La Brouette du vinaigrier/Acte II

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ACTE II.


Scène première.


DOMINIQUE fils arrive d’un pas lent & rêveur.

Tu l’auras, tu l’auras… Ces mots (& je ne sais pourquoi) reviennent frapper sans cesse mon oreille. C’est en vain qu’il aura voulu distraire la douleur qui me consume… Ah ! trop cher objet ! jamais, non, jamais tu ne sortiras de ce cœur ; ton image y est gravée pour la vie, en dépit du sort injuste qui nous sépare… C’est à présent que j’éprouve combien je t’idolâtre… Moins j’ai d’espoir, & plus je t’aime… Qu’il m’est cruel de te voir destinée à un autre ! Un autre fera t-il ton bonheur comme je l’eusse fait ?… Un autre saura-t-il t’aimer comme moi ?… Il me faudra donc dévorer mes tourmens !… Tout dans cette maison me devient insupportable… Elle-même augmente mon supplice. Je n’ôse plus la regarder… Le seul son de sa voix me porte au désespoir ; & plus je la fuis, plus il semble que le sort la ramène sur mes pas… La voici… Resterai-je… Non.


Scène II.

Mademoiselle DELOMER, DOMINIQUE fils.
(Dominique fils la salue & se retire lentement.)
Mademoiselle Delomer, comme il est à la porte, d’un ton triste.

Vous vous en allez, Monsieur !

Dominique fils, revenant.

Non, Mademoiselle.

Mademoiselle Delomer.

Vous sortiez, cependant… Que rien ne vous retienne.

Dominique fils.

J’allais…

Mademoiselle Delomer.

Hé bien ! vous alliez ?

Dominique fils.

Mais je n’allais nulle part. (Il soupire.)

Mademoiselle Delomer.

Vous avez pris un air bien triste aujourd’hui.

Dominique fils.

Il est vrai que je devrais… À propos, Mademoiselle, j’oubliais de vous faire mon compliment.

Mademoiselle Delomer.

Sur quoi, s’il vous plaît ?

Dominique fils.

Monsieur Jullefort… C’est une chose décidée.

Mademoiselle Delomer.

Vous êtes ironique !

Dominique fils, avec passion & douleur.

Je ne suis que malheureux.

Mademoiselle Delomer.

Laissez-moi… Je fais mal de rester avec vous ; nous nous trahissons tous deux : vous m’êtes un objet de tourmens, encore plus que Monsieur Jullefort.

Dominique fils.

Moi, je pourrais vous causer la moindre peine !… Ah ! Mademoiselle, qu’exigez-vous de plus ?… N’ai-je pas renfermé, jusqu’ici, & sous le plus sévère silence, le plus vif sentiment ; sentiment trop ambitieux sans doute ; mais du moins j’ai sçu le taire.

Mademoiselle Delomer.
.

Je le sais.

Dominique fils.

Aucun espoir ne saurait m’être permis ; & c’est cette persuasion cruelle qui va m’éloigner d’une ville où je ne peux plus vivre.

Mademoiselle Delomer.

Croyez que je souffre en vous voyant ; & que je souffrirai encore plus, en cessant de vous voir.

Dominique fils.

Si vous avez quelque compassion pour moi, elle ne peut être que stérile. Ne bornez pas du moins votre pitié ; donnez lui un libre cours ; j’en ai besoin : apprenez que, malgré la barrière qui s’élève entre nous, il n’y a qu’un bonheur sans réserve qui puisse me toucher.

Mademoiselle Delomer.

Et comment résister à mon pere ? j’ai voulu dire quelques mots, il ne m’a point écoutée ; il a fait parler son autorité, & je me suis trouvée sans voix pour lui répondre : Monsieur Jullefort, recommandé de toute part, a gagné sa confiance : il vous la devrait plutôt ; mais (vous le savez) c’est la fortune qui fait les mariages : aussi, combien en compte-t-on d’heureux !

Dominique fils.

Oui, la fortune m’a maltraité ; & c’est ce qui m’a empêché, jusqu’à présent, d’oser lire dans vos regards.

Mademoiselle Delomer.

Monsieur Jullefort me regarde avec beaucoup d’assurance.

