La Catastrophe de la Martinique (Hess)/20

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 116-122).


XX

ENTRETIEN AVEC M CAPPA, CHEF DE LA MISSION D’INCINÉRATION


M. Cappa est l’architecte municipal de Fort-de-France. Il a été chargé de la recherche et de l’enterrement ou de l’incinération des cadavres. On avait confié d’abord cette mission aux soldats. Mais des devoirs plus impérieux et plus professionnels ne permettaient pas au commandant militaire de soustraire de la garnison de Fort-de-France, relativement faible, un effectif aussi nombreux que celui qui était nécessaire pour les corvées d’enterrement à Saint-Pierre.

La municipalité de Fort-de-France réunit des ouvriers volontaires pour cette besogne spéciale et en donna la direction à M. Cappa. J’ai accompagné M. Cappa dans une de ses funèbres expéditions, et il m’a servi de guide à travers les ruines de Saint-Pierre. Au cours du voyage, pendant que le bateau-drague nous conduisait à la ville morte, M. Cappa m’a dit ses souvenirs de la quinzaine terrible. Ce sont des souvenirs précis, nets, des souvenirs d’architecte. Je les ai transcrits tels que je les ai notés. C’est comme un petit journal, un mémento :

« Le 23 avril, des bouches s’ouvrent sur le versant Sud-Ouest de la montagne. Elles fument. Le 30 avril, les 1, 2, 3, 4 mai débordement de la rivière Blanche et de la rivière des Pères. La rivière Blanche cesse de couler pendant une journée, puis déborde avec fracas. Des curieux s’y rendent en grand nombre.

« À Fort-de-France, dans la nuit du 2 au 3, le vent du Nord amena une pluie de cendres.

« Le 5 mai, à midi, l’usine Guérin était emportée.

« Le mercredi 7, à Fort-de-France, de 2 h. 1/2 à 3 heures de l’après-midi, on entend de forts grondements, puis un roulement prolongé. Il y a des phénomènes de flux et de reflux, sur une hauteur d’environ 30 centimètres.

« Le 8, à 5 heures du matin, toujours de Fort-de-France, on aperçoit la fumée du cratère. Il avait plu vers 2 heures du malin. À 6 heures, départ de curieux pour Saint-Pierre, par le Diamant. À 7 h. 43, beaucoup de personnes arrivent de Saint-Pierre.

« À 8 h. 20, il y a une pluie de cailloux, suivie d’une pluie de cendres.

« Les vapeurs Rubis et Topaze essaient de se rendre à Saint-Pierre. Ils ne peuvent en approcher et reviennent en disant que la ville est en feu.

« On croit que les habitants ont pu se sauver, qu’ils arriveront par terre et on fait les premiers préparatifs pour les recevoir.

« La population attend sur le rivage, elle est consternée.

« Seulement le soir, le Rubis, la Topaze, le Pouyer-Quertier peuvent approcher Saint-Pierre et se rendre compte de la catastrophe.

« Les bateaux ramènent des blessés, de la rade et des environs de Saint-Pierre.

« Des sinistrés des communes voisines arrivent. À 11 heures du soir, on leur distribue des vivres à la mairie, on les loge à l’école.

« Le 9, on commence le sauvetage à Saint-Pierre. On craint des scènes de désordre à Fort-de-France ; on met des factionnaires devant les boulangeries.

« Le 11, les disciplinaires commencent l’incinération des cadavres, au Carbet. Ils n’y retournent pas. Le colonel commandant les troupes a besoin de tous les soldats à Fort-de-France.

« On constitue la mission civile d’incinération, qui travaille le 13, le 14, le 15, le 16.

« Le 17, notre débarquement ne peut se faire à cause d’une pluie de cendres vraiment trop forte.

« Le 19, la mission est au travail. Vers onze heures, la montagne se couvre brusquement d’un nuage noir très intense, sillonné d’éclairs. De fortes détonations, prolongées, sortent du cratère. Pluie de cendres. La drague siffle le ralliement. La mission se rembarque.

« Le 20, la montagne fumait comme d’habitude. La mission s’embarquait à Fort-de-France, lorsque vers cinq heures vingt, un nuage noir couvrit la montagne. Il était sillonné d’éclairs. De grosses masses de fumée se formaient avec une grande vitesse ascensionnelle. Arrivés à une certaine hauteur, ces nuages éclairés par le soleil levant, prenaient une teinte de feu. La mission débarque.

