La Brouette du vinaigrier/Acte I


LA BROUETTE
DU
VINAIGRIER,

DRAME.

ACTE PREMIER


Scène première.


M. JULLEFORT, M. DU SAPHIR.
(M. Jullefort entre comme M. du Saphir sort ; ils se croisent d’abord au milieu du Théâtre, et ne se reconnaissent qu’après s’être salués.)
M. Jullefort.

Eh ! c’est vous, Monsieur du Saphir ?

M. du Saphir.

Monsieur, bien charmé de la rencontre ; elle est heureuse ; je suis toujours tout à votre service ; je vous ai les plus grandes obligations… & ma reconnaissance…

M. Jullefort.

Vous avez un teint de rubis… la femme, les enfans, le commerce ; comment tout cela va-t-il ?

M. du Saphir.

Le bijou ne va pas mal, si l’on était payé… & vous, Monsieur, à propos, pas encore marié ? J’attends après vous ; car j’espere bien que ce ne sera pas un autre que moi qui aura honneur de vous servir… J’ai toujours en réserve ces belles girandoles que vous m’aviez demandées pour cette veuve.

M. Jullefort, se retournant, alarmé.

Paix donc ! paix ! parlez doucement.

M. du Saphir.

Pourquoi donc ?

M. Jullefort.

De la discrétion, Monsieur du Saphir ! Je ne veux pas que l’on sache ici que j’ai manqué ce mariage… mais connaissez-vous bien cette maison ?

M. du Saphir.

Si je la connais ! c’est mon pere en personne qui a eu l’honneur de percer les oreilles à feue Madame Delomer le jour de ses fiançailles. Nous avons toujours eu depuis la pratique de sa maison. Je connais cette maison-ci comme la mienne ; j’y suis très-bien accueilli. Demandez à M. Delomer ce que nous sommes.

M. Jullefort.

Et si je vous demandais à vous ce qu’il est. (À voix basse.) Là, dites-moi mon bon ami, n’est-il jamais gêné ; paie-t-il bien ? cela va-t-il rondement ?

M. du Saphir.

Oh ! oui ; jamais de crédit. J’ai beau lui dire, à votre aise, Monsieur ; toujours solde de compte aussitôt la marchandise livrée ; le papier qu’on me donne est comme du comptant… Tenez, j’aurais tout mon bien chez cet homme là, que je dormirais aussi tranquillement que s’il était placé chez le Roi.

M. Jullefort.

Il est donc, selon vous, bien aisé ?

M. du Saphir.

Il fait de très-belles affaires ; l’argent roule là-dedans, il faut voir : il n’y a rien de tel que ces négocians-là ; il leur arrive du bien des quatre parties du monde. Nous sommes six bijoutiers qui lui fournissons pour des envois, & nous pouvons à peine y suffire.

M. Jullefort.

Ce sont des boëtes d’or que vous venez de livrer, à ce que j’ai pu voir.

M. Du Saphir.

Oui, toutes boëtes pleines ; elles sont destinées pour Petersbourg : on paie bien de ce côté-là… J’ai apporté une petite bague pour Mademoiselle. On m’en avait fourni le diamant, beau, clair, net ; je viens de mettre cette bague à son doigt, elle a une fort jolie main, cette fille-là.

M. Jullefort.

Et sa tête, qu’en dites-vous ?

M. du Saphir.

Mais très-bien, en vérité… très-bien…

M. Jullefort.

Rien de trop cependant ; au reste, telle qu’elle est, je crois que j’en deviens amoureux de plus en plus, sur-tout lorsque vous me parlez de l’aisance du pere, cela m’attendrit… Il est donc, à coup sûr, d’une fortune solide, ce Monsieur Delomer ?… Vous n’avez aucun intérêt de me tromper, vous…

M. du Saphir.

Moi ! Monsieur, informez-vous plutôt à tout le monde… Il a des correspondances jusqu’au fond du Nord.

M. Jullefort.

Il est vrai que son nom sonne bien dans le monde. Allons, il faudra que je termine cette affaire… il fait un commerce immense, sa fille est son unique héritiere ; c’est une fille adorable ; il est bien décidé que je l’aime.

M. du Saphir.

Mais vous avez bien des sortes d’amour ; comment diable faites-vous donc ?