Dominique fils.

Je suis bien loin de tant de hardiesse.

Mademoiselle Delomer.

Je l’ai toujours traité avec la plus grande froideur, & je ne conçois pas comment il y a des hommes qui veulent nous avoir ainsi malgré nous.

Dominique fils, vivement.

Il ne possede pas encore votre main ; & si vous résistez ici avec courage…

Mademoiselle Delomer.

Quel courage voulez-vous que j’aie ?… Est-ce à mon âge que l’on résiste ? Je crains qu’il ne soit plus tems : mon pere, vous dis-je, a pris des engagemens.

Dominique fils.

Et vous les ratifierez ?

Mademoiselle Delomer, avec douleur.

Pourrai-je élever la voix, quand un pere commande ? Vous ne savez pas tout le pouvoir qu’un pere a sur nous… Je l’aime, je crains de l’offenser ; & plus je le chéris, plus je tremble de lui résister.

Dominique fils.

Ah ! si j’étais à votre place, je saurais être plus ferme.

Mademoiselle Delomer, avec étonnement.

Vous me conseilleriez de désobéir à mon pere !… Il ne faut pas que l’intérêt de votre amour vous fasse ainsi parler contre mon devoir.

Dominique fils.

L’intérêt de mon amour ! tout cher qu’il m’est, j’y renoncerais pour assurer votre repos… C’est le vôtre qui m’anime… Est-ce à moi d’espérer le consentement de votre pere ; moi qui n’ai rien, moi fils… L’orgueil a établi des distances inhumaines, qui font aujourd’hui mon désespoir… Je crains seulement que vous ne soyez malheureuse… Vivez avec tout autre, pourvu qu’il vous soit cher… Irez-vous contracter des liens cruels, qui vous feront sentir le poids du malheur, chaque jour de votre vie ? Soyez à tout autre, & vivez fortunée ; je sais de mon côté ce que je dois faire : c’est en quittant ma patrie ; c’est en allant gémir loin de vous, que je vous prouverai que l’amour qui me consume est pur & désintéressé.

Mademoiselle Delomer, d’un ton pénétré.

Que ne suis-je pauvre, que personne ne voulût de moi !

Dominique fils.

Ah ! si j’étais riche ! j’irais m’offrir… Ou, que n’êtes-vous sans dot, vêtue en siamoise, vous auriez les mêmes charmes, & je serais plus près du bonheur : on ne soupçonnerait pas alors que je fusse tenté de votre fortune.

Mademoiselle Delomer.

Mais au-lieu de quitter la maison, si vous restiez… Je… Vous tenteriez… Vous pourriez même… Mais non, il n’y consentira point ; je m’abuse ; il n’y consentira jamais.

Dominique fils.

Et c’est-là ce qui m’accable… Je ne puis aspirer, même en idée, à me mettre sur les rangs. J’offenserais votre pere ; j’aurais peut-être la physionomie d’un séducteur… les préjugés qui règnent… Allons, je suis perdu, tandis qu’un autre, parce qu’il possede de l’or, aura l’audace de vous conquérir… Ah ! quelle distance il y a entre posséder le cœur d’une personne, ou sa main.

Mademoiselle Delomer.

Je vais l’accabler de froideur… Mais cet homme- là ne sent rien. S’il persiste à me vouloir, seule & sous les yeux d’un pere, lui ayant toujours obéi, respectant ses volontés, je ferais donc…

Dominique fils, avec une voix étouffée.

Ciel !… le serment de l’aimer.

Mademoiselle Delomer, avec attendrissement.

Et dans le même instant, Ô Dieu ! celui de ne plus penser à vous de toute ma vie… Ah !

Dominique fils, avec vivacité.

Pourrai-je me dire à moi-même, que vous y auriez songé quelquefois ?

Mademoiselle Delomer.

Vous avez trop lu dans mon cœur, & je vous ai trop entendu… C’est pour la premiere fois que nos cœurs s’expriment ainsi ; ils ne jouiront pas long-tems de ce plaisir. La loi, les préjugés, tout est contre nous.

Dominique fils.

Ah ! je puis tout hazarder : je deviendrai téméraire ; j’irai me jetter à ses pieds. Embrassez-les de votre côté…

Mademoiselle Delomer.