Bûchers d’incinération.

« La ville est en panique. On crie : « Le feu est au ciel ? » Le nuage couvre Fort-de-France en quelques minutes. La population est terrorisée. On fuit, en costume de nuit. Des femmes n’avaient pour vêtement qu’un gilet de flanelle. Un homme était nu, coiffé d’un chapeau haut de forme. Des cris… Les fuyards vont du côté de la mer. Beaucoup à l’église. Pluie de cailloux et de cendres.

« Le 21, le cratère fumait encore beaucoup.

« Le 22, la mission part et travaille comme d’habitude. Elle reconnaît, comme l’avait annoncé le Suchet, que la ville a changé d’aspect. Cette fois, la ruine est consommée. Tout ce qui dépassait 3 mètres de hauteur est rasé. Tous les murs Est-Ouest, dans le quartier du Fort, et Nord-Sud, dans le quartier du Mouillage, sont rasés. Ceux qui restent tiennent à peine. La deuxième tour de la cathédrale est tombée. Le pont Eiffel, sur la Roxelane, est emporté… Les cendres et les boues ont nivelé les quartiers…, etc., etc.

« Une fouille pratiquée devant l’ancienne caserne, indique une hauteur de 30 centimètres de cendres. Malgré la pluie tombée en quantité, à 3 centimètres la cendre est encore chaude.

« Nous avions laissé dans les rues Longchamp, Amitié, etc., plus de 800 cadavres, que nous devions incinérer. Nous ne les retrouvons plus. Ils étaient ensevelis dans la cendre.

« Le cratère fumait peu. »


(Cela dans la matinée, car le soir, de cinq à six heures, en arrivant avec le Saint-Domingue, j’ai vu, de la mer, une éruption de cratère avec d’immenses fumées ardentes.)


« On apercevait à l’œil nu une grande déchirure qui coupait la montagne dans la direction Sud-Ouest, déchirure qui n’existait pas le 19. La secousse du 20 a modifié du tout au tout la conformation de la montagne. Elle l’a partout crevassée.

« Le 24, la mission continua son travail.»


Ainsi parla M. Cappa, qui, à la date du 30 mai, lorsque je l’ai rencontré pour la dernière fois, avait noté sur son carnet 3.678 cadavres incinérés.

M. Cappa me dit encore mille choses intéressantes. J’ai noté ainsi le résumé de ses observations sur l’aspect des cadavres :

« Presque tous couchés sur le ventre. Une proportion de 1 p. 100 à peine couchés sur le dos. Pour ainsi dire tous tombés tête au Sud. Les yeux étaient brûlés. L’orbite était un trou noir. Il y avait de l’écume à la bouche. La langue sortait. On voyait que beaucoup d’hommes étaient morts dans une crispation d’éréthisme. Tous les cadavres étaient nus. Ils n’avaient plus ni cheveux ni barbe. Les chairs étaient ou carbonisées ou gercées. La graisse avait coulé. Les entrailles chez beaucoup sortaient. Des femmes avaient les seins gonflés, crevés. Des corps semblaient en morceaux…

« Les instructions médicales données à la mission, poursuivit M. Cappa, prescrivaient d’enterrer les corps suivant les règles établies scientifiquement… Tout un tas de précautions, très bonnes quand on peut s’y conformer… Mais, ici, c’était impossible. Lorsque nous trouvions un corps ou un tas de corps, — devant une maison du quartier de l’Hôpital, il y en avait un tas de vingt-trois, — nous le recouvrions de morceaux de bois, de branches d’arbres, nous l’arrosions de pétrole, nous l’allumions, et le lendemain nous repassions voir. Généralement, nous ne trouvions plus qu’un tas de cendres. Tout était calciné. »


(Cela est assez étonnant, car l’incinération des cadavres demande beaucoup de calories, par conséquent des bûchers sérieux. Ce qui a servi, je crois, surtout à faire disparaître les cadavres, c’est les cendres de l’éruption du 20.)


« Ma mission, poursuivit M. Cappa, comprend 200 hommes, qui opèrent par équipes de 10. Nous avons employé déjà 180 touques de pétrole… Les vents du Sud nous ont permis de travailler avec méthode. »


Voyez-vous toute l’horreur qui tient dans ces lignes froides ?… Je l’ai vécue cette horreur… une journée, dans la ville écroulée, dans la ville des cadavres…