La Catastrophe de la Martinique (Hess)/13

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 61-73).


XIII

LES MARINS SUR RADE


Le « Roddam ». La « Gabrielle ». Le « Roraima ». Le cauchemar des voiliers.


La rade de Saint-Pierre, comme toujours à l’époque des grandes expéditions de sucre et de rhum, était couverte de navires.

Tous ont péri, sauf un, le Roddam, qui a pu, étant encore sous pression, filer son ancre et fuir…

Il est arrivé à Sainte-Lucie avec la moitié de son équipage mort… Le bateau de la terreur…

Lisez ce que le Journal de Sainte-Lucie écrivit de cette arrivée :


Cet après-midi 8 mai, un steamer entra sur rade, qui semblait avoir été fortement éprouvé. C’était le Roddam, qui était parti d’ici hier, à minuit, pour la Martinique.

« Le capitaine demanda tout de suite un docteur. Sur le pont, il y avait dix hommes morts et d’autres qui mouraient. Le capitaine était couvert de cendres et grimé de noir. Il avait les mains horriblement brûlées. Six pouces de cendres couvraient le navire. Le capitaine raconta qu’il venait de jeter l’ancre à Saint-Pierre et qu’il parlait à son agent, M. Joseph Plissonneau, qui était le long du bord, quand il vit un nuage épouvantable de fumée, tout brillant de morceaux de charbon en feu, se précipitant de la montagne sur la ville et le port.

« Il avait à peine eu le temps d’attirer l’attention de l’agent sur ce terrible phénomène que le nuage était sur eux et qu’il pleuvait du feu sur le navire. Il ordonna de lâcher les ancres, et heureusement était encore sous pression, eu sorte qu’il put s’éloigner lentement de la terre. Ses hommes tombaient l’un après l’autre, asphyxiés ou brûlés, autour de lui. Après avoir dérivé plusieurs heures, il avait pu, par des efforts surhumains, revenir à Castries…

« M. Plissonneau avait pu passer à bord du Roddam en s’y accrochant. »


Tous les autres bateaux sur rade de Saint-Pierre au moment de la catastrophe ont été brûlés et détruits, les uns tout de suite, les autres, comme le Roraima, les gros, n’ont coulé que dans les jours qui suivirent.

Mais presque tous les marins qui se trouvaient à bord ont péri.

On en sauva pourtant quelques-uns. Le second capitaine de la goélette Gabrielle, de la maison Knight, M. Georges Marie-Sainte, et le sous-commissaire du Roraima, notamment, vivaient encore, à l’hôpital, quand je suis arrivé à Fort-de-France.

Pour répondre à mes questions, ils m’ont donné deux numéros de l’Opinion, où j’ai lu le récit de M. Sainte :


« Avant-hier, 8 mai, à six heures du malin, le soleil éclairait la ville de Saint-Pierre relativement tranquille. Au Nord, la Montagne Pelée fumait, et le vent, chassant la fumée vers l’Ouest, obscurcissait le ciel dans cette direction. Entre six heures et demie et sept heures, des colonnes d’une fumée blanchâtre, floconneuse, sortirent brusquement en tournoyant, comme d’un nouveau cratère, à 200 mètres au- dessous de la crête du mont déjà effrité, lézardé, crevassé de haut en bas. Ce fut alors, par la ville entière, une panique générale. La population répandue sur le rivage s’épuisait en conjectures variées. Pour les uns, le phénomène du plein jour sur la ville et de la pénombre sur la mer s’expliquait par une éclipse de soleil annoncée par l’almanach Bristol ; pour les autres, l’obscurité de la partie occidentale était due à la fumée d’un noir de suie que crachait le volcan.

« Il était sept heures lorsque atterrit le Diamant, de la Compagnie Girard. Abandonnant le warf, le petit vapeur alla immédiatement se fixer à une bouée. Les bateaux en rade se balançaient comme de coutume au gré des flots. Vers sept heures dix, on découvrit, de la goélette Gabrielle, une yole portant M. le gouverneur et les membres de la commission scientifique. L’embarcation passa à cinquante mètres de la goélette. Elle semblait se diriger vers le Prêcheur et conservait une distance moyenne de quatre cents mètres du rivage.


« À sept heures cinquante-cinq, un grondement formidable se fit entendre dans la montagne, comme si une déchirure monstrueuse s’y opérait de la cîme au pied. Et alors l’on vit, au milieu d’une fumée noire, impénétrable à l’œil, une masse gigantesque, informe, imprécise, qui vint s’abattre sur la vallée, avec une rapidité vertigineuse, enfouissant sous les ruines, engloutissant dans sa tourmente Saint-Pierre tout entier, de Sainte-Philomène à la Petite Anse du Carbet.

