La Catastrophe de la Martinique (Hess)/21

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 122-124).


XXI

ENTRETIEN AVEC M. LAGARRIGUE


Un voyage émouvant.
À bord du « Rubis », le 8 au matin.


M. Lagarrigue, avoué à Saint-Pierre, est, je crois bien, le seul des hommes de robe de cette ville qui existe encore. Il le doit à ce que, le 7, il avait été appelé à Fort-de-France. Il avait l’intention de retourner à Saint-Pierre le 8. Il allait s’embarquer à 8 heures moins 10, sur le Rubis.

Il m’a conté les péripéties de cette traversée qui devait le conduire en vue de la ville embrasée, où périssaient tous les siens, où brûlait sa maison, où s’anéantissait sa fortune :

« Nous allions monter à bord quand une dame me dit : « Mais voyez donc ! » Et j’aperçus un nuage gris cendré qui venait de la montagne et dépassait les pitons du Carbet. Nous nous installons à bord. À 8 h. 10, il y a un retrait de la mer, et les amarres du bateau cassent. Le capitaine prend néanmoins la poste et nous partons. Nous étions à peine à ISO mètres du quai lorsque sur nous tombe une grêle de cendres et de cailloux. Le bateau continue sa route. Arrivés à la hauteur de Case-Navire, nous rencontrons un yacht faisant route contraire à la nôtre. Les gens de ce yacht nous crient : « Retournez !… Retournez !… » Nous leur répondons de stopper afin de nous donner des explications, mais ils filent sans rien vouloir entendre.

« Le Rubis vire de bord et les suit jusqu’à Fort-de-France, au carénage. Là, le pilote du yacht nous dit qu’arrivé devant Case-Pilote, il avait entendu un bruit énorme, reçu des cailloux, vu de la fumée, et que Saint-Pierre était détruit.

« — Avez-vous vu ?

« — Non.

« Alors le Rubis repartit pour Saint-Pierre. Sur la plage du Carbet, nous avons vu des gens qui nous faisaient signe de retourner en arrière. Nous continuons.

« Mais, à peine sortis du Carbet, nous voyons encore une grosse fumée le long de la côte. Une nouvelle bouche du volcan, dit quelqu’un. C’était une case qui brûlait.

« Il était à peu près 11 heures.

« Nous arrivons à l’anse Latouche. Tout y brûlait. Puis nous ne pouvons plus avancer, à cause de la cendre et de la chaleur. Tout Saint-Pierre brûlait. Tout. La ville et la rade, et les champs… Tout !

« Nous retournons à Fort-de-France terrifiés, angoissés… Nos gens étaient-ils dans la fournaise ?

« En route, nous croisons le Suchet, qui essaie d’approcher de la ville.

« Le 12, je suis allé à Saint-Pierre. Ça ne brûlait plus. J’ai vu les cadavres et les décombres. Un mètre cinquante de décombres et des milliers de cadavres… mes concitoyens… nus, roussis… une brûlure électrique ; mais ça ce n’est pas de ma compétence.

« Ce qui m’a frappé, c’est que dans cette ruine, dans ce chaos de mort et d’épouvante, aux conduites crevées coulait toujours, claire et vive, l’eau de la Goyave… Et j’en ai bu. »