M. Jullefort.

Pas si haut, vous dis-je… Vous êtes d’une imprudence !…

M. du Saphir.

Mais personne n’est là… (Très-bas) Je croyais que vous aviez rompu avec la veuve pour cette vieille fille. Cela n’a donc pas encore réussi ? Ce n’était pas cependant les especes qui manquaient de ce côté… & pourquoi n’avez-vous pas suivi votre pointe ?

M. Jullefort.

Quoi ! vous êtes à savoir que ses parens l’ont fait enfermer subtilement, sous prétexte de démence ? Elle n’avait pourtant que soixante-six ans : ils m’ont joué là un tour perfide ; c’est une perte pour moi irréparable. On ne sait pas, Monsieur du Saphir, on ne sait pas jusqu’où cela allait : je ne reculais pas cette fois à me marier, j’aurais bataillé, mais l’interdiction est venue comme un coup de foudre. Et a fallu quitter la partie.

M. Du Saphir.

Vous avez du malheur, en vérité… voilà dix fois que je vous vois à la veille de contracter, & avec d’assez bons partis ; point du tout, quand il n’y a plus qu’à signer, voilà qu’il n’y a plus rien de fait.

M. Jullefort.

Que voulez-vous aussi ? je ne suis pas un imbécile, moi ; un homme à me marier en dupe. En vérité, il faut l’avouer, si l’on n’y prenait garde, un sot marché serait bientôt conclu. L’un ; c’est sa fille qu’il veut marier adroitement ; elle est bien mise, bien brillante, on me la prône, on me la fait toute d’or, je me montre amoureux, rempli d’une excessive tendresse ; & quand nous en venons au fait, il n’y a plus d’argent. Paraissent de vieux contrats réduits à moitié que l’on veut me passer plus cher que sur la place même ; c’est une dot payable en des termes éloignés, c’est-à dire, une espérance, & par conséquent un germe de procès contre un beau-pere. C’est un trousseau estimé ; ah ! à un prix au dessus de ce que je le paierais chez le plus dur Juif à dix ans de crédit ; aussi mon amour expire involontairement ; l’amour ne se nourrit point de brouillards ; il faut en ménage de la réalité.

M. du Saphir.

Il est vrai que la fortune d’une fille aujourd’hui ressemble assez à son caractere ; ce n’est qu’une conjecture ; on est amorcé par des promesses dorées, & l’on ne tarde pas à être attrapé. Les femmes n’en sont pas moins dispendieuses ; voyez seulement dans notre état ; elles se sont mises sur un ton, un ton… en vérité, il n’y a plus moyen d’y tenir ; il faut voler, ou faire banqueroute.

M. Jullefort, comme par souvenir, & souriant à demi.

Une fois… Il y a quelque tems de cela… une fois j’ai bien manqué d’être pris. J’étais sur le point de signer, dans la certitude d’épouser une fille unique : elle était assez riche. La mere avait quarante-quatre ans sonnés ; elle n’avait point eu d’enfans depuis dix-sept années. Cela paraissait sans ombrage. Heureusement pour moi que je songe à tout, & que, la regardant un certain soir très-fixement, je la soupçonnai tout-à-coup,… devinez… oh ! ce fut une illumination soudaine, un véritable trait de génie… je fis naître prudemment un prétexte pour différer, & bien me prit alors, car deux mois après il n’y avait plus aucun doute, un second enfant venait en tapinois m’enlever malignement la moitié de mon bien. Tout autre que moi serait tombé dans le piége. Avouez… qui diable aurait pensé ?… or jugez quelle énorme différence ! moitié moins d’un seul coup !… aussi depuis ce temps-là, quand on me parle d’une fille, c’est d’abord de la mere que je m’informe, & si elle n’a pas cinquante-cinq ans révolus… je passe plus loin.

M. du Saphir.

Pour ici vous n’avez rien à craindre de semblable ; la pauvre Madame Delomer est enterrée depuis douze ans… j’ai assisté à son convoi…

M. Jullefort.

Fort bien… & vous avez vu apposer les scellés ?… On n’a rien détourné ?

M. du Saphir.

Oh ! Monsieur Delomer est d’une probité reconnue.

M. Jullefort.

Sa fille est bien fille unique.

M. du Saphir.

Je vous en réponds, Monsieur, assurément.

