La Catastrophe de la Martinique (Hess)/15

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 74-95).


XV

UN ENTRETIEN AVEC M. FERNAND CLERC


Digressions politiques.


M. Fernand Clerc est chef de ce qu’on appelle, à la Martinique, le parti des blancs. Grand usinier, grand propriétaire terrien, il dispose, dans la colonie, d’une grande influence. C’est lui qui, voici quatre ans, fit nommer député Denis Guibert lequel n’était connu de personne dans l’île, n’y était jamais allé et n’y vint jamais. Cette année, M. Fernand Clerc avait pensé qu’un Martiniquais défendrait mieux au Parlement les intérêts de la Martinique, ou, si vous préférez, les intérêts des usiniers de la Martinique. Et il s’était présenté lui-même. Candidat hostile à l’administration et au parti mulâtre, il avait été violemment combattu. Mais ainsi que je l’ai dit, il dispose d’une grande influence, il est de plus un homme d’une rare énergie, d’un grand charme et d’une extraordinaire activité. Il avait donc fait une campagne… effective… et au premier tour de scrutin était arrivé premier. Le volcan ne lui a point permis d’affronter le ballottage.



Bien que cela ne fasse pas immédiatement partie d’un reportage consacré à l’éruption de la Montagne Pelée, puisque nous sommes avec le chef d’un des partis martiniquais, je crois nécessaire d’en profiter pour exposer ici, brièvement, la situation politique, de la colonie. Je dis nécessaire, parce que, si l’on ne connaît point cette situation politique, on ne pourra se faire une idée exacte de l’état d’esprit de la population martiniquaise avant, pendant et après la catastrophe : bien des événements humains sembleraient inexplicables si l’on n’avait cette clef de la psychologie coloniale, particulière à la Martinique et à la Guadeloupe.

Nous voyons là trois classes d’hommes : les blancs, les mulâtres et les nègres.

Les nègres composent la majorité. C’est les bras : les bras qui exploitent le sol, les bras dont le travail nourrit blancs et mulâtres. Mais les conditions économiques générales font que ce travail n’est plus très rémunérateur. Les denrées coloniales, aujourd’hui, sont produites un peu partout. Elles ont baissé de prix. D’où crise à la Martinique. Alors les blancs voudraient être seuls à profiter des maigres bénéfices que rapporte l’exploitation de l’île. Les mulâtres aussi. Et ils se battent sur le dos du nègre. Car, le pauvre, c’est toujours lui qui paie.

Voilà la situation.

D’un côté une masse encore ignorante, quelque peu brutale, naïve, crédule, fétichiste, passionnée, maniable, emballable, capable de servilité basse, d’aplatissantes soumissions, et aussi de généreux orgueil, d’effrayantes révoltes, une masse, ne l’oublions pas, qui est sortie de l’esclavage, à peine depuis 50 ans. Exactement depuis 1848. Les nègres âgés de plus de 54 ans, électeurs aujourd’hui, ont été esclaves. Des trois générations agissantes d’aujourd’hui, l’une est née dans l’esclavage, l’autre a grandi dans les souvenirs de l’esclavage, et la troisième a reçu, avec leur sang, les rancunes, les passions, les haines, toute la mentalité spéciale des deux premières.

C’est cette masse prolétaire terrienne, cette masse votante qui est l’enjeu de la bataille électorale où la suprématie politique, disputée par les blancs et les mulâtres, n’est en réalité que la sauvegarde d’intérêts économiques locaux.

Derrière la façade où l’on affiche de grandiloquents programmes politiques, il y a ceci : le nègre ne peut plus nourrir et le blanc et le mulâtre. Or, le blanc ne veut pas mourir et le mulâtre veut vivre. Voilà le fait, la vérité que j’ai dégagée. Tout ce qu’on vous racontera d’autre c’est de la blague.

