La Catastrophe de la Martinique (Hess)/23

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 128-137).


XXIII

LES CORBEAUX…


Tristes faits. Tristes accusations…
Encore les haines de race. Le préjugé de couleur.


Quelques journaux, qui trouvent plus simple d’inventer les scènes qu’ils décrivent ou qu’ils dessinent que d’aller voir (c’est moins cher et plus vite fait), ont dessiné sur Saint-Pierre en ruines un vol de corbeaux…

Il n’y en eut jamais[1]. Les oiseaux fuient les terres volcaniques en travail. Dans l’Amérique centrale, on reconnaît l’approche des tremblements de terre à l’effarement, à la fuite des oiseaux. On sait qu’il n’y aura plus de secousses quand on entend le coq chanter, etc…

Donc, malgré les tas de cadavres à l’air, on ne vit jamais un oiseau planer sur le charnier ; vautours, charognards et corbeaux avaient trop peur pour cela…

Mais, si la menace du volcan effrayait les oiseaux de proie, elle n’inspirait pas la même terreur aux hommes de proie…

La note qu’on vient de lire sur le service des gendarmes le prouve.

Un jour quarante-cinq pillards sont pris dans les ruines ; un autre jour dix-sept.

Ces voleurs, on les appela des corbeaux.

Le tribunal de Fort-de-France en a condamné près d’une centaine dans une « même fournée ». La peine uniforme : cinq ans de prison.

Quelquefois le volcan se chargeait lui-même de faire justice. On trouva des cadavres de voleurs tués par des éruptions qui, éloignant les gendarmes, laissaient le champ libre aux « corbeaux ».

Quand j’allais à Saint-Pierre, à bord de la drague, une chasse « aux corbeaux » me fut contée par un gendarme qui était « chasseur » et par un abbé qui était « spectateur ». Ce gendarme avait accompagné un négociant qui recherchait le coffre-fort de sa maison dans les ruines. Des voleurs se livraient déjà à la même besogne. Le gendarme en prit une vingtaine. Mais une bande d’une centaine d’individus faillit lui faire un mauvais parti. On lui lança des pierres, ainsi d’ailleurs qu’à M. Cappa et à d’autres personnes…

Les pillards étaient organisés en véritables bandes, obéissant à des chefs. Ces chefs avaient de grands bâtons. L’abbé qui avait vu cela, et qui écoutait le gendarme raconter son histoire, ajouta :

« Ce qu’il y avait de plus rigolo, c’était les femmes de ces voleurs qui préparaient le boulottage (sic). »

Cet abbé ne pardonnait pas aux pillards d’avoir pro- fané le tabernacle de la cathédrale en volant les vases sacrés épargnés par la flamme et en répandant les hosties sur la cendre… Le ciboire de la cathédrale avait été brocanté à Sainte-Lucie, où il fut racheté par un prêtre.

Il n’y avait pas que des Martiniquais à venir «  prospecter » les ruines. On y vint de toutes les Antilles voisines. Et, comme le jour, on était exposé aux mauvaises rencontres de la gendarmerie dans les ruines, beaucoup d’amateurs travaillèrent la nuit. Il y avait bien des postes de gendarmes qui gardaient les routes de terre, mais la grande route de la mer était ouverte à tous. Et on en profitait…


Il y eut des « corbeaux » de toute condition.

Une histoire scandaleuse courait à Fort-de-France… sous le manteau.

Un jour de grosse mer et de vent contraire, une pirogue montée par plusieurs jeunes gens se trouvait en détresse au large de Saint-Pierre. Un navire américain recueillit ces jeunes gens. Mais leur attitude et leurs réponses parurent suspectes au capitaine, qui les remit au Suchet.

Là, on reconnut parmi les jeunes gens le neveu du sénateur de la colonie, le jeune Godissart, et l’affaire fut étouffée.

D’un autre côté, le journal l’Opinion avait publié un article intitulé : « Corbeaux de haut vol », où, très clairement, les Martiniquais voyaient que le parti de M. le sénateur Knight accusait des gens du parti de M. Clerc d’avoir été cambrioler dans les ruines les coffres des maisons de commerce où ces gens avaient des reconnaissances de dettes à faire disparaître.

Ces histoires de ruines fouillées, pillées, donnaient aux partis des armes nouvelles pour leurs luttes politiques…

On n’osait pas encore écrire beaucoup, mais on se rattrapait dans les conversations.

Ce que j’en ai entendu !



Il est difficile de concevoir jusqu’où les haines de race, les luttes politiques et les conflits d’intérêt peuvent conduire les hommes…

Les quais, 11 mai.

Pour en avoir une idée, il faut avoir été à la Martinique en ces jours de deuil.

Des amis m’ont dit que j’avais tort d’écrire cela… que je devais cacher cette face de la misère humaine ; et qu’en mon livre je serais généreux de ne parler que des malheurs de ces infortunés Martiniquais pour apitoyer le monde sur leur sort et les faire secourir.