« Sur mer, les deux tiers des navires en rade, après un craquement sinistre de toute leur charpente, eurent les mâts et les lunettes brisés, rasés, emportés, et coulèrent brusquement les uns par la proue, les autres par la poupe. Seuls, trois bateaux, dont deux à vapeur, le Roraïma et le North-America, purent résister au choc : mais, de leur équipage carbonisé, il ne subsista que quelques hommes qui furent sauvés comme par miracle. M. Georges Marie-Sainte, qui se trouvait alors à bord de la Gabrielle, ne dut la vie qu’à une immersion subite et forcée. L’eau ambiante était à ce point chaude qu’il eut, de même que les quatre autres survivants de la goélette, le corps affreusement échaudé. Après s’être débarrassé des agrès qui gênaient ses mouvements sous l’eau, il revint à la surface. C’est alors qu’il put contempler, dans toute sa grandiose horreur, l’effrayant brasier qui s’étendait devant sa vue, de Sainte-Philomène jusqu’à trois cents mètres du Carbet, dévorant les ruines de la ville déjà effondrée, et se colorant par endroits des lueurs fantastiques, des feux de Bengale.

« Tandis qu’il cherchait une épave quelconque pour tenter de se sauver, une pluie furieuse de lave incandescente, un mélange innommable de boue et de pierre lavique s’abattit sur la ville incendiée et sur les environs, sifflant et crépitant sur la mer comme les balles hâtives d’une fusillade précipitée.

« Vers neuf heures du matin, dans une éclaircie, M. Marie-Sainte put nettement distinguer la Montagne Pelée réduite d’au moins trois cents mètres, la crête déchiquetée, les flancs largement crevassés. Entouré des survivants de son ancien équipage, il se disposait à gagner le large sur des épaves nouvellement rencontrées, lorsque le vent qui soufflait jusque-là du Nord-Ouest changea brusquement et se mit à l’Ouest-Sud-Ouest. Les épaves étaient invinciblement poussées vers le rivage en flammes. Il prit alors la décision de les abandonner ; mais ses compagnons, ne se sentant ni la force, ni le courage d’affronter la haute mer, se cramponnèrent aux leurs. Seul, confiant en sa volonté et en la vigueur de ses bras, le capitaine en second de la Gabrielle se soutint sur l’eau pendant plus de deux heures.

« Le vent avait changé dans l’intervalle. Ses compagnons l’avaient rejoint. Ils purent voir bientôt la fumée d’un vapeur qui arrivait sur eux. Tous leurs signaux à l’adresse de ce steamer restèrent vains ; ils ne furent sans doute pas aperçus.

« Durant toutes ces péripéties, sur terre les grondements du volcan continuaient sans interruption ; les rivières débordaient, charriant des débris de toute sorte, arbres, animaux et êtres humains asphyxiés ou carbonisés, masses informes et méconnaissables.

« Vers deux heures de l’après-midi, les malheureux sinistrés aperçurent, à un mille de distance, une pirogue vide. Le courageux capitaine de la Gabrielle se jeta à la nage dans l’intention de la mener auprès de ses compagnons d’infortune et de les y embarquer. Après des efforts tenaces, après une lutte d’une demi-heure contre les vagues, le vent et les épaves qui couvraient partout la mer, la chaloupe débarrassée de la lave et de l’eau chaude qui s’y étaient amassées, il eut enfin le bonheur d’y voir entrer ses camarades désormais en possession d’un moyen de sauvetage.

« Il était environ trois heures de l’après-midi lorsqu’ils découvrirent, venant dans leur direction, un nouveau vapeur qu’ils ne tardèrent pas à reconnaître : c’était le Suchet. Une baleinière montée par quelques hommes et un officier passa près d’eux. Enfin, ils parvinrent au vaisseau, où ils furent recueillis. On s’approcha du Carbet, une escouade de marins débarqua pour secourir les sinistrés. Hélas ! ce n’était guère qu’éclopés, hommes, femmes, enfants, brûlés, estropiés, mourants, dont un grand nombre expira à l’embarquement ou durant la traversée. Au départ du Suchet, la montagne, bien que visiblement affaissée, vomissait encore d’énormes blocs de lave en ignition, et, de la grande ville de Saint-Pierre, la veille encore si animée, si mouvementée, il ne restait plus qu’un amas de décombres embrasés et, au-dessous, tout autour dans un vaste rayon, des cadavres carbonisés, asphyxiés par l’immense fournaise.