M. Jullefort.

Bon… c’est que par fois il y a des freres qui débarquent un beau matin, revenant de l’Amérique, ou bien des sœurs qui sortent du Couvent comme des Ombres, & dont on ne parlait pas… J’ai de l’expérience. Au reste, Monsieur Delomer n’est pas capable d’une telle perfidie.

M. du Saphir.

Mais sur ces sortes de choses-là, en bonne police, il devrait y avoir, dans chaque province, un Bureau d’assurance.

M. Jullefort.

Ne croyez pas plaisanter ; vraiment ce serait un projet à donner, & plus utile que tant d’autres… mais dites moi un peu, vous qui l’approchez depuis long-temps, vous lui avez toujours connu une conduite rangée, réguliere ? vous ne lui soupçonnez pas quelque inclination en ville, ou quelque vieille habitude ?…

M. du Saphir.

Que voulez-vous dire ?

M. Jullefort.

Je veux dire si je n’aurais pas à appréhender qu’il vînt follement à se remarier, comme font certains vieux qui en prennent envie, quand ils voyent leurs enfans… vous entendez ?

M. du Saphir.

Non, non ; ne craignez rien. Il ne se remariera jamais ; il aime trop sa fille pour cela. Je suis sûr qu’il voudrait avoir quatre fois plus de bien, pour le seul plaisir de lui tout laisser.

M. Jullefort, avec une exclamation joyeuse.

Vous avez raison ; c’est une aimable fille, une fille charmante… vous m’enchantez… Ah ! çà, vous ne sçavez point que je l’aime à la folie… Je le vois, c’est elle qui doit être ma femme… point de mere, point de frere… Allons, allons, Monsieur du Saphir, apprêtez-vous ; vos girandolles partiront cette fois.

M. du Saphir.

Puis-je compter ?…

M. Jullefort.

Vous ne risquez rien, vous dis-je, de préparer les présens des accords. Dès tout-à-l’heure, je presse le pere de conclurre.

M. du Saphir.

Mais, sans trop de curiosité, êtes-vous bien dans la maison ?

M. Jullefort.

Très-bien. J’ai été présenté par une personne qui a un rang, & je me suis fait recommander par gens qui ont beaucoup de fortune ; ainsi…

M. du Saphir.

À merveille !… mais pensez-vous que la Demoiselle vous voye d’un regard favorable ?

M. Jullefort.

Oh ! oui… oui ; quand il s’agit du Sacrement, une fille aime toujours assez. Nous aurons tout le tems de nous connaître pour nous aimer ensuite ; ce n’est pas là mon inquiétude. Le pere est fou de moi, ses affaires vont rondement, tout cela ira le mieux du monde, & je sais déjà où placer. (Vivement.) Apportez moi dans une heure les diamans & les bijoux ; je signe dès aujourd’hui…

M. du Saphir.

Je me recommande toujours à vous & à vos amis. J’entends, je crois, Monsieur Delomer ; votre très-humble serviteur.

M. Jullefort.

Qu’il ne vous voye pas.

M. du Saphir.

Je me sauve.


Scène II.

M. JULLEFORT, seul

On m’avait bien informé de tout ce qu’il m’a dit là ; mais il est toujours bon de questionner ; le plus petit sait souvent les choses qu’on croit le mieux cachées, & ce ne sont pas toujours les gens de la maison qui en connaissent le véritable intérieur. Le témoignage de ce Bijoutier m’a fait plaisir. Il est fort agréable d’entendre prôner le bien qui doit nous être propre… qu’un contrat est une chose bien imaginée ! D’un trait de plume, là, sans rien débourser, on acquiert des maisons, des effets royaux, de l’argent, des meubles… Il est vrai qu’on a une femme ; mais on vit avec elle à son aise, on régle sa dépense ; on est maître, après tout, de la Communauté… nos ayeux n’étaient pas des sots… C’est un parti tel qu’il me convient… Quand le pere ne me donnerait que deux-cent mille francs comptant, puisque le reste est sûr, il n’est pas jeune, nous patienterons… il y a des jours cependant qu’il paraît encore bien verd !…


Scène III.

M. DELOMER, M. JULLEFORT.
M. Delomer, paraît dans le fond de la Scène, avec un porteur qui a une sacoche vuide sur l’épaule ; il lui distribue avec réflexion différens papiers.

Tenez, vous ferez votre tournée dans le quartier Saint-Honoré.

(Le porteur va pour s’en aller ; Monsieur Delomer s’avance, puis rappelle le porteur.)

