s’exalte. Il parle de coupes d’argent, de dieux en bronze, autrefois ramenés dans le filet des pêcheurs, d’une jarre pareille à un bloc de rocher sous sa couche de coquillages, mais pleine de pièces d’or, qu’un enfant trouva, roulée dans le sable, un lendemain de tempête. — « Ah ! si tout l’or caché qui dort inutile paraissait au jour ! » Et, vieux républicain en qui revit l’âme des Gracques, le voilà pétrissant le monde à sa fantaisie, un monde où chacun naîtrait riche, où les braves gens seraient heureux.

Si pourtant, quelque matin, en jetant le « gangui », il accrochait, lui aussi, un bout de trésor ? on saurait s’en servir tout comme un autre. — « Nous voyez-vous, moi en monsieur, Tardive en dame et Ganteaume avec des escarpins vernis ! »

Attention : patron Ruf se raille lui-même ; et quand un Provençal se raille, il n’est jamais long à railler quelqu’un autre.

Maintenant c’est aux gens du Puget-Maure qu’en a patron Ruf. Ils possèdent eux aussi un trésor, et c’est ce qui les rend si fiers, une chèvre en or qu’on rencontre la nuit broutant la mousse des montagnes. Jamais personne n’a pu la prendre tant elle court vite. Mais l’espoir fait vivre quoiqu’il engraisse peu ; et si les Mouresq, comme on les appelle, sont tous maigres, c’est que, depuis longtemps, pécaïre ! ils ne vivent guère que d’espoir.

Patron Ruf, ayant cette fois tout dit, se mit à rire silencieusement, les dents serrées sur son tuyau de pipe. Il riait encore en débarquant au bas des falaises d’Aygues-Sèches. Il s’arrêta seulement de rire pour notre déjeuner d’adieu préparé d’avance par Tardive, et que nous augmentâmes de quelques douzaines d’arapèdes noblement moussus, cueillis au couteau dans les roches.