Ajoutez que dans cette lutte pour la vie, à l’acharnement politique, d’ailleurs normal puisqu’il est une conséquence de l’instinct de conservation, lequel dirige les actes de tous les êtres vivants, se joignent et le rendent plus violent, plus féroce, les haines de race, les préjugés de couleur… toujours vivaces.

Le mouillage, 10 mai.

Et vous aurez une idée de l’île, et vous comprendrez pourquoi l’on s’y bat même sur des cercueils ; pourquoi le lendemain de la catastrophe les premières distributions de secours étaient faites comme des distributions de monnaie électorale ; pourquoi, tandis que des communes du Nord angoissées par la peur, coupées de toute fuite du côté de la terre, clamaient au secours on s’occupait surtout de faire l’élection du 11 dans le Sud… Et vous comprendrez l’état de guerre intestine où se trouvent les survivants… l’exaspération des blancs, vaincus, décimés, ruinés, la superbe des mulâtres vainqueurs et la placidité des nègres dont beaucoup ne sont pas éloignés de penser que le métier de « sinistré » en vaut un autre.


M. Fernand Clerc, homme du volcan.


Fernand Clerc n’est pas seulement l’homme politique le plus en vue dans le parti des blancs, le leader de l’opposition, etc., etc., la catastrophe a fait de lui l’homme du volcan.

C’est lui qui a « tuyauté » les reporters et les géologues américains, c’est à lui que s’adressent tous ceux qui veulent approcher le monstre…

… Grands dieux ! voilà que j’y viens comme un reporter yankee… pourtant, je m’étais bien juré d’écrire ce volume sans jamais « offrir du monstre » à mes lecteurs ; enfin, ça y est… laissons « monstre »… et, puisque monstre il y a, disons que M. Fernand Clerc est devenu le guide assermenté du monstre, celui qui devine, voit, sait, quand le monstre dort et dit aux Américains : C’est le moment… allez-y…

Une fois, cependant, ils n’y allèrent point. Le monstre fumait, crachait, brûlait. C’était beau. Les géologues admiraient avec M. Fernand Clerc, dans une des maisons de l’une des propriétés de M. Fernand Clerc d’où l’on voit bien le monstre.

— Oh ! splendide… murmurait l’un avec flegme ; pas le monstre, l’Américain.

Mais il fuma davantage, il cracha beaucoup, il brûla énormément ; pas l’Américain, le monstre.

Et la fumée, et les cailloux, et les cendres, et le feu pris dans une saute de vent changèrent de direction, menacèrent l’habitation-observatoire.

— Oh ! terrible, dit alors le géologue avec moins de flegme.

Mais les crachats du monstre arrivaient, sombraient en cendres, en cailloux.

Cette fois le Yankee, s’écria :

— Filons.

Il n’avait plus de flegme du tout.

C’est également les récits de M. Fernand Clerc qui ont fourni matière aux articles les plus sensationnels publiés par les journaux des États-Unis.

M. Fernand Clerc me devait donc aussi à moi, Français, un entretien. Les notes écrites sous la dictée de M. Fernand Clerc ne constitueront pas le chapitre le moins intéressant de mon reportage…


Et maintenant, c’est M. Fernand Clerc qui parle.

« Au sommet de la Montagne Pelée se trouvait, autrefois, un plateau d’environ trois hectares. Il y avait là une belle végétation, un petit lac de belle eau claire, mais sans poissons ; plus bas sous le Morne-Lacroix, dans un des contreforts de ce morne, une excavation profonde de 120 mètres, l’étang sec, dont la paroi ouest présentait une grande échancrure verticale…

« Ce sommet de la Montagne Pelée était un but de promenades et de parties de plaisir pour les Martiniquais. On y allait en pique-nique. L’ascension n’était pas dure. On n’avait que quelques centaines de mètres à faire à pied. Les dames ne s’en effrayaient point[1].

« D’en haut, on avait une vue magnifique. On voyait Saint-Pierre à ses pieds. Avec une bonne lunette, on pouvait même reconnaître les personnes.