Bonaventure, écoutez, donc ; vous passerez auparavant au Bureau. Monsieur Dominique aura peut-être quelqu’autre chose à vous donner. (Le porteur s’en va.) (Il apperçoit Monsieur Jullefort.) Ah, ah ! c’est vous ? comment avez-vous passé la nuit ?

M. Jullefort.

Le mieux du monde, & vous ?

M. Delomer.

Moi, j’ai eu le sommeil agité… hier au soir, en vous quittant, je m’enfermai dans mon cabinet, & quand une fois je travaille tard comme cela, le reste de la nuit s’en ressent ; je la passe toute blanche, à bâtir, comme l’on dit, des châteaux en Espagne.

M. Jullefort.

De pareilles nuits valent souvent les plus agréables journées, n’est-il pas vrai ? Sur-tout quand, ne pouvant dormir, on forme tout à son aise, dans le silence & la tranquillité des nuits, une spéculation bien conçue, bien nette, & qu’à quelque tems de-là, elle réussit à plaisir… on ne regrette plus la nuit blanche…

M. Delomer.

Je n’ai pas eu à me plaindre de la fortune ; jusqu’à présent elle m’a assez favorablement traité ; &, je vous l’avouerai, après de certaines rentrées que j’attends, & qui ne tarderont guères, ma fille une fois établie, c’en est fait, je me repose.

M. Jullefort.

Oh ! vous vous reposerez, il est juste ; mais tout en faisant valoir vos fonds, n’est-il pas vrai ? Oui. Cela amuse, cela distrait, cela réjouit. C’est une occupation. Au reste, il ne tiendra qu’à vous que votre fille ne soit bientôt établie, vous connoissez mes intentions… mon seul desir est de l’obtenir le plutôt que je pourrai.

M. Delomer.

Je le sais, & l’on m’a parlé encore hier de vous en termes pressans, vous avez des amis qui ont beaucoup de chaleur : aussi c’est, en partie, ce à quoi j’ai rêvé cette nuit : ma fille doit s’attendre à vous recevoir pour époux, depuis que je vous ai ouvert ma maison avec une distinction aussi marquée… d’ailleurs, la maniere dont nous avons parlé en sa présence…

M. Jullefort.

Il ne s’agit plus, je crois, que de fixer le jour qui doit assurer mon bonheur.

M. Delomer.

Nous allons prendre l’heure pour le contrat ; votre Notaire m’a fait part d’une petite formule que vous avez mise à la suite de l’état de vos biens.

M. Jullefort, d’un ton hypocrite.

Mais je ne le lui avais pas dit.

M. Delomer.

Dit ou non dit, je ne m’offense point de cela : il est juste que chacun fasse ses conditions… une fille, avec des attraits, a toujours des adorateurs ; mais ce n’est qu’avec une dot qu’elle devient femme.

M. Jullefort.

Oh ! je ne prétends point faire de loi, mais observer seulement une certaine forme pour se prémunir contre la chicane. La chicane ! vous savez, on ne saurait trop consolider un contrat : c’est non-seulement pour toute la vie, mais encore pour les enfants, les petits-enfants & les arrière-petits-enfants. Vous savez qu’il faudra que je tienne maison ; & que, pour qu’elle soit exempte de ces gênes disgracieuses, qui troublent tout le plaisir d’être ensemble…

M. Delomer.

Aussi je vous le répete, rien ne m’a offensé dans vos articles : je n’en ai qu’un de mon côté à opposer aux vôtres ; mais aussi j’y tiens invinciblement, ce n’est que sous cette condition que j’accorderai ma fille, & je crois être sûr d’avance que vous y souscrirez…

M. Jullefort, inquiet.

Vous êtes sûr !… vous me connoissez-bien… mais est-ce de grande conséquence ?

M. Delomer.

De la plus grande ; aussi je n’ai que cette condition-là : j’exige de vous, que vous me donniez votre parole d’honneur, que vous la remplirez dans toute son étendue.

M. Jullefort, à part.

Il me fait trembler. Serait-ce de rendre la dot en cas de décès. C’est toujours là la pierre d’achoppement. (D’une voix un peu altérée.) Quelle est-elle enfin cette condition ?

M. Delomer.

C’est de la rendre toute sa vie heureuse, bien heureuse, la plus heureuse des épouses, entendez-vous ?

