Lemerre (p. 10-15).
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III

la petite camargue


Mais avant d’entrer en campagne, avant de mettre à exécution tous ces beaux projets, j’aurais besoin de me recueillir quelques jours. Si j’allais demander l’hospitalité à patron Ruf ? Il vit sans doute encore. Nous sommes liés depuis quatre ans, et voici comment je fis sa connaissance.

Je voyageais, suivant la côte de Marseille à Nice, quand un soir, pas bien loin d’ici, aux environs de l’Estérel, mon attention fut attirée par une demeure rustique dont la singularité m’intéressa.

C’était, au pied d’un rocher à pic, une de ces cabanes basses spéciales au delta du Rhône, faites de terre battue et de roseaux, et d’une physionomie si caractéristique avec leur toit blanc de chaux, relevé en corne.

Le rocher, évidemment, plongeait autrefois dans la mer ; mais l’amoncellement de sables rejetés là par les courants, l’alluvion d’une petite rivière dont l’embouchure paresseuse s’étale en dormantes lagunes avaient peu à peu fait de la baie primitive une étendue de limon saumâtre coupée çà et là de flaques d’eau où poussent des herbes marines, quelques joncs et des tamaris.

Trouver ainsi, en pleine Provence levantine, une minuscule Camargue et sa cabane de gardien avait déjà de quoi me surprendre ; mais mon étonnement fut au comble quand j’aperçus, raccommodant des filets devant la porte, une femme vêtue du costume rhodanien.

À mon approche, l’homme sortit. Je le saluai d’un « bien le bonjour ! » Au bout d’un moment nous nous trouvions les meilleurs amis du monde.

Ruf Ganteaume, et plus usuellement patron Ruf, compromis en 1851 pour avoir, avec son bateau, facilité la fuite de quelques soldats de la résistance, s’en était tiré, ma foi ! à bon compte, évitant Cayenne et Lambessa, par un internement aux environs d’Arles.

Plus heureux que d’autres, en sa qualité de pêcheur, il put gagner sa vie sur le fleuve, se maria et revint au pays après l’amnistie, avec sa femme, née Tardif, des Tardif de Fourques, et qu’il continuait à appeler Tardive.

Ruf et Tardive avaient un fils qu’ils voulurent me présenter.

On cria : « Ganteaume ! Ganteaume ! » Je m’attendais à quelque solide gaillard déjà tanné par le soleil et la mer ; je vis sortir d’une touffe de tamaris un tard-venu de dix ans, les cheveux ébouriffés, l’air sauvage, tenant par les pattes une grenouille qu’il venait de capturer. C’était M. l’Aîné, porteur du nom, c’était Ganteaume.

Je parvins à apprivoiser Ganteaume, et vécus chez ces braves gens toute une semaine. J’avais promis de leur donner de mes nouvelles. Je ne l’ai point fait. Me reconnaîtront-ils après quatre ans ?…

Ils m’ont reconnu, et j’ai trouvé toutes choses en état.

Une cabane toujours neuve ; car Ruf, à chaque automne, en renouvelle la toiture de roseaux, et Tardive, tous les samedis, Ganteaume tenant le seau où flotte la chaux délayée, rebadigeonne crête et murs, suivant la coutume du pays d’Arles.

Comme changement, quelques rides sur la face incrustée de sel du patron, et quelques fils d’argent dans les bandeaux grecs de Tardive.

Ganteaume, poussé vite, est devenu un vaillant garçonnet aux cheveux frisottants de petit blond qui brunira. Ganteaume ne pêche plus aux grenouilles. Quand il ne va pas à la mer, il monte Arlatan, un étalon camarguais, blanc comme la craie, vif comme la poudre, que son père, avec le harnachement en crin tressé, les étriers pleins, la haute selle, ramena de Fourques où l’avait appelé un héritage.

Mon installation est bientôt prête. Ganteaume, qui couchera à côté de ses parents, me cède sa chambre ; il me semble qu’elle m’attendait.

En l’honneur de mon arrivée, on a dîné d’une bouillabaisse pochée par patron Ruf lui-même et servie, suivant l’usage, sur une écorce de liège oblongue creusée légèrement, pareille à un bouclier barbare. Nous avions chacun pour assiette une moitié de nacre, moules gigantesques aux reflets d’argent et d’acajou que les barques, à grand effort, d’un câble noué en nœud coulant, arrachent dans les récifs du golfe.

À part ce détail tout local des assiettes et du plat, j’aurais pu, avec cet horizon d’eaux miroitantes, de tamaris en dentelle sur l’or du couchant, et le clairin d’Arlatan qui tintait, me croire au bord du Vaccarès, dans quelque coin perdu, entre la tour Saint-Louis et les Saintes.

Derrière les dunes, la vague chantait.

Jusqu’à minuit, Tardive, belle d’humble orgueil, me fit l’éloge de son bonheur. Ganteaume sommeillait. Patron Ruf fumait sans rien dire. Et j’admirais cet inconscient poète qui, pour que sa femme se sentît heureuse et l’aimât, sur un peu de terre amoncelée par l’eau d’un ruisseau, lui avait refait une patrie.