« L’étang sec, c’était l’ancien cratère, qui n’avait pas fumé depuis 1851. Toutefois, je me rappelle parfaitement qu’en mai de l’an dernier on y vit quelques fumerolles.

« Le 26 avril, il commença de jeter quelques cendres. Il crachota et fuma jusqu’au 5 mai, le jour de la destruction de l’usine Guérin.

« Les poussières et l’eau des siècles s’étaient accumulées dans la cheminée volcanique dont l’étang sec est la bouche. La boue faisait bouchon.

« Quand, pour une cause que l’on expliquera peut-être, la poussée de l’éruption actuelle se produisit, le bouchon fut projeté hors de la cheminée, dont je vous laisse le soin de calculer la longueur…

« Mais elle doit être bien longue, si l’on en juge par le volume énorme des boues rejetées…

« Comme il y avait une partie faible latérale, amorcée à l’échancrure de l’étang sec dont je vous ai parlé, sous la forte pression cette partie céda et les boues lourdes coulèrent le long de la montagne.

« Elles dévastèrent la vallée de la Rivière-Blanche, emportèrent l’usine Guérin dans les conditions que vous savez. Mais, du coup, la cheminée était ramonée, dégagée. Je n’ai plus vu couler de boue. Je n’ai vu qu’une éruption constante de cendres et de pouzzolanes.

« Cette éruption augmenta continuellement d’intensité. Il fallait être aveugle pour ne pas voir le danger qui menaçait. Moi, j’ai installé ma famille sur les hauteurs, pour la mettre à l’abri… »


Déclarations de M. Clerc sur les responsabilités du gouvernement.


L’entretien, on le voit, devenait intéressant.

Je l’ai poursuivi, interrogeant :

« — Alors vous redoutiez ce qui est arrivé ?

« — Je vous en prie, ne me faites point dire ce que je ne dis point, ce que je ne pourrais dire… Ce qui est arrivé, c’est tellement invraisemblable, fou, tellement en dehors de toutes les prévisions humaines, tellement nouveau que personne n’aurait été capable de l’imaginer, par conséquent de le redouter… Il y avait à craindre autre chose, non une catastrophe comme celle de l’usine Guérin, puisque la montagne était vidée de ses boues, mais un tremblement de terre. Notre pays est un pays à tremblements de terre, il ne faut pas l’oublier et, étant donnée l’activité du volcan si près de Saint-Pierre, on avait non seulement le droit, mais le devoir de prévoir un malheur…

« — Donc, si vous aviez été gouverneur, si vous aviez été maire de Saint-Pierre, vous eussiez fait évacuer la ville ?

« — Parfaitement. J’aurais fait pour les autres familles ce que j’ai fait pour la mienne. J’ai installé les miens en dehors de la zone en danger, au Parnasse, à l’habitation Litte. Il fallait être fou pour rester en bas. M. Mouttet est mort, M. Fouché est mort. Beaucoup d’autres sont morts… Que Dieu ait leurs âmes… »

Et une buée voilà les yeux de mon interlocuteur, buée vite séchée d’ailleurs… car il reprit aussitôt avec une violence à peine contenue :

« Ceux qui prétendent qu’on ignorait absolument le danger jusqu’au dernier moment, ceux-là mentent… Il y avait un tremblement de terre, une grosse secousse prévue, et l’on redoutait aussi des cendres brûlantes, cause d’incendie…

« — Mais la commission scientifique, son rapport ?

