La Catastrophe de la Martinique (Hess)/25

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 145-148).


XXV

CONVERSATION AVEC L’ANCIEN DÉPUTÉ M. DUQUESNAY


Une explication du phénomène…
Et encore de la politique.


M. Duquesnay est le député non réélu de Fort-de-France.

Il n’avait point de détails à me donner sur l’éruption du 8, mais il a bien vu celle du 20.


« C’était un nuage noir. Quand ce nuage eut franchi les pitons, s’avançant au-dessus de Fort-de-France, il apparut très noir et lamellé d’argent avec des plaques jaune rouge. C’étaient des volutes de fumée roulant, comme celles que les peintres religieux donnent en soutien à leurs vierges. Il n’y avait pas d’orage dans l’air. Cependant, après avoir franchi les pitons, le nuage se sillonna d’éclairs, d’éclairs sans bruits.

« Puis le nuage s’étala. Il y eut deux ou trois éclairs énormes, suivis d’une pluie de pierres qui tombaient, froides, dans une odeur de soufre. »


M. Duquesnay est docteur en médecine. Il a donc recueilli avec une curiosité plus éclairée que celle du vulgaire, les indications fournies par les personnes qui ont pu observer l’éruption du 8. Je lui ai demandé si ces observations lui avaient permis de comprendre le phénomène de destruction.

Il a compris. Il m’a dit :


« Ce n’est pas le volcan qui a vomi des laves ni une pluie de feu. La montagne s’est ouverte latéralement. Il en est sorti comme un coup de grisou ; une trombe de carbures chargée de pierres. Il n’y a pas eu d’éclairs électriques broyant la ville. Ç’a été un énorme jet de grisou, une suite de jets de grisou qui éclataient en longs éclairs détruisant et brûlant instantanément fout ce qui se trouvait dans leur rayon d’action.

« — Alors, pourquoi rien de semblable à Fort-de-France, dans la seconde éruption ?

« — Parce que les « matières » ont eu le temps de s’oxygéner dans ce trajet, qu’elles sont arrivées brûlées à Fort-de-France. De la sorte, la ville a été préservée d’une chute de gaz asphyxiants. Elle n’a reçu que des cailloux froids. »

M. Duquesnay a noté que l’éruption du 8 coïncidait avec une éclipse partielle du soleil.

Il a aussi noté des coïncidences avec les phases de la lune pour les diverses recrudescences dans l’activité du cratère. Mais M. Duquesnay, dans la conversation, ne tarde pas à négliger le volcan et ses ravages. Il est un homme politique. Il n’est pas réélu. Il a été battu par le Dr Clément. Il représentait, lui, le parti des blancs, et M. Clément, celui des noirs. Il accuse donc l’administration d’avoir suivi une détestable politique de race en favorisant le noir au détriment du blanc. Il l’accuse notamment de « trahison », parce que les élections ont eu lieu trois jours après la catastrophe, malgré la catastrophe et dans un désarroi de deuil qui frappait plus particulièrement les blancs, si cruellement éprouvés par la disparition de Saint-Pierre, où était la tête de leur parti, leur grand comité d’action, leur imprimerie, leur journal, etc., etc… M. Duquesnay est très amer dans ses reproches contre l’administration. Il n’aime surtout pas M. Lhuerre.


Qu’un canotier du port m’eût dit ses plaintes, je n’eusse pas songé à les répéter, mais M. Duquesnay est un personnage important, le député sortant, et ses déclarations valaient d’être recueillies, car elles donnent un élément typique à ceux qui voudront avoir une idée exacte de la mentalité martiniquaise au cours des événements douloureux qui ont frappé cette île que la nature (et peut-être aussi les hommes) semble avoir vouée à tous les malheurs.


Elle est en deuil, l’île infortunée, mais cela ne l’empêche pas de faire de la politique. J’ai trouvé la politique partout. On en a mis partout. Et on en a gardé partout, jusque sur les cadavres du volcan. Il n’est pas un homme dans ceux que j’ai interrogés, qui ne m’ait, avant, pendant ou après m’avoir parlé du volcan, glissé sa petite tirade politique, la tirade pour accabler l’ennemi.

Quand j’écris pas un homme, cependant, j’ai tort. Il en est, en effet, deux qui ne m’ont rien dit de cela. Deux : M. Lhuerre et M. Bloch, le directeur de la mission ministérielle de condoléances et de 500.000 francs de secours. Il est vrai qu’ils ne m’ont rien dit du tout, sinon qu’ils ne savent pas.

Ce sont deux merveilleux fidèles de la consigne, lorsque la consigne est de se taire.

Et la consigne était bien de se taire pour ces deux personnages…

Ils ne devaient, ils ne voulaient parler afin d’être bien sûrs de ne rien dire qui pût compromettre leur patron S. Exc. Decrais.

Ils avaient d’ailleurs mille fois raison… car ils savaient l’abominable réalité : l’évacuation de Saint-Pierre défendue pour cause électorale !

Et en parlant, quand sous le discours, il y a quelque chose d’aussi énorme, jamais on ne pourrait le taire…

C’est ce qui est arrivé aux autres, à ceux qui sur le fait de la dépêche Landes et des affirmations de M. Clerc (voir page 81) m’ont donné deux versions successives ; commençant par nier purement et simplement ; puis n’avouant qu’à moitié, biaisant sur une équivoque… ce qui était avouer doublement.

M. Lhuerre avec sa grosse figure au sourire épanoui, M. Bloch avec sa maigre figure au sourire rentré, eux ne disaient rien… Comme cela ils étaient sûrs de ne point gaffer…