Le voici… je tremble qu’il ne nous ait entendus.


Scène III.

M. DELOMER, Mlle. DELOMER
DOMINIQUE fils.
M. Delomer, arrivant avec précipitation & d’un air égaré.

Dominique ! je vous cherchais ; & vous, ma fille… Ah, Dieu !… J’ai de terribles choses à vous apprendre.

Dominique fils, avec inquiétude.

Monsieur, qu’y a t-il ?

Mademoiselle Delomer, tremblante.

Comme votre visage est altéré, mon pere ! qu’avez-vous ?

M. Delomer.

Je suis au désespoir.

Dominique fils.

Vous ! Ah ! parlez.

Mademoiselle Delomer.

Mon pere !

M. Delomer, tombant dans un fauteuil.

Un moment ; laissez-moi respirer… Ma fille, tu vas fremir… Mon malheur ; il m’est plus cruel ; il devient le tien… Ton pere, hélas ! n’a travaillé toute sa vie, que pour se voir en un seul jour tout-à-coup ruiné.

Mademoiselle Delomer.

Ruiné, vous !

Dominique fils.

Comment se peut-il ?

M. Delomer, à Dominique.

Vous méritiez ma confiance, jeune-homme ; j’avoue même que j’aurais bien fait d’écouter de certains avis que vous m’avez donnés ; je m’en repens aujourd’hui ; mais il n’est plus tems… Mon cher Dominique, vous avez toujours tremblé de voir la quantité de fonds que j’avançais aux deux Associés de Hambourg…

Dominique fils.

Ils auraient manqué !

M. Delomer.

Je viens d’en être frappé comme d’un coup de foudre : depuis vingt ans que je négocie avec eux, ma confiance était devenue sans bornes ; je renonçais à toute autre correspondance, pour me livrer entierement à leurs demandes. Je viens de répondre encore pour eux dans une entreprise considérable, où cette même confiance m’a aveuglé. C’était la derniere opération que je voulais faire de ma vie. Que ne suis-je mort avant d’en avoir conçu l’idée.

Mademoiselle Delomer.

Ah ! mon pere, mon pere, ne vous livrez point à l’abbattement ; voici le jour du courage… Mais quoi ! tout serait-il perdu ?

M. Delomer.

On m’écrit que leur faillite est sans ressource, & c’est dans le moment que j’attendais la plus forte rentrée de mes fonds, que cet accident-là m’écrase. Le paiement de l’année, celui de la maison, ta dot, ton sort, le mien, tout reposait sur eux ; tout est précipité dans l’abîme.

Dominique fils, vivement.

Je suis à vous, Monsieur ; faut-il courir, prendre la poste, aller en personne stipuler vos intérêts, tandis que vous prendrez ici les arrangemens les plus convenables ? Je pars ; je ne reviendrai qu’après avoir appaisé l’orage.

(Pendant cette scène, Mademoiselle Delomer demeure le visage caché, & s’appuyant sur un fauteuil.)

M. Delomer.

Il faut attendre ; il paraît que c’est le contrecoup que je reçois : ils n’ont manqué, sans doute, que parce que l’orage vient de plus loin. Quel parti prendre pour effectuer mes paiemens ? Ils se montent très-haut, & c’était les fonds que je devais recevoir de Hambourg, qui étaient destinés à l’acquit de ces créances : il faut emprunter & user de mon crédit. On m’offrait dernierement encore des fonds assez considérables ; en attendant que cette opération se réalise, allez toujours escompter les effets que je vais vous donner. Il nous faut profiter des momens où l’on ne sait rien encore. Nous paierons ces deux jours-ci, mais pas plus… Vous m’entendez bien ?

Dominique fils.

Ah ! Monsieur, quelle affreuse extrémité !

M. Delomer.

J’y suis réduit ; je suis l’exemple que l’on me donne ; c’est un malheur que l’on me force à rejetter sur d’autres ; je ferai perdre, parce que je perds.

Dominique fils.

Vos pourriez vous résoudre à… (Retenue expressive.)

M. Delomer.

Autrement je suis ruiné ; il n’y a pas d’autre parti. Irai-je supporter seul tout ce fardeau pour en être opprimé ?