« — D’office, par ordre… ce rapport ; il fut signé Landes, n’est-ce pas ? Eh bien ! savez-vous quelle était la pensée de Landes au moment où il signait, avec les autres membres de la commission, ce rapport qui, par une effroyable ironie du destin, fut affiché à Fort-de-France au moment même, où Saint-Pierre, broyé par l’explosion, achevait de disparaître dans le feu ? Voici ce qu’il pensait, le malheureux professeur :

« Je l’ai vu le 7 au soir et, j’ai la mémoire précise, il m’a dit : « J’ai envoyé une dépêche au gouvernement disant que le Morne-Lacroix va tomber sous la violence de l’éruption, et que cela constitue un grave danger pour Saint-Pierre… Et il m’a été répondu : « Merci de votre communication, mais gardez-vous bien de prévenir le public. » Je n’oublierai jamais l’expression de tristesse, d’inquiétude et d’ennui qu’avait le pauvre Landes à ce dernier soir de sa vie…

« — C’est très intéressant ce que vous dites là. J’avais déjà entendu parler de quelque chose de semblable… Mais je croyais que c’était une légende, comme il en court tant depuis la catastrophe et comme une population énervée est toujours disposée à en accueillir en les amplifiant, voire à en forger…

« — Non, non, mille fois non. Ce n’est pas une légende. C’est la stricte, la pure vérité. Je suis absolument sûr de ra mémoire. Landes m’a dit cela. Et j’ai bien vu la dépêche qu’il a reçue. L’administration a été coupable…

« Dissertez là-dessus tant que vous voudrez, cherchez toutes les explications qu’il vous plaira, moi je ne sors pas de là. On a demandé des indications rassurantes, et on les a données au public. Je suis persuadé que, si l’on n’avait pas voulu à tout prix rassurer et rassurer quand même la population, que si on l’avait laissé obéir à ses impressions, à ses craintes, dites même à son affolement, des milliers de personnes n’eussent point péri.

« On dit que nulle science humaine ne pouvait prévoir le cataclysme ; d’accord, admettons-le, mais admettons aussi que nulle science humaine n’était capable de nier le danger, d’affirmer qu’il n’y avait pas de danger, que l’on était en absolue sécurité à Saint-Pierre… comme cela fut fait.

« On devait laisser les gens libres de faire ce qui leur plairait, de s’en aller s’ils le voulaient. Or, on les a littéralement forcés de rester par des affirmations dont on savait l’inanité, par une véritable pression… moins forte que la pression électorale, c’est vrai, mais tout aussi effective… Voilà l’erreur que M. Mouttet a payée de sa vie et de celle de sa femme.

« Qui imposait à cet infortuné gouverneur cette ligne de conduite ?… À qui la responsabilité de cette altitude, que l’évidence condamnait ?… À qui ?… Cherchez, et vous verrez que les vrais responsables ne sont pas morts ; vous verrez qu’il faudrait peut-être en chercher jusqu’à Paris.

« — Decrais ?

« — Parfaitement. Mouttet n’était qu’un instrument. Mouttet obéissait. Vous pouvez bien dire qu’il est mort en héros, en victime du devoir professionnel, si, par devoir professionnel d’un gouverneur de la Martinique, vous entendez l’obéissance absolue au ministre des Colonies, pour qui le même devoir professionnel consisterait en l’aplatissement devant M. Knight le mulâtre… perinde ac cadaver… Et c’est ainsi que l’on fait des cadavres… Beaucoup…

« — Trop. »

(Quand je vous disais qu’à la Martinique on se bat sur des cercueils !)

Les événements qui ont précédé la catastrophe, M. Fernand Clerc les apprécie avec son tempérament. Il y met toutes les passions du chef d’un parti qui s’affirme victime de la tyrannie gouvernementale, de l’oppression administrative et de l’injustice judiciaire. C’est son droit. Tous les blancs de la Martinique (sauf ceux du gouvernement) disent que c’est son devoir et qu’il a raison. Moi, je publie ses déclarations en reporter, les reproduisant le plus fidèlement possible, c’est-à-dire, je crois, fidèlement. Et je reproduirai de même, plus loin, aussi fidèlement, d’autres déclarations, d’autres lettres, d’autres faits qui sont des preuves…

Mais, précisément parce que je fais œuvre de reporter, cherchant et disant la vérité, je dois, en même temps que les déclarations de M. Fernand Clerc, tout de suite, publier celles… des autres.

