La Catastrophe de la Martinique (Hess)/19

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 113-116).


XIX

LE RÉCIT DE M. ODILON DARSIÈRES


Ce récit m’a été communiqué par un ami de Fort-de-France, et je le publie tel quel :


Samedi 3 mai. — Le volcan de la montagne Pelée, qui depuis quatre jours fume, a jonché le sol et les toits des maisons de poussière grisâtre, une sorte de ciment qui s’argente aux rayons du soleil.

À 6 heures du matin, une pluie légère explique le phénomène de la nuit. Bientôt cette pluie, toujours de poussière, s’accentue et couvre les passants et les voyageurs qui femmes, vieillards, enfants dégringolent avec leurs bœufs, chevaux et le reste des hauteurs de la Soufrière, du morne Saint-Martin et du Prêcheur, tous gris de la tête aux pieds.

Saint-Pierre se croit à assez belle distance du volcan pour ne point s’émouvoir, et reçoit placidement ces voyageurs ahuris.

À 8 heures du matin, je m’en vais sur les hauteurs du fonds Saint-Denis au morne des Cadets (habitation Chabert), et durant mon parcours, le volcan ne cesse de détoner et de jeter une fumée et une poussière que le vent souffle de l’est à l’ouest sur Saint-Pierre et ses environs.

Le morne des Cadets est à 4 ou 5 kilomètres à vol d’oiseau du volcan, mais il est en face. Tout le sol est jonché de cendre comme en ville. Cependant, il n’y pleut pas en ce moment comme à Saint-Pierre. Là, les phénomènes de la Soufrière sont faciles à considérer. Le cratère est envahi par un nuage épais.

D’ailleurs, la journée s’écoule en détonations, et Saint-Pierre reçoit toute cette vomissure du cratère.

À 6 heures du soir, le soleil disparaît dans une nuit de poussière qui couvre l’horizon. Le vent de terre commence, et la montagne Pelée semble prendre des proportions gigantesques dans son enveloppe poussiéreuse qui s’élève jusqu’au ciel et s’étend comme un fantôme sur le morne des Cadet », le morne vert, en pleines détonations.

Dimanche 4. — Ce malin, la poussière a épaissi, mais Saint-Pierre et ses environs se montrent bien clairement sous sa couverture gris blanc. Il est 7 heures, pas de brise, la Soufrière jette une épaisse fumée qui s’élève jusque dans les nues. Les détonations continuent régulières durant une minute, et se répètent par intervalles. Un vent Est-Ouest balaye la poussière grise jusqu’à la mer. Les animaux peuvent alors brouter. La journée s’écoule sans plus d’incidents. Plusieurs personnes ramassent cette poussière, croyant pouvoir la vendre pour du ciment. Dans la nuit du 4 au 5, les détonations continuent. Mais il n’y a pas eu de pluie de poussière pendant cette nuit.

Lundi 5. — Ce matin, calme plat, rares détonations. Le faîte de la montagne est couvert d’un nuage bleu clair. Les habitations voisines apparaissent toutes blanchies. On entend des bruits comme une lave qui bout et déborde. Vers 1 heure, détonation accentuée. La Rivière-Blanche et l’usine Guérin apparaissent au milieu d’une fusée blanche, puis l’on n’aperçoit plus qu’une partie de la cheminée, le reste a disparu dans un débordement de boue. Vers 5 heures, on revoit le reste de l’usine au milieu d’une vapeur blanche. Dans la nuit du 5 au 6, le grondement s’accentue au point qu’armé d’une lanterne je m’avance sous les manguiers ; quel peut être l’état des choses ? Rien de changé.

Mardi 6. — Ce matin, nous apprenons que la détonation d’hier a été suivie d’un débordement de boue qui a englouti toute l’usine Guérin et son personnel, ainsi que des curieux venus de Saint-Pierre. La boue a surpassé l’usine d’une hauteur d’environ 10 mètres, et a mis à peine une ou deux minutes à effectuer son parcours jusqu’à la mer. Les yachts de l’usine (remorqueurs) ont sombré en pleine mer ; ils s’appelaient Carbet et Prêcheur. M. Eugène Guérin et sa femme, M. Du Quesne, contre maître, ont péri gagnés par le fleuve de boue, en se précipitant pour gagner un des vapeurs ; ils étaient sous pression dès le matin.

La journée du 6 s’écoule dans un long frémissement de la montagne qui, à 11 heures, apparaissait sans un nuage, ce qui permet de découvrir le lieu du cratère. Jusqu’au soir, il détonne. Aujourd’hui, nombre de gens pris de panique ont quitté la ville, fuyant au hasard.

Mercredi 7. — Le volcan fume plus abondamment, et les détonations retentissent ici jusqu’au soir. À midi, des nuages épais se dirigent à l’Ouest, et ensevelissent tout de ténèbres jusqu’à la mer.

Jeudi 8. — Dans la nuit du 7 au 8, la pluie a entièrement lavé les champs et la verdure a reparu, on croit à une accalmie, car le bruit du volcan ne se fait plus entendre.

Vers 8 heures, il se fait entendre une détonation horrible, suivie d’un débordement de nuages épais ou de vapeur d’eau. Cela se dirige du Nord au Sud, traverse la coulée qui conduit à Saint-Pierre. Je me précipite chez moi avec ma femme et mes enfants, nous fermons tout. Par une petite ouverture, je regarde venir la mort. Tout me semble fini quand une brise d’Est, vrai vent de cyclone se lève, lutte avec la nue et la repousse en brisant tout. Nous étions sauvés. Je regarde. Saint-Pierre est en flammes. Il ne reste rien, la population a disparu en moins de trente secondes. Le reste de la journée se passe dans un calme plat.

Le 9, nous prenons la détermination de gagner Fort-de-France, nous descendons sur le Carbet, où nous sommes recueillis sur un chaland avec les Manavit, nos voisins de campagne.

Odilon Darsières[1].

  1. Propriétaire de l’habitation Chabert au morne des Cadets, vis-à-vis la montagne, à 6 ou 7 kilomètres à vol d’oiseau du cratère.