La Catastrophe de la Martinique (Hess)/24

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 138-145).


XXIV

ENTRETIEN AVEC M. PEYROUTON


Le Trésor. La Banque.


Notre ancien confrère Peyrouton, qui fut directeur de l’Estafette, est le trésorier particulier de Saint-Pierre. Revenant de congé à bord du Canada, il devait arriver régulièrement à Saint-Pierre le 8, au jour. Un retard de paquebot ne le mit devant Saint-Pierre que le 9. Saint-Pierre n’existait plus.

M. Peyrouton fui chargé par le gouverneur de procéder au comptage des valeurs et espèces qu’on pourrait retirer de dessous les décombres du Trésor et de la Banque.

Il fut à Saint-Pierre le 11 avec le procureur de la République, le capitaine Evano et un détachement de quarante soldats.

La « corvée » dura de midi à onze heures du soir.

Le Trésor avait été pillé. Dans le coffre éventré, on trouva une fiche de caisse indiquant que le compte de l’actif avait été arrêté, le 7, au soir, à 103,000 francs. La « mission privée » de recherches et fouilles qui avait opéré là n’avait pas perdu sa journée.

Des deux caveaux de la Banque, on retira billets, or, argent, deux millions et quelques centaines de mille francs. Il y avait 1,500 sacs contenant chacun 200 pièces de 5 francs, les artilleurs les emportaient, deux sur chaque épaule, de la Banque au rivage. Le capitaine Evano, qui commandait le détachement, trouva six pillards. Il les arrêta et les employa au portage. Pas banal cet emploi de voleurs au sauvetage de l’argent convoité par eux. Le capitaine voulait les amener à Fort-de-France, mais le procureur de la République déclara que l’on devait « laisser aller » ces électeurs…

Les observations de M. Peyrouton sur le désastre, sur les ruines, sur les cadavres, etc., sont les mêmes que celles des autres témoins cités ailleurs. Mais, en quelques mots nets, précis, comme il devait s’en trouver dans la bouche du journaliste éminent qu’il fut, M. Peyrouton m’a caractérisé la catastrophe :


« Le grand désastre, d’après lui, c’est moins les pertes matérielles et les deuils que la disparition de la partie la plus intelligente et la plus active de la population. La Martinique est décapitée. Les disparus étaient ceux qui produisaient. Il est mort plus de trois mille blancs, tout le haut commerce de l’île, les chefs de maison, leurs fils, leurs familles, ceux qui avaient la tradition, le crédit… Cette vieille et belle race des colons-gentilshommes, des créoles blancs de la Martinique est frappée à la tête et au cœur. Bien que sacrifiée depuis longtemps à la population de couleur par la loi du nombre, c’est cette race de créoles, cette race qui possédait le sol, cette race qui tenait le commerce, la banque, etc., etc., c’est elle qui nourrissait l’île. Certainement, il est à redouter que sa disparition ne soit aussi fatale à ses ennemis qu’à ses amis. »


M. Peyrouton est trop « Parisien » pour entrer dans les luttes de parti qui désolent ce malheureux pays. Il ne « donne » pas non plus dans le préjugé de couleur. Mais cela ne l’empêche pas de le constater, et de voir et de dire que, si le blanc n’aime pas le mulâtre, le nègre, ceux-ci, pour une fois bons payeurs, le lui rendent bien.

M. Peyrouton a constaté aussi les victoires progressives de l’homme de couleur sur le blanc. Faut-il toujours appeler cela des victoires. Et M. Peyrouton me dit la main mise par les noirs sur la Banque. C’est un nègre des directions de l’intérieur qui vient d’être mis à la tête de la Banque, pour en remplacer le directeur, mort à Saint-Pierre. Un noir qui a, lui aussi, son préjugé de couleur.

« Et, cependant, me dit M. Peyrouton, la Banque de la Martinique est, légalement, la propriété des blancs.

« Lorsque la République supprima l’esclavage dans la colonie, elle dédommagea les propriétaires blancs. Une partie de l’indemnité, une somme réalisée de trois millions de francs, en vertu de la loi de 1849, fut employée, en 1851, à la fondation d’une Banque, en réalité propriété des anciens possesseurs d’esclaves demeurés possesseurs du sol, d’une banque destinée à favoriser, à faciliter leurs opérations de culture et de commerce. »


Il faut d’ailleurs ajouter que tous les blancs de Fort-de-France se plaignaient amèrement du fonctionnement de la Banque sous la direction du « nègre de l’intérieur » ainsi qu’ils désignaient le malheureux fonctionnaire appelé par le ministère à diriger les affaires d’un établissement financier, dans un pays où, pour semblable besogne, il est nécessaire d’avoir une habileté, un tact et une compétence particulières, qui ne s’acquièrent généralement point dans les bureaux des directions de l’intérieur.

On articulait même des faits.

On disait que pour le commun des mortels, que pour les usiniers pressés par leurs échéances de salaires, on n’acceptait point les pièces comptables, les reçus de dépôt qu’ils produisaient ; la nouvelle direction objectait, paraît-il, que la comptabilité de la Banque étant détruite, on ne pouvait savoir si leurs comptes de dépôts n’étaient pas annulés par des comptes de retraits, et que seuls les tribunaux auraient qualité pour statuer.

Rue Victor-Hugo, 11 mai.