Et l’on conçoit facilement que ces autres ne sont pas du même avis, car ils ont la conscience de l’effroyable responsabilité qui les écrase…

Qu’on y réfléchisse un instant !

Une ville est menacée. Les habitants pourraient fuir. Ils fuiraient si on leur disait que des yeux prudents estiment la situation dangereuse. Mais on ne leur communique pas les avis des yeux prudents. Car on veut que les électeurs restent. Car on veut qu’ils votent… sous trois jours. On croit l’élection gouvernementale assurée. Et le gouvernement a besoin de tous ses sièges. Il escompte sa majorité par unités. Et le chef de la colonie transformé en agent électoral a des ordres pressants, impératifs… Il faut. Il faut… sinon c’est la disgrâce… Et alors on multiplie les encouragements à rester. On publie les avis rassurants. On exhorte. On donne l’exemple… Et c’est quarante mille morts !

Ah ! Monsieur Decrais, comme à votre place, la nuit j’aurais peur des spectres de ces quarante mille…


La version du gouvernement.


Je devrais écrire : les versions, car il y eut deux versions successives chez les gens du gouvernement.

Tout d’abord quand on parla des avis pessimistes envoyés de Saint-Pierre d’une dépêche Landes, etc., etc., on nia.

Tout simplement.

En bloc.

Landes n’avait rien envoyé du tout. Landes n’avait point qualité pour correspondre directement. Il n’avait rien pu envoyer au gouverneur et celui-ci n’avait rien pu lui répondre.

La seule chose que l’on pouvait attribuer à Landes c’était des appréciations optimistes, car, si Landes était un homme sérieux, on n’admettait point qu’il se fût jugé en désignant les conclusions de la commission, lesquelles étaient rassurantes.

Le seul fait vrai, prouvé, c’était celui-là.

Et on ajoutait, non sans apparence de raison, que, si le gouverneur avait reçu des avis sérieux de danger, il n’aurait pas conduit Mme Mouttet à Saint-Pierre. Certainement il y serait allé lui-même puisque c’était son devoir, mais il serait allé seul.

Cela, ce fut les premières explications données au gouvernement, celles qu’on me donna. Une négation.


Un grand homme qui a fait quelque bruit dans l’histoire de ces dernières années prétendait qu’il ne faut jamais avouer.

Le gouvernement de la Martinique n’avouait pas…

On niait. C’était plus facile et beaucoup plus simple ; mais, lorsque les affirmations précises de M. Clerc furent connues de beaucoup de personnes, on crut qu’il fallait parler un peu, et l’on dit, cela me fut dit à moi :

« Il y a confusion dans les souvenirs de M. Clerc.

Il est vrai que M. Landes a envoyé à Fort-de-France une dépêche disant que le morne Lacroix pourrait s’écrouler. Mais cette dépêche ne parlait que de vagues probabilités. De plus elle n’était point adressée au gouverneur, avec qui M. Landes n’avait pas le droit de correspondre directement.

« C’était une dépêche adressée au directeur du câble, qui, depuis le 4 mai, affichait les nouvelles relatives à l’éruption, nouvelles que plusieurs personnes, M. Sully notamment, lui envoyaient de Saint-Pierre. Quand M. Jalabert reçut la dépêche où M. Landes parlait de la chute possible du morne Lacroix, et des conséquences de cette chute, avant de l’afficher il crut bon de la communiquer au gouverneur.

Rue Bouillet, 11 mai.

« Il n’y avait rien d’immédiatement menaçant dans cette dépêche émanant d’un homme qui, pour être un professeur au lycée de Saint-Pierre, ne pouvait néanmoins pas être considéré comme un prophète en matière de volcan.