Dominique fils.

Me permettez-vous de parler comme je pense ?

M. Delomer.

Il le faut ; ces momens sont trop de conséquence pour me rien déguiser.

Dominique fils.

Vous ne vous en offenserez pas, Monsieur : mais il n’y a que l’infortune qui puisse vous inspirer un tel dessein : il répugne à vos propres principes. De malheureux que vous êtes, deviendriez-vous coupable ? Emprunter sans ressources pour rendre ! Ah ! souvenez-vous de ce que vous m’avez dit cent fois : aucun prétexte ne peut faire manquer aux engagemens que l’on a pris : la confiance que l’on nous a donnée ne saurait être trompée… Après tout, Monsieur, il vous faudra toujours, dans peu, en venir à la seule opération qui est à faire ; vous ne pouvez vous le dissimuler.

M. Delomer.

Quoi ! vous me conseillez de faire un abandon à mes créanciers, de me dépouiller de tout ? Je veux sauver assez pour conserver l’état que j’ai acquis. Après tant de travaux, toute la fortune d’une maison dépendrait du caprice du sort, & j’aiderais de mes mains à la renverser ! & que deviendrait l’établissement de ma fille ? Moi qui avais lieu de prétendre…

Mademoiselle Delomer.

Ne songez point à moi, mon pere ; ne consultez que votre cœur ; ne voyez que la paix, le repos de vous-même.

Dominique fils.

Ah, Monsieur ! chassez loin de vous l’indigne faiblesse que donne le premier assaut du malheur. Ne rompez pas cette circulation, l’ame du commerce ; qu’il soit respecté par vous-même au milieu des revers : l’équité & l’honneur surmontent toutes les difficultés. Envisagez le tort que vous allez faire ; vingt familles seront précipitées dans l’indigence, & vous accuseront ; elles seront sans ressources, & vous en avez encore. Daignez vous ouvrir à moi : croyez-vous avoir assez pour parer à tout, si vous vouliez ne rien faire perdre.

M. Delomer.

Oui ; mais, mon cher ami, il ne me resterait absolument rien ; il me faudrait tout vendre, mes deux maisons, ma campagne, & peut-être jusqu’à mon mobilier.

Dominique fils.

Mais aussi vous ne devriez plus rien à personne !

M. Delomer.

Et que deviendrais-je après ? Vraiment je ferais alors dans le monde une belle figure.

Dominique fils.

On est toujours riche, quand on a tout payé. Croyez que vous serez cent fois plus heureux dans l’état le plus médiocre, lorsque vous ne serez exposé à aucun reproche : je vous connais, Monsieur ; vous ne savez pas l’effet que ferait sur vous le regard d’un homme qui vous dirait : tu m’as trompé ; vous n’y êtes point accoutumé : la premiere épreuve serait mortelle : oui, mortelle, j’en suis sûr… Vos biens sont suffisans, ou non, pour payer vos dettes : dans le dernier cas, pourquoi acquitter des créanciers anciens aux dépens des nouveaux ? C’est une action contraire à l’ordre des choses ; c’est une injustice…

M. Delomer.

Il faudrait donc que je m’avilisse ?

Dominique fils.

On ne s’avilit pas pour être juste.

M. Delomer.

Que je tombasse dans la derniere misere. Et me fille, ma fille !… Eh ! que deviendrait l’espoir de ma vie !

Mademoiselle Delomer.

Mon pere, en ce moment oubliez-moi…

M. Delomer.

Tu approuverais que je te dépouillasse de tout ?

Mademoiselle Delomer.

Oui, plutôt que de voir votre front rougir une seule fois.

Dominique fils.

Monsieur, je me dévoue pour toujours à votre service ; votre infortune vous rend encore plus respectable à mes yeux ; vous m’avez donné votre confiance, daignez me l’accorder sans réserve ; vous êtes trop troublé pour agir par vous-même dans cette révolution malheureuse. Je vais, sans perdre de tems, travailler à faire l’état le plus exact de vos biens & de vos dettes. Certainement vos créanciers, convaincus de votre bonne foi, seront touchés de votre situation & vous faciliteront les moyens de continuer votre commerce. Vous conserverez votre crédit, le crédit qui vous rouvrira de nouvelles sources de richesses ; reposez-vous sur moi ; à chaque heure je vous rendrai compte de toutes mes opérations. (Dans un mouvement énergique.) Oui, nous ferons honneur à tout : dites, n’est-il pas vrai, nous ferons honneur à tout ?