Et les blancs ajoutaient qu’aucune de ces formalités, d’ailleurs légales, n’avait été observée quand M. le sénateur Knight avait demandé le remboursement d’une somme de 125.000 francs, pour quoi il n’aurait produit qu’un reçu de dépôt remontant au mois de mars… On lui avait immédiatement compté la somme, en or. Pourquoi, disaient les amis de M. Clerc, pourquoi attendre le jugement des tribunaux pour le commun des mortels et s’en passer pour M. le sénateur Knight, en l’espèce un simple commerçant comme les autres ? Pourquoi suspecter la bonne foi des pièces produites par les commerçants X. Y. Z… et pas celle d’un papier présenté par le commerçant Knight ?

Pourquoi deux poids et deux mesures ? Est-ce que dans une démocratie le mandat de sénateur, hors du Luxembourg, et hors session, confère un privilège quelconque à celui qui en est investi ?

Est-ce que dans le négociant on doit reconnaître le sénateur, lui conférer des faveurs qu’on refuse aux autres et, ajoutait-on (car c’est peut-être cela qui, dans ce pays à amour-propre surchauffé, excitait le plus ses ennemis), mettre à sa disposition des navires de guerre, le Suchet, quand il veut arriver sur les ruines de la maison de sa famille avant ses autres parents… etc…

On ne lui pardonnait pas non plus ses tournées électorales du 8 au 11 avec les breaks de l’artillerie.

Et des gens même très peu passionnés trouvaient étrange l’effacement de l’administration devant le sénateur à partir du 11 ; disaient peu régulier que M. Knight à bord des navires de guerre en tournée le long du littoral se fut donné des allures de grand chef ayant sous ses ordres, le gouverneur, la marine, l’armée, en un mot tout…

C’est lui qui réquisitionnait, disait-on…


J’ai fait la traversée de retour avec M. Knight et je lui ai parlé de tout cela en lui disant que, désireux de donner une idée exacte de la mentalité martiniquaise et coloniale, en cette occasion je publierais… tout…

— « Parfait, m’a-t-il dit. C’est votre droit et je ne puis vous en empêcher,

— « Mais je publierai également vos dires.

— « Alors, écrivez que tous ces gens qui m’attaquent sont des…

— « Oh ! monsieur le sénateur !…

— « Ce n’est pas des Français. Ils ont toujours été hostiles au gouvernement métropolitain. Je l’ai démontré dans un de mes discours au Sénat, dans un discours où j’ai parlé trois heures…

— « Trois heures, monsieur le Sénateur !…

— « Oui, trois heures et Waldeck m’a félicité… Dans ce discours j’ai montré que ces colons se croyaient les maîtres absolus de l’île. Quand la royauté leur voulait imposer une mesure quelconque qui les gênait, ils se mettaient en rébellion ouverte. Ils appelaient l’étranger… Est-ce que maintenant vous ne les avez point vus flirter avec l’américain ?

Ils me reprochent d’avoir « commandé » des navires de guerre. C’est enfantin. J’ai eu, il est vrai, des réquisitions en blanc signées du gouverneur p. i., afin d’être prêt à toute éventualité dans le sauvetage des sinistrés. Mais tandis que vos usiniers filaient abandonnant leurs propriétés du Nord à la garde de pauvres nègres, moi j’allais procéder au sauvetage des sinistrés… J’y ai risqué ma vie…

J’ai failli me noyer plusieurs fois. J’ai fait mon devoir de sénateur.

— Et vos 125.000 francs de la Banque ?

— C’est vrai, on m’a payé de suite, mais j’ai produit le reçu de dépôt.

— N’était-il point de mars ?

— Oui. Mais j’ai montré en même temps un carnet de mouvements de fonds.

— Contresigné de la Banque ?

— Mais non, puisque c’était un carnet personnel… Vous le voyez, il y a là une odieuse manœuvre.

— On prétend cependant, monsieur le Sénateur, que pour les autres déposants, on n’a rien voulu entendre, qu’on ne leur donnera rien que sur jugement des tribunaux…

— Les autres déposants… les usiniers n’est-ce pas, nos adversaires, les soldats de M. Clerc… mais ils n’avaient que du passif à la Banque… Ils ne savaient plus où donner de la tête pour renouveler les échéances de leurs dettes… Ils étaient tous endettés… C’est pour cela qu’ils crient si fort aujourd’hui. Il y en a un à qui nous avons donné 3.000 francs pour le paiement de ses ouvriers… Eh bien, j’ai fait une enquête, monsieur, il n’a rien donné à ces malheureux… rien… Il les mange ces 3.000 francs.

Et c’est ces gens-là qui réclament déjà de formidables indemnités. Ils n’avaient plus rien que des dettes. Et ils s’inscrivent pour des pertes énormes, espérant des indemnités proportionnelles…

— Et vous, monsieur le Sénateur, vous dont la maison de commerce était prospère, vous dont les biens ne devaient rien à personne, vous devez avoir fait des pertes incalculables…

— C’est le mot, incalculables.

— Et vous vous êtes inscrit, monsieur le Sénateur…

— Pour un rien. Pour trois millions.



J’affirme encore une fois que tout ce que j’écris est absolument exact.

Les Martiniquais, aujourd’hui, sénateur en tête, s’entrebattent pour l’indemnité.

Les pauvres diables qui n’ont de leur vie mangé qu’à la graisse américaine, à l’horrible mantègue ou à l’huile de coco, rêvent savoureuse pitance au beurre… en pile comme on dit là-bas.

Pour d’autres, c’est le voyage et l’entretien en Europe…

Pour d’autres, c’est les millions…

N’insistons point. La nature humaine est vraiment, sous toutes les latitudes, une bien sale nature.

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