Certes, j’ai la plus grande pitié pour tous ceux qui souffrent, et je demande à la solidarité humaine de les secourir… Mais je suis reporter, et je dois à ceux qui me lisent la vérité, tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai noté…

Je n’ai pas à m’inquiéter des suites de mes reportages.

S’ils plongent dans la honte un ministre, comme autrefois M. Lebon quand j’ai publié ses inutiles barbaries de Cayenne ;

S’ils accablent aujourd’hui M. Decrais, en révélant ce fait des habitants de Saint-Pierre, maintenus sous le volcan, jusqu’à la mort, par son ordre ;

Cela ne peut, cela ne doit influencer en rien l’œuvre d’un reporter qui doit être une œuvre de vérité… de vérité entière.

C’est pour cela que je dois au public, en même temps que les notes les plus complètes sur l’éruption du volcan, sur les ravages du volcan, des renseignements aussi complets sur les gens qui vivent encore près du volcan. Et puis, il y a là de si beaux documents humains, de si nobles indications pour la psychologie de notre espèce humaine… que vraiment ce serait crime de les taire.

Ainsi, lisez ceci que j’ai lu dans l’Opinion :


Comme un lion couché aux pieds du dompteur, se dresse dans une révolte soudaine de sa férocité refoulée et mange son maître, la montagne Pelée qui étageait depuis des siècles au-dessus de Saint-Pierre la verdure souriante de ses plateaux, s’est réveillée un jour grondante et terrible.

Et avec la brutalité atavique des anciens âges, le volcan assoupli, domestiqué, dont les flancs féconds étaient chargés de récoltes abondantes, a ouvert une gueule horrible sur la ville confiante et douce qui s’étirait au soleil levant. L’affreux et énorme volcan a tout englouti sous son flot de lave, de soufre et de feu…


… Nous pleurons seulement, courbés sous le vent formidable du phénomène.

Alors que pour un enfant qui meurt, nos gorges oppressées jettent au ciel la révolte de leurs sanglots, tous aujourd’hui s’inclinent, tous reculent devant une discussion de la justice éternelle. L’enfance au berceau et l’adolescence en fleur, la pudeur des vierges et la grâce des jeunes mères, tout ce qui sourit, tout ce qui rayonne, tout ce qui désarme, le Moloch glouton l’a pris… Il le fallait peut-être…

Qui sait si l’onde qui tressaille,
Si le cri des gouffres amers,
Si la trombe aux ardentes serres,
Si les éclairs et les tonnerres
Seigneur, ne sont pas nécessaires
À la perle que font les mers.

Toute cette littérature ne vous dit rien. Vous croyez qu’il s’agit simplement de rhétorique tropicale… Eh bien, cette toute petite phrase : « Il le fallait peut-être » et les versiculets qui suivent, qui sait si…

… Ne sont pas nécessaires
À la perle que font les mers

ont causé une grosse, très grosse émotion aux « blancs » qui restent à la Martinique, européens et créoles. C’est toute la lutte des races noire et blanche que les blancs ont vue là-dedans… La lutte signalée par un hosanna de victoire après la catastrophe qui tuait d’un coup la majorité, presque la totalité de la population blanche de la Martinique.

Cela est épouvantable, pour employer à mon tour de gros adjectifs, que des hommes aient pu supposer en pareille occurrence telle idée chez d’autres hommes. Eh bien ! si triste que cela soit, cela est.

J’ai compté. Quarante blancs au moins, de toute classe et de tout rang, des créoles, des fonctionnaires, des soldats, des officiers m’ont affirmé avec indignation que dans sa littérature « cherchée » le rédacteur de l’Opinion avait habilement exprimé ce que les noirs du peuple criaient brutalement, à savoir que « le volcan avait tué les « bequets » pour que l’île devînt définitivement la propriété de ses maîtres naturels les braves noirs. » Un jour, au café de l’hôtel, plusieurs officiers disaient cela devant M. Muller l’ancien chef de cabinet du gouverneur Mouttet. M. Muller protestait, affirmant que cela n’était pas possible, qu’il ne connaissait point un pareil esprit dans la population noire de la Martinique. La discussion fut même vive. Les officiers maintinrent leur affirmation. Ils avaient « entendu »…

C’est d’ailleurs un officier qui m’a signalé l’article de l’Opinion plus haut cité, en m’en soulignant le passage à sensation… et en me l’expliquant.

Je crois inutile d’ajouter que les hommes du parti noir à qui j’ai parlé de cela ont protesté avec une indignation tout aussi violente que celle de leurs accusateurs…

Triste, de voir que, malgré le temps, malgré les nouvelles générations les vieilles haines de race et de couleur ne disparaissent pas. Bien plus, que loin de s’atténuer, elles s’accentuent.