M. Jullefort.

Ce n’est que cela ! (à part.) je respire (Haut.) Ah ! comptez sur moi, en douteriez-vous ?

M. Delomer.

On ne connaît jamais un amant qu’après le mariage. L’homme qui aspire à la main d’une fille se contrefait toujours, & chacun prend un masque qu’il ne tarde gueres à déposer. Je ne vous mets point de cette classe, c’est une simple réflexion. On m’a dit tant de bien de vous, & vous prévenez vous-même si fort en votre faveur, que je me suis décidé. Je veux voir ma fille pourvue, elle est d’âge, elle n’a point de mere. Je ne suis pas une société pour elle. Il lui en faut une : vous dites l’aimer, & je le crois, puisque vous la demandez avec tant d’empressement… tout est dit. Je m’attends qu’elle va s’effrayer un peu de cette union. Le changement d’état coûte toujours aux jeunes filles. C’est à vous de captiver son cœur : il est neuf & sensible, vous le conformerez à votre guise. Il n’y a que deux ans qu’elle est sortie du Couvent, & je n’ai point reçu les assiduités d’un autre que vous.

M. Jullefort.

Je me flatte aussi que vous n’auriez trouvé personne ami plus vrai, amant plus sincère…

M. Delomer.

Tout en possédant ma fille, ses charmes ne vous empêcheront pas d’arrêter vos yeux sur ce que je lui donnerai.

M. Jullefort.

Ah ! Monsieur de quoi me parlez-vous ? Tout ceci se verra dans l’étude du Notaire,

M. Delomer.

Tenez, ce tout ceci est de style. Parlons à cœur ouvert. On a beau faire des mines ; le cœur saute de joie, quand la richesse accompagne la beauté. Ce n’est pas que je veuille dire que vous recherchez ma fille uniquement pour son bien : au contraire, je crois que vous l’aimez assez pour l’épouser, quand je n’aurais aujourd’hui que peu de chose à lui donner.

M. Jullefort, à part, & tout intrigué.

Où cela va-t-il me mener encore ? Oh ! je suis sur les épines. (Haut.) Vous dites bien vrai, & si ce n’étoient les besoins multipliés, les folies du jour, je ne fais quel luxe tyrannique, un état à remplir… mais c’est autant pour elle que pour moi.

M. Delomer.

N’ayez aucune inquiétude sur ce chapitre, je n’ai qu’elle, & je veux lui procurer une aisance honorable, je n’y regarderai pas de si près, & vous serez content. Tenez, je vais vous dire ce que je veux faire, c’est tout ce que je peux d’abord…

M. Jullefort, attentif & dissimulé.

Il faut bien vous écouter, puisque vous le voulez.

M. Delomer.

Mais si vous n’entendiez pas ces sortes d’affaires, nous en causerions tantôt chez notre Avocat, il est impartial

M. Jullefort.

Puisque nous y sommes, c’est à moi à vous entendre… il est vrai que je suis peu habile à entrer dans de pareils détails, j’ignore absolument les clauses & les formes de tels arrangements…

M. Delomer.

En ce cas, remettons-nous-en, si vous l’aimez mieux, à mon Notaire : il stipulera tout celà avec le vôtre. Le tableau sera plus net, & vous verrez d’un coup-d’œil.

M. Jullefort.

J’aimerois toujours mieux entendre de votre bouche le témoignage de vos bienfaits paternels… votre ame noble, grande, généreuse…

M. Delomer.

On n’est point généreux envers ses enfans, on n’est qu’équitable : mon intention a toujours été d’assurer le bien-être de ma fille & celui de mon gendre. D’abord je vous donne ce qu’il y a de plus solide au monde, de l’argent comptant. Rien de plus commode : avec cela, on fait tout ce que qu’on veut, on le prête, on le place, on attend l’occasion. On achette une terre, une charge : que sais-je ? on applanit toutes les difficultés, on double quelquefois ses revenus.

M. Jullefort, avec emphase.

Oh ! oui, sans contredit… très-bien vu

M. Delomer.

Vous consulterez ensemble ce qui vous rira le plus, je vous laisse les maîtres : c’est ma maxime, à moi, qu’on ne réussit jamais bien, que dans ce qu’on exécute librement, & à sa propre fantaisie.

M. Jullefort.

Vous parlez toujours d’une maniere si sensée, si judicieuse que je ne me lasse point de l’admirer ; certes je me ferai gloire en tout de demander & suivre vos avis.

