La Catastrophe de la Martinique (Hess)/32

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 186-193).


XXXII

LES OBSERVATIONS DU « POUYER-QUERTIER »


La suite exacte des phénomènes.


Voici maintenant les observations les plus précises, les meilleures, les plus nettes, qui aient été notées sur les diverses éruptions de la Montagne Pelée et les événements qui les ont accompagnées.

Ce sont les observations des officiers, des ingénieurs et du commandant du Pouyer-Quertier, le bateau de la Compagnie française des câbles télégraphiques sous-marins.

Beaucoup de descriptions, beaucoup de récits de témoins, si « oculaires » que soient ces témoins, peuvent être légitimement suspectés. On m’en a fait beaucoup que je n’ai pas voulu reproduire, tellement ils me semblaient exagérés. Non que je veuille accuser les gens de mensonge. Ils étaient tous de bonne foi, même ceux qui me firent les plus invraisemblables récits, je veux bien en convenir.

Mais cela ne les empêchait pas de mentir. En pareilles circonstances, après de pareilles catastrophes, qui dépassent en horreur tout ce qu’on a vu, tout ce que l’on a même imaginé jusqu’à présent, il se produit dans nos pauvres cervelles humaines des commotions telles que les impressions deviennent confuses, diminuent, augmentent, que les souvenirs se brouillent, et que l’on ment, croyant très sincèrement dire la vérité. Et puis, il y a l’imagination. La terrible imagination… Je ne parle ni des alcooliques, ni des fous. L’imagination toute seule est suffisante. Il n’est même pas besoin de la spécifier méridionale, créole, nègre… Chose rêvée, chose crue, chose vue. Et ça y est. Des gens se feront tuer pour que des ombres folles deviennent des réalités. Ils vous diront des absurdités contraires à toutes les lois de la nature, à toutes les lois contre quoi ne prévalent ni les saints ni les dieux, ni les volcans… Vous leur parlerez doucement d’hallucination, ils se froisseront, ne comprendront point que vous puissiez mettre en doute leurs affirmations. Vous leur direz gentiment qu’à moins d’être salamandre (et encore), nul être de chair et d’os, nul être ayant des poumons qui respirent, n’a pu rentrer dans la fournaise ardente qu’était Saint-Pierre, le 8, ils n’en persisteront pas moins à jurer que deux artilleurs s’y promenèrent, qu’un prisonnier y vécut et qu’on en retira une vieille femme. Après ces grandes secousses volcaniques, accompagnées de toutes sortes d’électricités, il faut croire qu’en certains esprits la case du sens critique s’efface…


Rien de pareil à craindre avec les savants et les marins du Pouyer-Quertier. J’estime donc, pour l’histoire du volcan, très importantes leurs notes.

Les voici résumées :

« Le câble se rompit le 5, à neuf milles au large de Saint-Pierre, à dix-sept milles de Fort-de-France, par le fond de 2.620 mètres.

« Le 7, Pouyer-Quertier alla chercha la rupture. Nous en avons relevé la place et l’avons marquée par une bouée morte, que nous avons mouillée à 2 h. 15. Il y avait un courant de 3 nœuds. Pour l’étaler nous donnions demi-vitesse.

« La bouée ne flottait pas bien. À 5 h. 30, nous la remplaçons par une que nous croyons meilleure. À peine mouillée, la nouvelle est prise dans un tourbillon, dans une sorte de gouffre aspirant, et coule. Elle était en très bon état, et parfaitement étanche. C’était la meilleure du bord.

« La nuit venant, nous ne pouvions reprendre le travail. Il fallait attendre le lendemain.

« Nous n’approchons pas de Saint-Pierre, car le vent chassait sur la mer une pluie de cendres fort gênante. On entendait des détonations. Nous faisons route vers le Sud, au large de Fort-de-France… Au matin, les courants nous avaient dérivés jusqu’au canal de la Dominique.

« À 8 heures précises, heure du Pouyer-Quertier, l’éruption se produisit. Nous étions à sept milles, par le travers exact du cap Saint-Martin, dont nous avons pris le relèvement.

« Nous avons vu la fumée noire qui sortait du volcan, rabattue sur les flancs de la montagne et sur Saint-Pierre.

« Deux éclairs verticaux bleuâtres, se succédant à court intervalle, partirent de la hauteur de la montagne, droit jusqu’au ras de l’eau. Suivant les éclairs, des flammes fuligineuses coupèrent le nuage noir en quelques endroits.

« Puis, ce fut un embrasement général. Toute la côte en feu. Nous n’avions entendu nul bruit. Le phénomène avait duré 30 secondes. Nous piquons sur la terre. Une pluie de cendres nous chasse. Et c’est du noir. Plus rien de vue.

Le 9 mai devant Saint-Pierre.

« À 9 h. et demi, sur les grandes profondeurs, devant Saint-Pierre, nous apercevons comme une ligne de brisants d’un mille de longueur et dont les rouleaux paraissent se diriger vers le large.

« Nous nous dirigeons vers le Sud. Nous reconnaissons le cap Salomon. Nous y voyons un vapeur qui venait du Sud. À 2 heures nous étions à Fort-de-France.

« Là, nous offrons nos services et nous recevons une réquisition de secours.

« Nous partons pour Saint-Pierre.

