La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 179-185).


ACTE TREIZIÈME


Argument : Calixte se réveille et parle seul. Après quelques instants, il appelle Tristan et ses autres serviteurs. Tristan s’en va. Calixte se rendort. Tristan se met sur la porte, Sosie vient en pleurant. Tristan le questionne, Sosie lui raconte la mort de Sempronio et de Parmeno. Ils vont en avertir Calixte, qui, apprenant cette nouvelle, fait de grandes lamentations.


CALIXTE, TRISTAN, SOSIE.

Calixte. Oh ! comme j’ai dormi à mon aise depuis cet heureux moment, depuis cette douce conversation ! J’ai bien reposé ; le bonheur m’a donné ce calme et ce repos ; la fatigue du corps, la satisfaction et le bien-être de l’âme ont amené un bienfaisant sommeil. Il n’est pas étonnant que les uns et les autres se soient réunis pour fermer les cadenas de mes yeux ; car j’ai travaillé de corps autant que d’esprit ; j’ai joui de cœur autant que de sentiment la nuit passée. Il est certain que la tristesse excite la tête à penser, que les pensées et les soucis chassent le sommeil, ce qui m’est arrivé les jours passés quand je doutais encore de jamais parvenir au bonheur suprême que je goûte maintenant. Ô ma dame et mon amour, ô Mélibée ! que penses-tu en ce moment ? Dors-tu ou es-tu éveillée ? Penses-tu à moi ou à un autre ? Es-tu levée ou couchée ? Heureux et fortuné Calixte ! Puisse tout ce qui s’est passé n’avoir pas été un songe ! — Ai-je rêvé ou non ? Ai-je été le jouet de mon imagination, ou ce fait s’est-il réellement passé ? Mais je n’étais pas seul ; mes serviteurs m’ont accompagné ; ils étaient deux ; s’ils me certifient que cela a réellement eu lieu, je pourrai le croire sans hésiter. Je vais les faire appeler pour recevoir d’eux la confirmation de mon bonheur. Tristan, holà, petit, lève-toi, viens ici.

Tristan. Seigneur, me voici.

Calixte. Cours, appelle Sempronio et Parmeno.

Tristan. J’y vais, seigneur.

Calixte.

Repose et dors, cœur affligé.
L’amour a fermé tes blessures,
Tu viens de recevoir l’aveu
De celle que tu aimes tant.
Le plaisir succède à la peine,
Et tu ne la connaîtras plus,
Tu es enfin le favori
De Mélibée.

Tristan. Seigneur, il n’y a aucun de vos écuyers à la maison.

Calixte. Alors ouvre cette fenêtre, tu verras quelle heure il est.

Tristan. Monseigneur, il est grand jour.

Calixte. Referme-la, mon enfant, laisse-moi dormir jusqu’à ce qu’il soit l’heure de manger.

Tristan. Je vais descendre à la porte afin que mon maître dorme sans que personne le dérange, et je dirai qu’il n’y est pas à tous ceux qui le demanderont.

Oh ! quels cris entends-je sur le marché ! Qu’est-ce que cela ? Il se fait quelque exécution, ou bien on a commencé de bonne heure la course de taureaux. Je ne sais qui me dira d’où viennent les cris que j’entends. Voici Sosie le palefrenier105 qui en arrive, il me l’apprendra. L’étourdi, le voilà tout en désordre, il se sera vautré dans quelque taverne ; si mon maître en voit quelque chose, il lui fera donner deux mille coups de bâton. Il est un peu fou, mais la peine le rendra raisonnable. — On dirait qu’il pleure. Qu’est-ce que cela, Sosie ? Pourquoi pleures-tu ? D’où viens-tu ?

Sosie. Oh ! malheureux que je suis ! Oh ! quelle grande perte ! Oh ! déshonneur de la maison de mon maître ! Oh ! quel mauvais jour s’est levé ce matin ! Oh ! misérables jeunes gens !

Tristan. Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Pourquoi te frappes-tu ? Quel mal y a-t-il ?

Sosie. Sempronio et Parmeno…

Tristan. Que dis-tu de Sempronio et de Parmeno ? Qu’est-ce que cela, fou ? Explique-toi mieux ? tu m’effrayes.

Sosie. Nos compagnons, nos frères !

Tristan. Ou tu es ivre, ou tu as perdu la tête, ou tu apportes quelque mauvaise nouvelle. Ne me diras-tu pas ce qui est arrivé à ces jeunes gens ?

Sosie. Qu’ils sont là sur la place, décapités.

Tristan. Oh ! quel mauvais sort est le nôtre ! Est-ce vrai ? Les as-tu donc vus ? T’ont-ils parlé ?

Sosie. Ils étaient déjà sans connaissance ; mais l’un d’eux, s’apercevant que je le regardais en pleurant, souleva les yeux vers moi, portant les mains vers le ciel, comme s’il eût voulu remercier Dieu et me demander si j’éprouvais de la peine de sa mort. Puis, en signe de triste adieu, il baissa la tête en versant des larmes, comme pour me dire qu’il ne me verrait plus qu’au jour du grand jugement.

Tristan. Tu n’auras pas bien compris. Calixte te questionnerait s’il était là. Mais à ce que tu dis, je ne puis plus douter de cette douloureuse nouvelle. Allons bien vite en informer notre maître.


Sosie. Seigneur, seigneur !

Calixte. Qu’est-ce que cela, fous ? Ne vous ai-je pas ordonné de ne pas me réveiller !

Sosie. Réveillez-vous et levez-vous, car si vous ne vous occupez pas de vos gens, un grand malheur vous menace. Sempronio et Parmeno viennent d’être décapités sur la place comme malfaiteurs, avec des écriteaux qui expliquent leur délit.