M. Delomer.

Point du tout, vous dis-je : vous ferez à votre tête, je vous ferai porter la veille la somme, le reste est absolument votre affaire ; je ne m’en mêle plus… vous serez maître de disposer…


Scène IV.

M. JULLEFORT, M. DELOMER, DOMINIQUE.

(Dominique pere arrive dans le moment & coupe la parole à M. Delomer.)

Dominique pere, saluant.

Monsieur…

M. Jullefort, à part.

Au diable soit de l’homme ! j’allais savoir…

Dominique pere, en habit de gros drap, avec un grand chapeau & de grandes manchettes.

Monsieur permettra-t-il à Dominique son ancien serviteur de lui présenter à cette heure ses devoirs ?

M. Delomer.

Bon jour, pere Dominique, bon jour… toujours le teint frais !

M. Jullefort, à part.

Peste soit de l’importun ! nous en étions au point capital.

Dominique pere.

Je vous importune peut-être, Monsieur ; je me retire.

M. Delomer.

Point, nous avons fait : vous êtes une connaissance ancienne, un digne homme que je vois & verrai toujours avec le plus grand plaisir… nous acheverons tantôt, mon cher Jullefort : aussi n’ai-je pas tout dit ; je me souviens de quelque chose, qu’il faut discuter en tierce personne. Passez là-dedans ; en lui donnant le bon jour, vous causerez : elle est avec une voisine de nos amies.

M. Jullefort, froidement.

Vous me le permettez.

M. Delomer.

Si je le permets ! Mais voyez donc ! Cela va sans dire.


Scène V.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere.
M. Delomer.

Eh bien, pere Dominique, qu’y a-t-il ? je suis charmé de vous voir si bien portant : que m’apportez vous là de bon ?…

Dominique pere.

Je vous apporte, comme de coutume, le petit mémoire de l’année ; je me suis mis ce matin à faire ma ronde.

M. Delomer.

Mais s’il me prenait fantaisie de ne pas vous donner de l’argent ?

Dominique pere.

Vous seriez comme bien d’autres ; car on ne paye plus.

M. Delomer.

Comment ! Vous auriez beaucoup de débiteurs, vous ?

Dominique pere.

Ma foi ! il n’y a plus guéres que cinq ou six de mes pratiques & des plus anciennes qui me donnent là, sans faire la mine, de l’argent, quand je leur en demande : les autres, petits ou grands, prennent des remises ; & j’ai là une liste, voyez vous ! où il y a bien des verreux.

M. Delomer, haussant les épaules.

Mais, comment peut-on demander crédit à un Vinaigrier ? cela me révolte. (Il le paie.)

Dominique pere.

Vraiment, vraiment ! celà vous étonne, eh ! eh ! Si je voulais leur en prêter, plusieurs & des plus hupés m’embrasseraient & m’appelleraient encore leur cher ami.

M. Delomer.

N’ayez point de tels amis… je vous souhaiterais un tout autre état, mon cher Dominique ; vous êtes un si brave homme !

Dominique pere.

Un autre état !… Et pourquoi ? Il y a quarante-cinq ans que j’ai pris ce gagne-pain, je ne m’en repens pas : autant vaut celui-là qu’un autre. Pourvu que je vive en honnête-homme, qu’importe, après tout, ma façon de vivre ? Tout en poussant ma brouette, j’ai rencontré des gens qui n’étaient pas si contens que moi. Que font quatre roues quand une suffit à me faire rouler ma vie. Mon pere était un pauvre Vigneron, qui avait travaillé toute sa vie pour ne boire que de la piquette. Moi j’ai mieux trouvé mon compte à vendre du vinaigre. Je me suis ingéré d’en composer de plus d’une sorte, ainsi que ces moutardes de santé ; &, grace à Dieu, ce n’est pas pour me vanter, mis elles ont eu une certaine vogue.

M. Delomer.

Je vous estime singulierement, & sur-tout en considérant l’éducation que vous avez donnés à votre fils… ce jeune homme-là promet beaucoup.

Dominique pere.

Je venais aussi pour en causer un peu avec vous… Vous en êtes donc vraiment content ?…

M. Delomer.

Oui, en vérité, très-content : je lui abandonne beaucoup d’affaires à conduire, il s’en acquitte très-bien, avec célérité & prudence : votre fils a des talens ; & chacun est enchanté de ses procédés.