« Le retour à Fort-de-France fut lugubre. Les plaintes des blessés, les cris de désespoir des brûlés, leurs contorsions douloureuses, les râles des moribonds, tout cela formait un tableau lamentable digne d’exciter la pitié humaine, qui ne fit d’ailleurs pas défaut. »


Le Roraïma était commandé par le capitaine Muggha et avait soixante huit personnes à son bord, capitaine, équipage et passagers, tout compris.

Les passagers étaient juste sur le point de débarquer dans un canot le long du bord.

L’agent de la Québec Line, M. Joseph Plissonneau, fut à bord du Roraïma à sept heures quarante-cinq. Il dit au capitaine Muggha que, puisque c’était le jour de l’Ascension, il n’y aurait pas de travail. Comme il avait à lui donner soixante passagers de première classe, qui étaient désireux de se rendre à Sainte-Lucie, il lui conseillait de retourner à Sainte-Lucie, d’y débarquer sa cargaison pour cette île, et de revenir le lendemain débarquer sa cargaison pour la Martinique. Le capitaine Muggha refusa, décidant de rester dans le port de Saint-Pierre jusqu’au lendemain pour son débarquement.

L’agent quitta alors le Roraïma pour aller à bord du Roddam, appartenant à une ligne dont il était également l’agent, et qui était à quelque distance en quarantaine.

L’agent avait à peine touché le Roddam que le sommet de la montagne, couronné de fumée, devint de plus en plus agité ; d’épaisses volutes de fumée jaillissaient du sein du cratère ; la fumée s’élevait en spirales tantôt grises, tantôt bleues, tantôt noires.

L’épave du Roraima.

Voici le récit que fait de la catastrophe M. H. Thomson, le sous-commissaire :


Il dit qu’il était au panneau numéro 2, appuyé sur la balustrade, regardant avec étonnement la magnifique et terrible apparence de la montagne, et que beaucoup de passagers ainsi que l’équipage étaient sur le pont, contemplant la grandeur du phénomène.

« Le troisième ingénieur, appareil en mains, allait prendre une photographie de la montagne fumante. C’était quelques minutes avant huit heures.

« Tout à coup, un épouvantable grondement se fit entendre, suivi d’une explosion formidable. Le bruit de l’explosion ne peut se comparer qu’à la décharge simultanée de mille canons de gros calibre. Et tout le ciel ne fut plus qu’une flamme.

« Un arrêt momentané dans le grondement, et le capitaine Muggha se précipita sur le pont, criant à l’équipage de lever l’ancre. Mais c’était trop tard. Un tourbillon de vapeur tomba sur les navires, et une avalanche de feu balaya la ville et la rade avec la violence d’un ouragan. »

M. Thomson dit qu’il se précipita dans sa chambre, tandis que le steamer talonnait et que les mâts et les cheminées tombaient à l’eau. « Les yeux, les oreilles, la bouche et les vêtements de ceux qui étaient à bord étaient pleins de cendres ou de laves, et l’obscurité était si intense, le grondement si fort que ceux qui étaient à bord ne pouvaient ni voir ni entendre quoi que ce soit à quelques pieds. Et tous suffoquaient littéralement.

« La scène fut effroyable, pendant un moment…

« L’ouragan de feu, heureusement, ne dura que quelques minutes. L’atmosphère devint un peu plus pure et la respiration plus libre. Les blessés et les non blessés avaient maintenant à combattre les progrès de l’incendie sur plusieurs points du navire.

« Les cris des blessés surtout, pour demander de l’eau, étaient déchirants et leurs souffrances terribles.

« Le Roraima ne put être sauvé de l’incendie. Il perdit la plupart de ses passagers et de son équipage. Quelques-uns furent sauvés par le Suchet, qui arriva l’après-midi, environ à trois heures. »

La rade, le 9 mai.

Tous les capitaines sur rade ne furent pas surpris et tués par le désastre. Un de ces capitaines eut un « flair » miraculeux ; ce fut le capitaine d’un vaisseau italien, l’Orsolina. Il avait assisté au début de l’éruption. Il avait vu l’engloutissement de l’usine Guérin. Il avait senti sous son navire la mer danser au raz de marée. Et surtout il avait reçu des cendres. De plus, il avait constaté un véritable affolement de ses compas, coïncidant avec les recrudescences éruptives du cratère. Il était Napolitain, connaissait le Vésuve et se méfiait du volcan. Le 7, il dit : « Si le Vésuve fumait ainsi, on évacuerait Naples. » Et il s’en fut à la douane demander ses papiers pour lever l’ancre. « Impossible, lui répondit-on, votre chargement n’est point terminé, vos papiers ne sont pas prêts… » — « Eh bien ! je partirai sans papiers… »

On le menaça de pénalités formidables.