M. Delomer.

Vous me touchez infiniment, jeune-homme ; vous êtes bien estimable ; & jamais je ne vous ai mieux connu que dans ce moment : je vous devrai ma vertu ; oui, je m’en rapporte à vous… Agissez de manière que qui que ce soit n’ait à me reprocher la moindre fraude, soit dans l’exécution, ni même dans l’intention… Il me reste encore une lueur d’espérance ; Monsieur Jullefort mon gendre est riche, il aime ma fille ; il m’aidera sûrement. Plus ou moins d’argent, pour le moment, lui sera à peu près égal… Le croire uniquement touché de la dot, ce serait lui faire injure ; il ne mérite pas qu’on lui fasse cet outrage.

Dominique fils.

Il peut se rendre doublement heureux, & goûter un nouveau bonheur, en vous offrant l’appui de sa fortune… Que d’avantages pour lui !

M. Delomer.

Je le crois bon ami ; & nous allons l’admettre à notre confidence ; le titre qu’il va porter l’engagera à prendre nos intérêts. Cet aveu, je l’avoue, va me coûter à lui faire : il faut que je lui dise que je suis forcé d’employer la plus grande partie de la dot au paiement de mes créanciers… Mais il ne perdra rien par la suite…

Mademoiselle Delomer.

Hé bien ! souffrez que je vous épargne cet aveu ; il l’entendra de ma bouche ; il le recevra d’une maniere différente… Permettez que j’aye un entretien avec lui… Nous ne douterons plus alors de sa réponse.

M. Delomer.

J’y consens : tout-à-l’heure en rentrant, je l’ai apperçu, qui venait après moi ; j’étais trop troublé pour lui parler ; je vous cherchais ; j’ai recommandé qu’on le fît attendre… Je vais te l’envoyer. (À Dominique.) Allons, mon cher Dominique, je vais remettre tous mes papiers entre vos mains ; ma tête n’est pas à moi ; agissez à votre gré ; je vous confie mes intérêts & mon honneur : j’approuverai tout ce que vous ferez : sans vous j’allais faire une démarche qui ne s’accordait pas avec ce que je dois à mon nom… C’est vous qui m’avez sauvé du précipice où j’allais tomber.

Dominique fils.

Je n’ai que du zèle à vous offrir ; mais il est extrême, il est pur, & il ne se démentira dans aucune circonstance de ma vie.

(Dominique suit M. Delomer, & Mademoiselle Delomer lui jette un regard d’approbation en se séparant.)

Scène IV.

Mademoiselle DELOMER soupire
& dit après un court silence.

Qu’il est cruel d’étouffer des sentimens qui semblent aussi légitimes ! Avec quelle noblesse il vient de parler ! Ah ! mon cœur approuvait tout ce qu’il disait. Son ame répond bien à la mienne… d’où vient donc que je prends si peu de part à l’infortune qui nous accable ? Au moins, si j’en crois ce pressentiment flatteur, je n’épouserai pas Jullefort… mais s’il ne voyait que moi dans l’union projettée, s’il m’aimait assez pour secourir mon pere, je devrais plus que jamais me sacrifier pour lui… cette idée m’alarme, m’épouvante… je desire & je crains… je sais quel est mon devoir, mais je sais aussi quel est mon cœur… le voici, que je tremble de le trouver généreux ; mais hélas ! quel souhait terrible !


Scène V.

Mademoiselle DELOMER ; M. JULLEFORT.
M. Jullefort, arrivant avec transport.

Mademoiselle, ma chere Demoiselle, quelle félicité m’attend ! quel bonheur pour moi ! J’ai vu le Notaire, il a dressé l’acte, tout réussit selon mes vœux, & bientôt nous allons nous appeller des plus tendres noms… mais que vois-je encore ? ne soyez pas si sérieuse, en vérité je n’ai jamais été plus joyeux de ma vie…

Mademoiselle Delomer.

