La Catastrophe de la Martinique (Hess)/12

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 59-61).


XII

SOUS LA PLUIE DE FEU


M. Chavigny de la Chevrotière.


J’ai causé avec un des hommes soignés et guéris de leurs brûlures. Le jeune Chavigny de la Chevrotière est un garçon de vingt ans. Il a le teint bronzé ; les cicatrices toutes fraîches font de grosses taches roses sur le dos des mains, sur les bras, sur le cou, sur la tête, le front. Comme ce garçon n’est vêtu que d’une chemise, je vois aussi les traces de brûlures sur les épaules et la poitrine.

Avec onze de ses camarades, il était parti en pirogue au matin, le 8, du Prêcheur, afin de porter une dépêche Saint-Pierre, car les fils du téléphone étaient tombés depuis la veille, et les habitants du bourg, effrayés par les coulées de boue et les fumées qui les menaçaient, demandaient du secours au chef-lieu.

Il s’était mis en route, à 7 h. 1/2. La mer était très belle. Mais la rivière charriait des boues dans le bourg. Il y pleuvait des cendres. Et la fumée du volcan était très noire.

L’embarcation se trouvait environ à un mille au large, par le travers du sémaphore situé au sud du Prêcheur, quand subitement « tout se gâta ».

Chavigny vit un éclair qui partait de la montagne et « embrasait tout le ciel en s’éparpillant ». La direction lui en parut Sud. Et ce fut en même temps un « bruit formidable » ; des milliers de tambours et des milliers de canons.

Puis il y eut un « grain de ferre chaude » qui tomba sur l’embarcation, brûlant tout le monde.

« Nous avons immédiatement sauté à l’eau et plongé, ajoute Chavigny. Quand je remontai pour respirer à la surface, la terre chaude tombait toujours. Elle me brûla la tête et les mains. J’ai plongé de nouveau. Cinq fois, pour ne pas être cuit, j’ai dû repiquer ma tête dans le dessous. Enfin, à la sixième fois, quand je suis remonté, le grain était fini. L’eau de la mer était toute blanche et un peu tiède à la surface.

Sémaphore, 11 mai.

« Le ciel était encore tout noir, plein de nuages sombres qui roulaient. Il n’y avait plus d’éclairs. Il n’y avait plus de bruit. On ne distinguait plus les mornes de Saint-Pierre. On ne voyait plus qu’une ligne de feu le long du rivage, à la place de la ville.

« La pluie de boue écrasait la ligne de feu…

« — Une pluie de boue ?…

« — Oui, je l’ai reçue. Elle tombait aussi sur la mer. Et ça fouettait dur. Il y avait des gouttes aussi grosses que des morceaux de sucre.

« — Vous êtes resté longtemps dans l’eau ?

« — Oui, mais je n’avais pas de montre pour regarder l’heure. Et puis, j’avais très peur. J’ai atterri aux Abymes. J’y ai été recueilli par le Pouyer-Quertier. On m’a conduit à l’hôpital où j’ai vu mourir beaucoup de pauvres diables moins chanceux que moi. J’ai été guéri en treize jours.

« — Et, maintenant ?…,

« — Maintenant… je ne sais pas. On m’a dit qu’il n’y a plus rien au Prêcheur. Je suis ici. J’attends… Quoi ? Je l’ignore. Je suis sinistré. On me nourrit.

« — Et plus tard ?

« — Je ne sais pas non plus ! »

Et le pauvre garçon partit haussant les épaules dans un geste qui signifiait… tout ce que vous voudrez.