— Qui me les appliquera, dit-il. Vous ?… Mais, demain, vous serez tous morts !…

Il partit dans la nuit du 7 au 8, emmenant, m’a-t-on affirmé, le douanier qui était de garde à son bord.

C’est à Nantes, si j’ai bonne mémoire, qu’il arrivera probablement ces jours-ci. Je voudrais être là pour entendre ce qu’il dira quand on lui apprendra la ruine de Saint-Pierre…


Et, puisque j’en suis à l’article capitaines de navire, encore cette page de mon carnet qui pourrait servir de thème aux écrivains désireux de, travailler dans la spécialité Edgard Poë and Co :

On me présente au kiosque (ce que j’ai pris des notes sous ce kiosque, où le Tout-Fort-de-France, vient prendre apéritifs, digestifs et rafraîchissants !)…

… On me présente un capitaine de navire qui me conte une belle histoire d’effarement.

Il conduisait un voilier à Saint-Pierre. Il était parti de France, depuis une trentaine de jours. Il n’avait louché nulle part. Il ne savait rien… Et il arrive le 24 devant Saint-Pierre… de nuit. Une nuit où le volcan n’éclairait pas, où les fumées se confondaient avec les nuages…

On a, dans la littérature, beaucoup d’histoires de gens qui, devant un spectacle imprévu, inattendu, inconcevable, impossible, supposent qu’ils deviennent fous… et quelquefois le deviennent.

Je n’en sais pas dont les héros aient pu le penser avec autant de motifs que ce capitaine et les gens de son navire, à l’heure où, croyant atterrir en un port, devant une ville aux campagnes verdoyantes, à la place où devait se trouver cette ville bien connue d’eux tous, ils ont vu qu’ils abordaient un cimetière de ruines dans un paysage nu…

J’ai passé devant Saint-Pierre la nuit ; je savais ; cependant, si je n’avais réagi, lutté, la terreur, une terreur de bête, m’eût affolé devant l’inconcevable spectacle…

Et lui, ce capitaine, eux, ces matelots, ils ne savaient pas…

— Les cheveux m’en dressent sur la tête, quand j’y pense, me disait-il.

Et je n’oserais pas écrire qu’il ne disait pas vrai.

Il était arrivé dans la nuit. Il avait reconnu la terre. Puis il était allé se coucher, pour dormir en attendant l’heure d’atterrir. Il avait donné l’ordre de garder peu de toile pour laisser courir doucement. Il sommeillait, quand son mousse vint le réveiller en lui disant, de la part du maître de quart, qu’on avait dû se tromper, qu’on n’était probablement pas à la Martinique et certainement pas devant Saint-Pierre.

— Dis au maître qu’il est saoul.

Mais le mousse revint. Le maître insistait. Le capitaine, alors, monta sur le pont. Et lui aussi se demanda s’il rêvait. Dans l’obscurité, il reconnaissait bien la pointe du Prêcheur, bien celle du Carbet… mais, le reste, il ne reconnaissait pas… Les feux qu’il aurait dû voir à Saint-Pierre, il ne les voyait pas. Et il pesta contre les gens qui laissent éteindre les phares. L’obscurité diminuait. Les terres apparaissaient plus nettes. Alors le capitaine ne se demanda plus s’il rêvait, mais s’il était devenu fou. La pointe de l’île, il la reconnaissait, à n’en point douter… Mais, à la place où était Saint- Pierre, il n’y avait plus de Saint-Pierre… Et le tableau de la dévastation terrible sortait de l’ombre. Il voyait les mornes ravagés. Il voyait les ruines. Il voyait les boues… Et la montagne se remettait à fumer, à gronder. Et il comprenait. Et il mettait le cap sur Fort-de-France, où il arrivait « malade d’émotion ».


Un autre capitaine, qui vint devant Saint-Pierre dans les mêmes conditions, quand il vit le volcan, lorsqu’il sut la ruine de la ville, ne voulut même pas aller à Fort-de France.

C’était le capitaine de la Mariette, de Bayonne. M. Cappa, qui se trouvait à bord de la drague, le rencontra au large.

— Qu’est-ce que c’est que cette montagne qui fume ?

— Le volcan.

— Quel volcan ?

— La Montagne-Pelée… Vous ne savez donc rien ?… D’où venez-vous ?… Où allez-vous ?

— De Bayonne… à Saint-Pierre… porter de la morue.

— Saint-Pierre n’existe plus ; le volcan l’a détruit. Mais on a besoin de vivres à Fort-de-France. Allez-y…

— Merci. J’ai aussi du chargement pour la Guadeloupe. J’y vais…

Et la Mariette vira de bord, sans vouloir rien entendre de plus.