« Mais, comme la population de Fort-de-France était nerveuse, comme celle de Saint-Pierre avait plutôt besoin d’être rassurée que d’être alarmée, M. Mouttet pria le directeur du câble de ne point afficher cette dépêche. Voilà tout.

« Il est possible que M. Jalabert ait câblé cela à M. Landes, à Saint-Pierre, et que son télégramme soit celui qu’a vu M. Clerc. Nous n’en savons rien. Ce que nous savons, c’est que le gouverneur n’a pas correspondu avec M. Landes. C’est que le gouverneur n’a pas supposé un instant qu’une catastrophe menaçait Saint-Pierre…

« Et ce qui le prouve, nous le répétons, c’est qu’il y a conduit Mme Mouttet… »


Ici, une parenthèse. Dans une autre conversation avec quelqu’un du gouvernement, j’ai noté ceci :

Lorsque, pour la première fois, on parla du volcan, M. Mouttet s’écria : « Un volcan par-dessus le marché !… Comme si nous n’avions pas assez des élections !… »

Sa préoccupation fut de finir les élections et de s’occuper du volcan… après.

Le 7, après l’incident de la dépêche Landes, il fut appelé au téléphone par le maire de Saint-Pierre, M. Fouché. Ce maire avait affiché une déclaration rassurante la veille, mais « ça ne prenait pas ». Il se déclarait impuissant à conserver la population, et surtout à maintenir l’ordre. Il fallait une autorité supérieure…

Cette autorité supérieure, c’était M. Mouttet. Il se décida alors à partir pour Saint-Pierre, avec Mme Mouttet.

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Cela, c’est quelqu’un du gouvernement qui me le disait. Ce quelqu’un n’ajoutait pas que le gouverneur, préférant pour son séjour à Saint-Pierre être à bord d’un navire ou les chances de sécurité étaient plus grandes, le risque moindre, demanda au commandant du Suchet de le conduire à Saint-Pierre et d’y rester à sa disposition pour une tournée dans les communes du Nord.

Le commandant du Suchet avait d’autres ordres du ministre de la marine. Il éluda la réquisition du gouverneur.

L’officier de qui je tiens ce détail ajoutait « le Suchet n’était point fait pour des tournées électorales ».

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C’est pour cela que M. Mouttet partit à Saint-Pierre à bord d’une chaloupe de la Compagnie Girard. Et c’est aussi pour cela qu’il partit n’emmenant avec lui que le ménage Gerbaud ; qu’il laissa à Fort-de-France plusieurs personnes, dont son chef de cabinet et le ménage Pignier, primitivement invité à l’accompagner ; l’intendance où, au dernier moment M. Mouttet se voyait obligé d’aller prendre logement à Saint-Pierre n’avait que deux appartements.

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Rendons maintenant la parole aux « on » du gouvernement :

« Le gouverneur, disent-ils, n’a pas supposé un instant qu’une catastrophe menaçait Saint-Pierre, et personne ne pouvait supposer cela, M. Landes pas plus que les autres. Toute cette histoire n’est qu’une manœuvre politique de gens qui ne peuvent se consoler d’un échec électoral. »

Je crois même que certains gouvernementaux ont ajouté : « de gens qui aujourd’hui voudraient bien profiter de la catastrophe pour rétablir leurs affaires compromises », et que d’autres ont même dit : « pour pêcher en eau trouble ». Mais, si ce propos est nié, je veux bien consentir que j’ai mal entendu…

Vous le voyez, si, d’un côté, l’on est violent, on ne l’est pas moins dans l’autre camp.

J’ai dit la version de l’un et la version de l’autre.

Je crois qu’il est facile de choisir.


Et pour que cela soit plus facile voici un document que je veux publier de suite, une simple lettre, reçue le lendemain de la publication de l’entretien Clerc dans le Journal.


Monsieur Jean Hess au « Journal ».


Ce n’est pas sans une vive émotion que je lis dans le Journal, votre récit de l’horrible cataclysme de Saint-Pierre, où les miens sont à jamais ensevelis, ainsi que les différentes interviews recueillies au cours de vos pérégrinations.