Cette joie ne sera peut-être pas d’une longue durée, Monsieur…

M. Jullefort.

Oh ! elle sera éternelle comme l’amour que je ressens…

Mademoiselle Delomer.

Écoutez-moi, Monsieur ; nous avons à parler ensemble & j’attends de vous toute la sincérité…

M. Jullefort.

Avez-vous jamais douté que je pusse vous parler autrement ? (À genoux.) Eh bien ! croyez-en les plus brûlantes protestations de mon cœur : je vous jure un amour que la mort même ne pourra éteindre, une flâme qui vivra jusques dans mon tombeau… non jamais personne ne n’a paru si adorable que vous : j’en jure par tout ce qu’il y a au monde de plus sacré.

Mademoiselle Delomer.

Ah ! Monsieur, levez-vous, ce ne sont pas des sermens que je vous demande.

M. Jullefort.

Et comment voulez-vous donc que je vous fasse croire ?…

Mademoiselle Delomer.

Je compte peu sur les sermens, & les vôtres dans ce moment, si vous voulez que je vous le dise, me paraissent vains & légers.

M. Jullefort.

Vains & légers ! Que dites-vous, Mademoiselle ? Ce ne sont pas ici des sermens en l’air comme ceux que font les amans : ce sont des sermens d’époux, appuyés d’un bon contrat & rien dans l’univers ne peut casser cela… oui, notre contrat est comme signé, puisque l’on n’attend plus que vous… Vous doutez de mon amour ! Ah, vous ne savez pas ce que je vous sacrifie ! Si je vous disais tous les partis que j’ai refusés ! Tenez ; on me proposait, encore il y a quinze jours, une riche héritiere orpheline & ayant deux oncles cacochymes ! c’était un détail de biens qui ne finissait pas. Mais je n’ai pas voulu lire seulement ; j’ai rendu froidement le tableau. On m’aurait offert un million.

Mademoiselle Delomer.

Mais, Monsieur, vous avez peut-être mal fait de refuser un aussi bon parti.

M. Jullefort.

Comment donc ! mais vous m’offensez cruellement…

Mademoiselle Delomer.

Répondez-vous assez de vous-même pour assurer qu’en m’épousant ce n’est pas le bien que vous regardez ?

M. Jullefort.

Si vous étiez sans fortune, le bonheur de vous posséder serait encore le même à mes yeux.

Mademoiselle Delomer.

Quoi ! si je n’avais rien, vous me rechercheriez avec le même empressement ? Vous me prendriez sans dot ?… consultez-vous bien.

M. Jullefort.

Quelle question ! Je n’ai pas besoin de me consulter, je vous donnerais avec la même tendresse une preuve de mon désintéressement.

Mademoiselle Delomer, à part.

Parlerait-il tout de bon ? que je suis malheureuse !… Allons ; c’est pour mon pere.

M. Jullefort, à part.

Qu’elle est simple ! il faut s’y prêter.

Mademoiselle Delomer.

Enfin Monsieur, en supposant que mon pere est tombé tout-à-coup & par un revers inattendu dans l’indigence, & qu’il ait besoin de votre crédit & de vos soins pour le relever, vous iriez généreusement jusqu’à vous employer pour lui ?

M. Jullefort.

Dans un cas pareil le bonheur de vous mériter serait d’un prix bien au-dessus de tout ce que je pourrais faire… mais dites-moi, Mademoiselle, est-ce pour m’éprouver que vous me tenez ce langage, ou plutôt serait-ce une ironie ? Mes biens sont francs & quittes, je ne dois rien, je vous en avertis : ne craignez pas de livrer votre main à l’homme que vous avez rendu sensible, nous ferons une excellente maison… je n’ai point de mon côté de ces questions qui respirent la défiance…

Mademoiselle Delomer, l’interrompant.

Ces questions sont plus sérieuses que vous ne pensez, que vous ne pouvez croire. (D’un ton pathétique & douloureux.) Elles sont fondées sur des causes aussi récentes que malheureuses.

M. Jullefort, paraissant extrêmement inquiet.

Qu’y a-t-il-donc Mademoiselle, & que voulez-vous me dire ?