Calixte. Oh ! Dieu me soit en aide ! Que me dites-vous ? Je ne puis croire une nouvelle aussi triste et aussi imprévue. Les as-tu vus ?

Sosie. Je les ai vus.

Calixte. Prends garde, fais attention à ce que tu dis ; ils étaient avec moi cette nuit.

Sosie. Et ils se sont levés de bonne heure pour mourir…

Calixte. Ô mes fidèles serviteurs, mes fidèles confidents et conseillers ! Un tel fait peut-il être vrai ? Ô malheureux Calixte ! Tu restes déshonoré pour toute ta vie. Que deviendras-tu, morts deux semblables serviteurs ? Dis-moi, Sosie, au nom de Dieu ! quelle a pu en être la cause ? Que disait l’écriteau ? Où les a-t-on tués ? Quel juge l’a ordonné ?

Sosie. Seigneur, le bourreau publiait à haute voix la cause de leur mort, car il disait : « La justice veut la punition des assassins. »

Calixte. Qui donc ont-ils tué en aussi peu de temps ? Que signifie tout cela ? Il n’y a pas quatre heures qu’ils m’ont quitté. Comment se nommait la victime ?

Sosie. Seigneur, c’était une vieille femme nommée Célestine.

Calixte. Que me dis-tu ?

Sosie. Ce que vous entendez.

Calixte. Mais si cela est vrai, tue-moi à l’instant, je te pardonne. Il y a plus de mal que tu ne peux penser, si celle qui a été tuée est bien Célestine la balafrée.

Sosie. C’est elle-même, je l’ai vue percée de plus de trente coups d’épée, étendue dans sa maison ; une servante pleurait auprès d’elle.

Calixte. Ô malheureux jeunes gens ! comment étaient-ils ? T’ont-ils vu ? T’ont-ils parlé ?

Sosie. Ô seigneur ! si vous les aviez vus, votre cœur se fût brisé de douleur. L’un était sans mouvement avec toute la cervelle hors de la tête, l’autre avait les bras rompus et la figure meurtrie, ils étaient tous les deux couverts de sang. Ils s’élancèrent par une fenêtre fort élevée pour échapper à l’alguazil ; ils étaient presque morts quand on leur coupa la tête. Je crois qu’ils n’en sentirent rien.

Calixte. Mais moi je sens bien ma honte ! Plût à Dieu que j’eusse été à leur place et que j’eusse perdu la vie plutôt que l’honneur, plutôt que l’espérance d’achever l’entreprise que j’ai commencée, c’est ce dont je souffre le plus en ce malheureux moment. Ô mon nom et ma réputation ! vous voilà le jouet de toutes les bouches. Ô mes secrets ! mes secrets ! comme vous allez être publiés dans les places et les marchés ! Que deviendrai-je ? Où irai-je ? Qu’en résultera-t-il ? Je ne puis racheter les morts. Resterai-je ici ? Cela semblera une lâcheté. Quel parti prendrai-je ? Dis-moi, Sosie, pourquoi l’ont-ils tuée ?

Sosie. Seigneur, cette servante qui se désolait, qui pleurait sa mort, l’apprenait à qui voulait l’entendre, et disait que Célestine n’avait pas voulu partager avec eux une chaîne d’or que vous lui aviez donnée.

Calixte. Ô jour d’angoisses ! Ô cruelle tribulation ! Et voilà mon bien qui court de main en main, mon honneur qui va de bouche en bouche ! Tout va devenir public, ce que j’ai traité avec elle, ce que je leur disais, ce qu’ils savaient de moi, l’affaire pour laquelle ils agissaient ; je n’oserai plus sortir de chez moi. Ô malheureux jeunes gens ! périr d’une manière si imprévue ! Ô mon bonheur, comme tu t’enfuis !

Un vieux proverbe le dit : « C’est de plus haut que se font les plus grandes chutes106. » J’avais beaucoup gagné cette nuit, j’ai beaucoup perdu ce matin. Le calme est rare dans la haute mer. J’étais en voie de bonheur, si la fortune eût voulu contenir les vents agités de ma perte. Ô fortune ! combien de fois et par combien de côtés tu m’as combattu ! Pour peu que tu veuilles t’acharner à mes pas, il me faudra lutter contre l’adversité ; c’est alors qu’on peut juger si le cœur est fort ou faible. Il n’y a pas de meilleure touche pour reconnaître quelle dose de vertu ou de courage possède l’homme. Quelque mal et quelque dommage qui me viennent, je ne reculerai pas dans l’accomplissement des ordres que m’a donnés celle pour qui tout cela s’est fait. Plus m’importe le gain de la gloire que j’attends, que la perte de ceux qui sont morts. Ils étaient audacieux et braves, ils devaient le payer tôt ou tard. Cette vieille était méchante et fausse, car il paraît qu’elle avait traité avec eux ; c’est ainsi qu’ils se sont disputé les vêtements du juste. Dieu a permis qu’elle pérît, pour le châtiment des nombreux adultères commis à cause d’elle ou par son intercession.

Je vais faire disposer Sosie et Tristan, ils viendront avec moi sur ce chemin si désiré ; je leur ferai prendre une échelle, car les murailles sont élevées. Demain je feindrai de venir du dehors ; je vengerai si je puis ces deux malheureux ; sinon, je justifierai de mon innocence en prouvant que j’étais absent, ou bien encore je ferai le fou pour mieux jouir de l’incomparable bonheur de mes amours ; comme fit le capitaine Ulysse, pour éviter la guerre de Troie et vivre heureux auprès de Pénélope, sa femme.



105, p. 181. — Le texte dit : mozo de espuelas, littéralement valet d’éperons. On appelait ainsi le valet qui marchait à pied à côté du cheval.

106, page 184.

Ni puede dar gran caida
Aquel que poco subio.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)