La Catastrophe de la Martinique (Hess)/11

Librairie Charpentier et Fasquelle (p. 55-58).


XI

LA JOURNÉE DU 8 À FORT-DE-FRANCE


Le récit du journal l’ « Opinion ».


Journaliste il est tout naturel que j’aie demandé à un journaliste le récit de la « journée terrible » et ce qu’elle avait été à Fort-de-France.

L’aimable directeur de l’Opinion m’a donné l’article dans lequel il a consigné ses souvenirs.

Le voici :


Le jeudi 8 mai 1902, Fort-de-France s’était réveillé comme à l’ordinaire. Une vague inquiétude planait sur la ville depuis l’enfouissement sous la lave de l’usine Guérin ; mais l’on se disait qu’après tout, l’éloignement du volcan, situé à 28 kilomètres à vol d’oiseau, constituait une garantie suffisante. Et puis, il faut l’avouer, on s’en remettait entièrement à la décision de la commission chargée d’étudier le processus du phénomène cosmique. D’ailleurs, la veille, M. le gouverneur Mouttet, avisé par le maire de Saint-Pierre que la Roxelane roulait des eaux noirâtres, s’était rendu sur les lieux. Mme Mouttet, qui avait tenu à accompagner son mari, avait été aussi à Saint-Pierre, ainsi que Mme Gerbault, la femme du regretté colonel d’artillerie, le président de la mission scientifique. D’autre part, des dépêches affichées au câble rassuraient encore, peut-être d’une façon trop absolue, la population légèrement apeurée des deux grandes villes de la colonie.

Il est pourtant une restriction à établir, M. Landes qui a, parait-il, au dernier moment, adressé au Gouverneur une dépêche très alarmante, avait déclaré à ses élèves, peu de jours avant le licenciement du lycée, que l’analyse des matières lourdes vomies par le volcan faisait présager une éruption exceptionnellement violente.

Mais qu’on était loin de soupçonner le cataclysme dans sa brutale réalité !

On croyait qu’un tremblement de terre était seul à craindre ; et, comme Fort-de-France repose sur un terrain peu consistant, les habitants de Saint-Pierre, forts d’un raisonnement qui pourrait bien être faux, se refusaient à quitter leur ville bâtie sur la terre ferme où ils croyaient jouir, à cet égard, d’une complète sécurité.

On devait fêter en cette journée la solennité de l’Ascension. Tandis que la Martinique entière s’endimanchait, la Montagne-Pelée, depuis longtemps en travail, lançait la mort, sous forme d’un nuage chargé d’électricité et de gai sulfureux, sur des milliers d’êtres pleins de vie et d’activité dont pas un n’échappa au terrible fléau, et anéantissait, brusquement, d’un seul coup, la cité du travail, le centre commercial et intellectuel de la colonie.

À Fort-de-France, vers six heures du matin, une atmosphère pure, un ciel légèrement pâle, promettaient une journée relativement belle. Tout le monde était sur pied de bonne heure et vaquait aux préparatifs de l’Ascension. Subitement, vers huit heures, le ciel se colora d’un noir d’encre ; puis ce fut une grêle de petites pierres qui s’abattit sur les maisons, produisant sur la tôle et les tuiles un grésillement de prime abord inexplicable. En même temps, une nuée de cendre impalpable enveloppa la ville et les environs, recouvrant, tout d’un voile gris ; une pluie fine vint bientôt la transformer en flocons boueux, souillant et maculant toutes choses, cependant que les grondements formidables du volcan augmentaient le trouble et l’effroi dans les âmes.

Aux premiers crépitements des pierres sur les toits, la population urbaine tout entière, saisie d’horreur et d’épouvante, ne sachant quel parti prendre, s’enfuit hors des maisons, cherchant un abri, n’importe lequel. Ce fut un exode inoubliable vers la campagne. Chacun emportait ce qu’il avait de plus précieux. Les femmes portant leurs enfants, les hommes soutenant leurs femmes, en d’indescriptibles théories, se dirigeaient vers l’intérieur des terres. Là, sur les hauteurs, on n’aurait pas du moins à craindre l’envahissement brusque des maisons par les eaux, la noyade finale sans perspective de fuite. On se trouverait encore à couvert d’un tremblement de terre, tous événements que l’on appréhendait par-dessus tout.

Ce fut, durant toute la matinée, une procession fantastique, sous la cendre aveuglante et salissante, de toute une population affolée, pareille à un troupeau de moutons surpris dans la vallée, dans la première tourmente d’une tempête effroyable. Vers midi, la nouvelle de la disparition de Saint-Pierre commença à circuler. La ville avait été détruite, disait-on, par le feu, et les conjectures d’aller leur train. Comment faire pour avoir des renseignements précis ? Plus de communication téléphonique. Le poste de Saint-Pierre, après un cri d’ultime souffrance du préposé alors au cornet, s’était tu. Le « Marin », de la compagnie Girard, qui rentrait à Saint-Pierre, n’avait pu s’en approcher. Du bord on avait bien vu les maisons du littoral ou plutôt ce qui en restait en proie aux flammes ; quant aux autres, il avait été impossible de les distinguer, enveloppées qu’elles étaient d’un brouillard impénétrable de cendre et de fumée. Le bateau était revenu à Fort-de-France.

Ce fut alors une heure d’angoisse indicible. Tous ceux qui étaient restés ou qui étaient revenus en ville, se portant sur le rivage, s’interrogeaient les uns les autres, la mort dans l’âme, avec l’idée d’obtenir un renseignement quelconque de la ville-sœur. Chacun y comptait un parent, un ami ou une connaissance. Durant de longues heures, tandis que la troupe postée aux abords des quais et le long des magasins du bord-de-mer, où l’on venait d’apposer les scellés, montait la garde pour prévenir l’on ne savait quel danger, cette foule douloureuse, dont l’angoisse se décuplait du mystère et de l’inconnu, se demandait, horrifiée, ce qu’il pouvait y avoir de si terrible dans ce qui arrivait pour qu’on leur cachât tout.

Pendant ce temps, au Secrétariat général, avaient lieu des conférences fréquentes entre M. le Secrétaire général, le Procureur général, quelques notabilités et le Maire du chef-lieu dont l’activité incroyable et la profonde douleur, visible sur ses traits, suggéraient nous ne savons quelles impressions de malheur et de désespoir.

Mais la population restait toujours sans nouvelles de Saint-Pierre. On s’attendait à quelque événement inconnu que l’imagination rendait encore plus épouvantable. Lorsque le « Suchet » arriva, vers les dix heures du soir, avec une trentaine de sinistrés, la foule, en dépit des piquets de soldats, se massa sur l’Esplanade dans les allées et dans les rues avoisinantes, avec l’espoir de reconnaître, dans le défilé lugubre des fourgons d’artillerie chargés de morts ou de blessés, quelque être chéri qu’elle pût assister et secourir dans ce moment suprême.

Longtemps après que le dernier tombereau avait transporté à l’hôpital sa charge funèbre, cette foule stationna encore en face des quais, l’âme partagée entre les sentiments les plus divers, le cœur rempli d’une tristesse indéfinissable. On se demandait si l’on n’était point le jouet de quelque sinistre cauchemar. C’est dans de telles dispositions que chacun alla enfin se coucher pour essayer de reposer ses membres fatigués par toute une journée d’émotions poignantes et d’attente vaine.