Mademoiselle Delomer.

Ce que je suis chargée de vous apprendre : je vous ai préparé au dernier trait pour ne point vous accabler d’un seul mot.

M. Jullefort, à part.

Cela commence à me faire trembler… mais seroit-ce plutôt une feinte ?

Mademoiselle Delomer.

Ne vous êtes-vous point apperçu que mon pere était triste, était changé & dans une situation qui annonçait un extrême embarras ?

M. Jullefort, en pâlissant.

Effectivement… mais il est quelquefois comme cela… est-ce qu’il y aurait une cause particuliere ?

Mademoiselle Delomer.

La plus terrible. Il vient de recevoir dans l’instant la nouvelle d’une faillite épouvantable.

M. Jullefort.

Qui retombe sur lui ?

Mademoiselle Delomer.

Sur lui principalement. Ce sont les personnes sur qui roulait depuis vingt ans tout son commerce, qui lui enlevent tout.

M. Jullefort, à part.

Je suis perdu… (Haut.) Et cela est considérable ?

Mademoiselle Delomer.

De tout notre bien, vous dis-je ; notre ruine est entiere.

M. Jullefort, en jettant un cri.

Ah ! mon dieu, mon dieu ! que me dites-vous la. (Grand repos.) Ce sont de ces choses qui n’arrivent qu’à moi. (À part.) Que je suis malheureux ! (Après un intervalle, haut & vivement.) Mademoiselle, il faut lui conseiller de cacher quelque tems sa situation, précipiter votre mariage, doubler votre dot ; c’est un moyen sûr pour se reserver une table dans le naufrage. Le douaire des filles est une chose qui passe avant tous les créanciers, & qui leur donne un pied de nez… en faisant le douaire très-considérable…

Mademoiselle Delomer.

Mon pere ne suivra pas ce conseil, Monsieur : il aurait pû vous laisser ignorer son infortune & vous tromper : mais loin de lui ce vil artifice.

M. Jullefort, à part.

Ah ! je l’ai échappé belle. (Haut & d’un ton en colere. Mais comment s’est-il aussi aventuré ?… il a manqué de prudence. À son âge faire des sottises, des extravagances de cette force ! Ah cela n’est pas pardonnable.

Mademoiselle Delomer.

Il est des commerces sujets à de pareils revers, & on n’y prospere qu’à force d’avancer des fonds ; il était à la veille d’une rentrée considérable.

M. Jullefort.

D’une rentrée considérable ! Il faut les pendre ces coquins, ces misérables-là.

Mademoiselle Delomer.

Ils ne sont que malheureux comme nous.

M. Jullefort.

Point de grace, point de grace, en place de greve ces marauds-là… La fortune m’est bien cruelle… mais je suis furieux contre votre pere, il mérite les reproches les plus sanglans… au-lieu de garder son argent dans son coffre.

Mademoiselle Delomer.

Qui de nous sait lire dans l’avenir ?

M. Jullefort.

Mais, Mademoiselle, c’est que c’est une perte irréparable, vous ne sentez pas cela comme moi, vous êtes d’un tranquille !… J’avais déjà fait un sage emploi… voilà mes projets avortés. Je suis sûr que vous ne savez seulement pas que vous n’avez presque rien du côté de votre mere : ces deux maisons de campagne sont des acquêts depuis son décès. Il y a bien un petit douaire sur je ne sais quel terrain aux nouveaux Boulevards ; mais c’est si peu de chose !… votre pere est, en vérité… il est… non, vous avez beau dire, je ne lui pardonnerai de ma vie.

Mademoiselle Delomer, d’un ton ferme.

Gardez-vous de rien dire, Monsieur, qui puisse le blesser ; c’est prendre aussi trop vivement mes intérêts. Mon pere ne vous fait aucun tort, je crois ; il travaille actuellement au tableau de ses dettes, & nous entrevoyons avec plaisir que nos biens suffiront pour payer.

M. Jullefort.

Et votre dot, Mademoiselle, votre dot ?… c’est plutôt pour vous que je parle, que pour moi ; il vous faut toujours une dot dans tous les cas possibles… mais je n’y songeais pas : vous avez, au moins, des oncles, tantes, plusieurs parens enfin dont les successions réunies pourraient former… & réparer…

Mademoiselle Delomer.