Personne n’ose plus dire dans un discours officiel, dans un article imprimé, personne n’ose plus étaler au grand jour l’imbécilité dont le préjugé de couleur est la marque,… et tous les jours dans les conversations, tous font éclater les haines dues à ce préjugé. J’ai entendu le noir haïr le blanc. Et j’ai entendu le blanc haïr le noir. L’un n’oublie pas qu’il fut esclave. L’autre ne peut se consoler de ne plus être le maître. Et c’est le heurt constant. C’est la guerre sans trêve. Les partis n’ont même pas désarmé devant les deuils du volcan !

On pourra écrire de belles phrases de concorde et de paix, et d’union et de fraternité… Mensonges… Je viens de vivre dix jours dans une atmosphère de haine plus nauséabonde mille fois et plus mortelle que toutes les fumées du volcan…



Voulez-vous savoir à quel point subsiste le préjugé de couleur. L’aventure classique de la femme blanche qui ne voit pas un homme dans le nègre, dans le mulâtre et n’a pas plus de pudeur devant un de ces êtres que devant un animal, elle est encore de ce temps. Elle est d’hier. L’employé mulâtre d’un percepteur est appelé pour un renseignement quelconque par la femme de son chef. Il arrive à contre-temps dans son appartement et la surprend nue, absolument nue. Il bredouille ; cherche une excuse ; veut s’en aller. « Mais non… restez donc, lui dit la dame… vous savez bien que devant vous ça ne compte pas… » Et calme autant que si elle avait parlé à son chien, sans rien chercher à dissimuler de sa nudité, la jeune femme, demande à cet employé le renseignement dont elle avait besoin !

Et les créoles, les femmes blanches de la Martinique admirent ce trait. Pour elles, le nègre, le mulâtre ont moins d’humanité qu’un chien.



Sur le préjugé de couleur dans un autre ordre d’idées. L’abbé Valadier en mission à la Martinique eut l’imprudence de dire que les noirs sont les enfants de Dieu au même titre que les blancs. On ne vit plus une femme blanche à ses sermons…



Encore une note sur cette politique dont les haines ne désarment pas devant les deuils les plus affligeants. Cette note est de M. le docteur Guérin :

« Le sénateur Knight, me dit le docteur, allait à Saint-Pierre pour ses affaires personnelles. Il voulait défoncer son coffre. On lui avait donné un maître armurier. On avait réquisitionné un bateau… M. Knight est un personnage important… mais pas au point cependant de remplir un bateau à lui tout seul… Je voulus prendre passage à bord de ce bateau… M. Knight refusa… Est-il amiral… Non… n’est-ce pas que c’est une infamie… Et dites le bien en France… d’autant plus que j’allais ravitailler mes gens du Carbet… Dites cela monsieur… »

C’est sur la Savane que le docteur me confiait de la sorte sa colère. L’instant d’après, sur la même Savane, je rencontrais un homme de l’autre bord. — « Comment, me dit-il, vous causiez avec ce vieux… de Guérin, (Là une expression que malgré ma sincérité de reporter soucieux toujours de répéter exactement ce qu’on lui dit, je ne saurais décemment publier) comment vous écoutiez le docteur… Mais c’est l’homme de tous les faux bruits… Savez-vous ce qu’il fait circuler maintenant… Non… Eh ! bien, voici sa dernière. Il colporte partout que devant les scandales de la répartition des secours les Américains se sont émus, que le président Roosevelt a donné l’ordre d’arrêter tout envoi nouveau, de fermer toutes les souscriptions. que d’ailleurs les Américains apprenant que leur aide ne profite qu’à des nègres… (il a dit des nègres, monsieur… ce béquet !)… étaient bien décidés à ne plus rien nous envoyer… Mais c’est peut-être cela qu’il vous disait tantôt… »

— « Non, il me contait simplement que le sénateur Knight est le tyran de la colonie et qu’il abuse de l’autorité que le gouvernement lui abandonne en la circonstance…

— « Tenez, voilà le sénateur qui vient. Allez donc lui demander ce qu’il pense des plaintes de Guérin… »

Et j’abordais M. le Sénateur. Au nom de Guérin, il verdit…

— « Ah ! ce Monsieur se plaint d’être brimé. Il dit que nous donnons tout aux nègres par politique électorale. Que nous entretenons nos agents, nos électeurs avec les dons de la charité américaine… que les blancs sont une fois de plus sacrifiés, abandonnés par la métropole à notre tyrannie… peut-être a-t-il dit la marâtre en parlant de la France, de la patrie, Monsieur. Mais de quoi se plaint-il personnellement. Que veut-il, que réclame-t-il pour lui. Il n’a rien perdu, ce Monsieur, ce n’est pas un sinistré. Son usine. Elle ne lui appartenait plus. Sous trois jours, elle allait être saisie par la Banque. Il dit qu’il n’a plus rien, qu’il est pauvre. Mais il est riche. Depuis qu’il travaille il a toujours placé ses bénéfices au nom de sa femme… Ah ! Monsieur, ce parti n’a pas de cœur. Mais nous connaissons leurs manœuvres et nous les déjouerons.

  1. Le prophète des lamentations, dans la Bible, avait déjà noté ce fait.