Dominique pere, avec la plus grande joie.

Ce que vous me dites-là, me met du bon sang dans les veines, & me fera vivre trente ans de plus ; c’est le seul enfant que j’aye eu, c’est lui qui est aujourd’hui toute ma joie & toute ma consolation sur la terre. Je n’ai goûté d’autre plaisir depuis que je suis au monde, que l’idée attendrissante de le voir se tourner à bien, & devenir un honnête-homme : il l’est ; je suis heureux, je ne me suis marié que pour former un bon citoyen. J’ai donné, selon mon pouvoir, tous mes soins à son éducation, me retranchant sur le nécessaire pour qu’il ne manquât de rien. Donner la vie est bien peu de chose, si l’on n’y joint l’assurance d’un certain bien-être. C’est un devoir doux à remplir & qui porte sa récompense avec soi. Je l’aurais bien mis de mon métier : mais les enfans ne réussissent jamais comme leur pere, ils gâtent leur état ; & puis ils veulent toujours être quelque chose de plus.

M. Delomer.

Cela est dans l’esprit de l’homme qui tend toujours à s’élever.

Dominique pere.

Ils n’en sont pas pour cela plus heureux, mais qu’importe ? Ils croient l’être : il faut que chacun suive ses idées, que chacun soit libre, voilà mes principes, à moi… vous pensez donc qu’il fera son chemin ?

M. Delomer.

J’en étais presque sûr dès le moment que vous me l’avez présenté. La probité donne à la physionomie une certaine ouverture qui plait au premier coup-d’œil ; & cette physionomie est héréditaire dans votre famille. Il avait alors un air tout anglomane avec son habit bleu & ses cheveux courts. Je n’ai pas été médiocrement surpris, je vous l’avoue, de vous voir un fils aussi versé dans l’usage du monde.

Dominique pere.

Voici la troisieme année qui court, depuis que je l’ai fait revenir de chez l’étranger, où je l’ai fait voyager de bonne-heure, n’ai-je pas pris là le meilleur parti ? J’avais un parent, Préfet de Collége, qu’on disait savant, & à qui je ne trouvais pas moi le sens commun, il me disait toujours d’un ton rogue ; sans le latin votre fils ne parviendra jamais à rien… Tudieu ! Mon cousin, lui répondis-je, vous avez beau dire, on ne parle plus latin dans aucune maison du Royaume. Si mon fils avait besoin d’une autre langue que la sienne, c’est en Anglois, c’est en Allemand qu’il lui serait utile & agréable de savoir s’expliquer ; il trouverait des gens pour lui répondre… & je vous l’envoyai sur le champ dans ces pays-là dès l’age de douze ans. Il demeura chez de braves gens qui le formerent au Commerce & qui de plus tirent beaucoup de mon vinaigre.

M. Delomer.

Vous avez bien fait, les voyages forment tout autrement que les Colléges. On ne sait que faire trop souvent de ces beaux latinistes : ils ne possédent que des choses inutiles, croient tout savoir, sont tout & ne sont rien : votre fils m’aide beaucoup ; il vous a plus vîte traduit une lettre Allemende ou Anglaise ; & je lui laisse souvent faire la réponse, elle n’en est que mieux. Je vous proteste qu’il m’est très-utile & qu’aujourd’hui presque toute ma correspondance roule sur lui.

Dominique pere, un peu interdit.

Toute votre correspondance !… Diable ! cela m’embarasse.

M. Delomer.

Pourquoi donc ? Vous ne répondez pas… parlez, vous hésitez.

Dominique pere, vivement.

C’est que je n’ôse plus vous dire à présent que je voulais qu’il s’en allât de Paris.

M. Delomer.

Qu’il s’en allât ! Et où irait-il, s’il vous plaît ?

Dominique pere.

Tenez, je ne sais : mais ce garçon-là, depuis que je l’ai fait revenir de chez l’étranger, est changé considérablement ; il n’est point cependant malade : mais qu’a-t-il donc ? Quand il est arrivé (vous le savez comme moi) il avoit une mine rayonnante & qui faisait plaisir à voir, de l’embonpoint, des yeux vifs, des couleurs vermeilles… à présent (prenez y garde) vous verrez ses joues un peu applaties & palotes, ses yeux plus enfoncés & moins riants : nous avons dîné l’autre jour ensemble ; ça ne mange plus.