Sans préjuger des conclusions qu’entraînera avec elle, votre impartiale enquête, il me semble jusqu’à ce jour, qu’en dehors d’une présomption sérieuse relative aux intentions dissimulées de feu M. le Gouverneur, aucune preuve tangible n’a été faite.

Il m’appartient désormais de lever tous les doutes et d’éclairer le jugement de tous, non pas avec des allégations, — ce qui est toujours facile, mais avec des preuves irréfutables. — Voici comment !

Le 5 mai dernier se trouvaient réunis dans mon étude à Saint-Pierre, mes deux voisins et amis, MM. Fouché et Landes.

Ces Messieurs très inquiets du résultat négatif de leurs pressants appels, décidèrent de me remettre un pli confidentiel pour le Gouverneur à Fort-de-France, où m’appelaient mes affaires. À mon départ j’eus deux plis à remettre au lieu d’un. L’un de Fouché et l’autre de Landes. Je partis. En route nous nous croisâmes avec M. Mouttet. Vous savez ce qu’il advint.

Pendant la traversée de Colon à Pauillac, j’eus la curiosité de lire ces deux documents, bien que je pressentisse leur contenu, mais je ne m’attendais pas à un réquisitoire d’outre-tombe aussi foudroyant contre l’imprévoyance et l’incurie criminelles, causes initiales de la mort de quarante mille Français.

Le mouillage, 11 mai.

Si j’ai gardé le silence jusqu’à ce jour, c’est que tout entier à la douleur cruelle qui frappe à nouveau mon cœur de père, j’ai dû veiller au chevet de ma fille aînée jusqu’à son décès, occasionné par une méningite. Suite consécutive de l’horrible vision de là-bas !…

Je me propose de publier ces deux documents avec mes notes lorsqu’elles seront coordonnées. Je n’ignore pas l’importance de ces deux facteurs dans la répartition ultérieure des indemnités, aussi ma conscience me dit bien haut de ne pas les faire disparaître.

Veuillez agréer Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Charles Riffard.
Notaire à Saint-Pierre.

16, rue des Jardins-Saint-Paul, Paris.

Le 23 juin 1902.


M. Clerc devant l’éruption et dans les ruines.


Revenons au volcan.

Voici comment M. Clerc m’a décrit l’éruption du 8, à laquelle il a assisté du haut des mornes qui dominent immédiatement Saint-Pierre :

« Le matin du 8, nous étions dans la maison de l’habitation Litté, au Parnasse. À huit heures moins dix, on entendit une détonation. Pas très forte. Nous sortons pour regarder. Alors, deuxième détonation, très forte celle-là.

« Puis j’ai vu sortir de l’étang sec un fleuve de fumées lourdes, excessivement noires. Ces fumées coulaient en moutonnant avec un bruit sinistre. On sentait que cela était pesant, puissant. Un gigantesque bélier roulant… je répète l’expression, roulant…

« On entendait le craquement de tout ce que cette trombe roulante brisait, arrachait sur son passage. Cette masse noire qui dévalait ne se confondait pas avec les fumées qui continuaient de monter du cratère en nuages. On voyait l’horizon au-dessus des fumées, qui descendaient sur Saint-Pierre.

« Elles suivirent avec fracas la vallée de la rivière des Pères, la vallée de la Roxelane et s’étendirent jusqu’au Carbet, couvrant tout d’un frémissement de noir linceul…

« J’estime que cette avalanche d’un nouveau genre ne mit pas plus d’une minute et demie à couler du haut de la montagne jusqu’au Carbet.

« Puis, avec la vitesse même de-la pensée, j’ai vu toute la masse noire fulgurer dans un éclat de tonnerre. Et, toujours dans le noir, ce fut sur Saint-Pierre des lueurs d’incendie.