« À 6 heures du soir, nous étions au Carbet. La mer était couverte d’épaves. Le ciel était clair. Il y avait des étoiles. Les cratères rougeoyaient comme des cheminées de hauts fourneaux. Nous avons vu au sommet de la montagne sept points en ignition. Par intervalle, des cratères s’allumaient au flanc de la montagne. L’un de ces cratères, dans la partie Sud-Ouest, nous l’avons revu en éruption le 10 au soir. Les ruisseaux de lave qui, le jour, sont blancs, apparaissent la nuit phosphorescents. Dans les matières projetées nous avons vu des morceaux de lave comme celle du Vésuve.

« Les épaves brûlantes nous ont empêchés d’approcher Saint-Pierre, le 8. Nous avons ramené des blessés du Carbet.

« Le 9, nous reprenons le sauvetage.

« À 11 heures 1/2, nous étions mouillés devant l’anse Belleville, à 200 mètres de terre. Un mouvement sous-marin se produisit. Bouillonnements, remous, tourbillon. Le bateau vira trois fois autour de son ancre. Des bancs de marsouins affolés virèrent aussi.

« Le 10, encore du sauvetage.

« Le 11, il y eut des nuages de cendres très épais. Nous marchions devant le Suchet.

« Le 12, nous embarquâmes encore des sinistrés…

« Nous avons bien vu l’éruption du 20.

À 6 heures du malin, nous avons observé les mêmes phénomènes que le 8. Avec cette différence que nous n’avons pas vu les deux éclairs : qu’il y avait moins de cendres et plus d’odeur de soufre. Il y eut en mer des épaves, en quantité, sur six milles de longueur. Nous vîmes deux cadavres flotter le long du bord.

« Avec beaucoup de peine nous sommes parvenus à relever notre câble, à le réparer, en remplaçant les extrémités avariées par la secousse sous-marine.

« Une centaine de mètres de câble furent dépouillés de leur enveloppe, tordus, enchevêtrés, embrouillés comme un écheveau de fil sortant des pattes d’un chat. »

Et les officiers du Pouyer-Quertier, chez qui je déjeunais en prenant ces notes, me conduisirent à l’avant du bateau, pour me montrer les deux extrémités relevées du câble rompu. Et j’ai vu la chose la plus difficile à comprendre qui soit. Un câble sous-marin c’est un fil solide, des torons d’acier, roulés en corde de 5 centimètres de diamètre et enrobés de chanvre gommé. À 2.620 mètres de fond il y a une pression. L’une des extrémités du câble était littéralement tordue en tire-bouchon. L’autre, embrouillée, emmêlée en coques dont l’une enserrait étroitement, en l’incrustant, un rondin de bois de 8 centimètres de diamètre sur 1 m. 50 de longueur. Explique qui le voudra, ou plutôt qui le pourra, comment ce rondin de bois se trouvait à 2.620 mètres au fond de la mer, juste au moment où le câble se rompait et juste à point pour se faire nouer dans ce ruban d’acier.

Quelle force inconnue ?…

Les officiers du Pouyer-Quertier m’ont seulement dit le fait. Ils constatent ; ils n’expliquent pas.

Ils n’ont vraiment pas de chance avec ce câble qui, réparé le 20, s’est brisé de nouveau le 23, à 1 heure 1/2 de l’après-midi, exactement à la même place que la première fois.

Le Pouyer-Quertier est commandé par M. Thirion, un des hommes qui montrèrent le plus de sang-froid durant ces tristes jours.



On m’avait parlé à Fort-de-France d’incidents qui se seraient produits entre le commandant du Pouyer-Quertier et les autorités, le procureur de la République, le gouverneur, le sénateur…

J’ai demandé à ce propos des renseignements au commandant du Pouyer-Quertier.

« C’est exact m’a-t-il répondu. Le procureur de la République, un petit monsieur… Comment l’appelez-vous donc… Une eau de toilette… Ah ! oui, Lubin ! Donc M. Lubin a eu le tort de nous prendre pour des clients à lui et d’essayer de nous traiter en conséquence. Le 8, nous arrivons au Carbet. Nous mouillons. Aussitôt monte à bord un petit bonhomme étriqué, mal ficelé qui nous demande « si nous étions venus là pour regarder ».

« — Mais… Qui êtes-vous ?

« — Le procureur de la République, monsieur ; et le petit homme essaya de se grandir… Êtes-vous, oui ou non à ma disposition ?

« — J’ai reçu une réquisition. Dites-moi si vous avez quelque chose d’utile à me demander. Et je jugerai.

« — Pas besoin de vous… La population de Saint-Pierre est évacuée… Le gouverneur est mort… Je m’en vais… »

Et il dégringola l’échelle. Il était temps qu’il s’en allât.

« — Et avec le gouverneur ?

« — Oh ! rien… Seulement le 9, on avait remis au gouverneur des lettres des gens du Prêcheur et de ceux de la Grande-Rivière, demandant qu’on les secourût. On ne nous y envoya que le 11. Nous eussions désiré y aller plus tôt. Et j’ai peut-être dit qu’avant de s’occuper de rechercher des coffres-forts au milieu des morts, il eût été plus humain d’aller au secours des vivants en détresse.

« — Et sans doute, c’est cela qui vous a brouillé avec le sénateur Knight ?

« — De celui-là, si vous le voulez bien, nous ne parlerons point… »



Que le lecteur, je l’en prie, ne pense pas que ce soit lignes superflues et de mauvais potins… Tout ce qui est document de nature à fixer la psychologie des hommes en des aventures tragiques doit être noté et répété. Tout cela, c’est du document humain… et du bon…