Non, Monsieur, je n’ai personne, je n’attends rien de personne : mon pere était tout pour moi & ce n’est que sur lui que je répands des larmes.

M. Jullefort, à part.

Pas un seul héritage, quelle famille ! où allais-je me fourrer. (Haut.) Mademoiselle, je vous aime trop pour n’être pas touché de cet accident… cette maudite faillite… ne sentez-vous pas tout le malheur de deux personnes qui s’unissent pour la vie & dont l’une… mais comment ! vous êtes bien sûre qu’on ne remettrait pas à Monsieur votre pere une partie de ses fonds. Quatre-vingts pour cent par exemple… c’est l’usage.

Mademoiselle Delomer.

Monsieur, il rejetterait un tel projet ; il ne veut point de grace, il ne veut rien faire perdre à personne.

M. Jullefort.

Tant-pis, Mademoiselle : tout cela dérange furieusement, comme vous pouvez bien penser… &, tenez, d’ailleurs je doute fort que vous m’aimiez grandement… je ne sais pas épouser une jeune personne aussi intéressante que vous du consentement seul de son pere… j’aurais sans cesse à me reprocher de ne vous tenir que de sa main… je ne veux point vous rendre malheureuse, vous le seriez peut-être avec moi… le vrai parti en pareil cas serait…

Mademoiselle Delomer.

De vous retirer, Monsieur.

M. Jullefort.

Oui, oui, Mademoiselle, je vous obéis… je vais… je vous salue.


Scène VI.

Mademoiselle DELOMER.

Le voilà donc cet homme qui, à l’entendre, ne désirait que moi… comme il s’est ému à la nouvelle que je lui ai donnée !… il semblait que c’était son bien qu’on emportait. Du moins ce malheur a servi à l’éloigner… me voilà délivrée de cet homme… j’en ressens une joie secrette… mais l’état de mon pere me trouble & m’attendrit. Ce n’est que pour lui que je regrette cette fortune qui assurait le repos de ses dernieres années ; pour moi il me semble qu’avec Dominique je passerais ma vie dans la derniere médiocrité, sans jetter un seul soupir… oui, dans ce moment je serais heureuse si mon pere ne souffrait plus.


Scène VII.

Mademoiselle DELOMER, DOMINIQUE fils.
Dominique fils, traversant le Théâtre
& tenant un porte-feuille en main.

Dans ces momens, Mademoiselle, je ne m’occupe qu’à parer les coups les plus violents de la tempête : il reste quelquefois des ressources inespérées, & le temps amène toujours de singuliers changemens : peut-être que les affaires prendront un autre tour, ne désespérez pas ; tout n’est peut- être pas perdu & je vais chercher les moyens de remédier à ce qu’il y a de plus pressé… ce tems, hélas ! n’est pas celui de vous parler de moi.

Mademoiselle Delomer.

J’en veux moins à ce coup du sort, Dominique : il semble me rapprocher de vous ; nos destinées du moins seront à-peu-près égales. Que cet argent qui fait tout me paroit vil, lorsque les sentimens du cœur si chers, si précieux, sont sans valeur. J’ai entendu M. Jullefort.

Dominique fils, avec inquiétude.

Sa fortune va vous dédommager de celle que vous perdez…

Mademoiselle Delomer.

Vous vous trompez (En souriant.) il a pris la fuite en aprenant notre désastre.

Dominique fils, avec joie.

Il est heureux pour moi que cet homme n’ait jamais eu un cœur ni des yeux… je n’ai plus ce rival…

Mademoiselle Delomer.

Apprenez que vous n’en avez jamais eu… que vous n’en aurez jamais, que vous ne pouvez en avoir… Dominique, vous méritez cet aveu ; qu’il vous enhardisse à bien servir mon pere.

Dominique fils, lui baisant la main.

Que dira la faible voix de la reconnoissance, lorsque mon cœur palpite, & d’amour, & de surprise, & de joie… adieu, je cours… je vais… comment pourrai-je assez vous mériter ?

(Ils se séparent en se regardant avec tendresse.)
Fin du second Acte.