« Aussitôt après le jet et l’explosion de la trombe gazeuse, le sommet de la montagne s’éclaircit, le cratère s’éteignit et je vis, complètement changée, la silhouette ancienne du morne Lacroix.

« Et le noir reprit. Pendant une heure, toute la région, le rivage, la montagne, les mornes, la maison où nous nous trouvions, tout fut dans le noir. On dut allumer les lampes.

« Lorsque revint le calme et la lumière, une lumière sans éclat, une lumière atone, morte, nous étions dans un paysage de cendres… C’était comme une neige d’un gris-clair qui eût tout recouvert.

« Saint-Pierre n’existait plus ; le quartier du Fort était rasé, celui du Mouillage brûlait…

« À dix heures, je descendis aux Trois-Ponts et à l’allée Pécoul, que j’ai suivie jusqu’à l’établissement de la lumière électrique. Trois hommes m’accompagnaient, qui marchaient nu-pieds. Donc, la cendre n’était déjà plus chaude.

« Il y avait partout des cadavres noircis. Mais le quartier n’avait pas brûlé. Les gens étaient morts asphyxiés… comme par un gaz chargé de poussière de houille qui, ensuite, en explosant, les eût tous noircis de la même teinte. Le quartier du Fort n’était pas brûlé, mais broyé… Il n’y restait rien.

« J’étais encore en bas, lorsque, entre 11 heures et 11 heures et demie, j’entendis une explosion qui provenait de l’autre côté du morne Lacroix. Une nouvelle bouche volcanique venait de s’y ouvrir. L’ancienne, celle de l’étang sec, recommença de fumer vers 3 heures. Alors, nous partîmes pour notre maison de Vivet, afin de nous mettre à l’abri des nouveaux coups du volcan. »


M. Fernand Clerc, par la suite, est retourné plusieurs fois à Saint-Pierre, m’a-t-il dit. Et, dans les accalmies du volcan, il s’en est rapproché le plus près possible.

On dit même — et je crois que les reporters américains l’ont télégraphié à leurs journaux — qu’il a fait l’ascension complète de la Montagne Pelée, qu’il en a de tout près observé les nouveaux cratères et qu’il les a mesurés !… Mais, cela, il ne me l’a point dit. Quand je l’ai interrogé sur ce propos, comme notre entretien avait lieu au Café de la Savane, un fâcheux qui survint permit à M. Clerc de ne pas me répondre.

Dans ses courses à la montagne, M. Fernand Clerc a pu estimer que la cassure du morne Lacroix avait diminué de 125 mètres l’altitude de ce morne.

M. Clerc m’a aussi raconté beaucoup d’autres choses intéressantes. Ses observations sur les cadavres concordent avec celles des autres personnes et des médecins dont je publie les entretiens.

Donc, passons.

Un détail, cependant. M. Clerc pense que beaucoup virent venir le danger et eurent le temps de commencer à fuir. (Cela, d’ailleurs, n’empêche pas qu’ils aient été sidérés, soit par une asphyxie foudroyante, soit par une fulguration, peut-être par les deux simultanément.)

Dans la rue de Longchamps, il a vu les cadavres comme tombés en courant, puis poussés, entassés, par la trombe, qui les dénudait, les scalpait.

Dans la rue de la Banque, il a noté que les gardes de police, alors au rapport, avaient dû fuir vers le rivage : ils étaient tombés à des distances différentes ; le sabre était à côté des cadavres carbonisés.

Près de la maison Knight, il a vu le rouff d’un navire. Sur ce rouff, il y avait un cadavre dans l’attitude d’un homme qui déjeune, à côté, demeuraient l’assiette, le couteau, la bouteille.

  1. Un jeune homme, avec qui je causais de ces parties de plaisir à la montagne et des facilités de l’ascension, m’a dit : « Il y avait quelques endroits où l’on devait faire un peu de gymnastique. Aussi, pour aller à la montagne, les dames mettaient des pantalons… »