M. Delomer.

Il me fâcherait beaucoup de le perdre ; & certes je regretterais autant sa personne que ses talens… mais le voilà : souffrez que je l’interroge un peu à ce sujet. Il sera peut-être moins discret avec moi.

Dominique pere.

Oui, interrogez-le… à deux nous verrons ce qu’il a dans l’ame.


Scène VI.

M. DELOMER, DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
Dominique fils, entrant & courant à son pere.

Mon pere… Ah je ne savais pas que vous étiez ici… que je vous embrasse !

Dominique fils.

Bon jour, mon fils… j’allais passer à ton cabinet.

M. Delomer.

Écoutez, Dominique… il ne faut rien me déguiser… votre pere s’imagine que le séjour de Paris ne vous est point agréable. Il croit deviner en vous une secrette envie de retourner aux lieux que vous avez habités si long-tems ; je crois bien que vous n’êtes pas mécontent de ma maison : mais, comme on n’est pas maître de ses inclinations, si elles vous éloignaient d’ici, quelque fût mon regret, vous êtes libre.

Dominique fils.

Ah ! Monsieur, qui peut me prêter des sentimens qui sont aussi loin de ma pensée ? on a mal lu dans mon cœur : moi m’éloigner de vous, moi vous quitter. Ah, mon pere ! ah, Monsieur ! gardez-vous de l’imaginer. Croyez que c’est dans toute autre ville que je vivrais malheureux.

Dominique pere.

Parbleu ! je suis charmé de m’être trompé. Cet aveu est trop chaudement prononcé pour ne pas partir du cœur : puisqu’il est ainsi, nous serons tous trois contens. M. Delomer.) Vous le voyez Monsieur, il n’est pas un ingrat, il vous paye du même attachement que vous avez pour lui.

M. Delomer.

J’en ressens une satisfaction extrême. (À Dominique fils.) Oui, Dominique, j’aurais été fâché de vous voir abandonner ma maison ; vous méritez que je vous en fasse l’aveu, je vois que vous obtiendrez de plus en plus ma confiance & à juste titre. J’ai de vous enfin la plus favorable idée, & je l’ai dit à votre pere.

Dominique fils.

Monsieur, je borne mon ambition à vous satisfaire… Le témoignage que vous voulez bien en rendre à mon pere, est pour moi la plus précieuse des récompenses.

Dominique pere, frappant sur l’épaule de son fils.

Mon ami, le prix d’une bonne conduite est d’être estimé de tout le monde.

M. Delomer.

Il m’aurait causé un grand chagrin en me quittant : je vous proteste que cela aurait altéré le plaisir que je vais goûter, en établissant ma fille.

Dominique pere.

Ah ! vous mariez Mademoiselle ? Bon, bon : bien fait… bien fait.

(Dominique fils paroît tout-à-coup surpris & agité.)

M. Delomer.

Oui, je la marie : vous pouvez tous deux en faire part à qui bon vous semblera ; je vous le déclare, c’est une affaire décidée, je l’accorde à Monsieur Jullefort : c’est un parti sortable.

Dominique pere.

L’aimable enfant ! Je l’ai vu haute comme cela ; & toute petite elle me faisait toujours trois ou quatre jolies révérences quand j’entrais, quoique j’eusse mon bonnet de laine au moins !

M. Delomer, à Dominique fils.

Dominique, j’attendrai de votre amitié un grand nombre de petits services : car on ne finit pas avec tous ces arrangemens de noces. Je n’ai jamais marié de fille, cela va faire de l’embarras, il faudra veiller à bien des choses ; je veux que vous représentiez comme un parent & que vous en fassiez l’office.

Dominique pere.

Mon fils, voilà ce qui s’appelle des marques d’une estime distinguée.

Dominique pere.

Je ne crois pas pouvoir en profiter, mon pere… vous disiez vrai tout-à-l’heure, vous aviez raison… vous voyez bien mieux que moi… votre expérience… j’ai réfléchi… il faut que je quitte Paris… tout le veut (À Delomer.) Monsieur, c’est à regret, mais je ne puis rester ; je le sens à présent, je ne puis rester.

M. Delomer.

Après ce que vous venez de nous dire, Dominique, je ne vous conçois pas.

Dominique pere.

Quel raisonnement creux as-tu donc fait à part toi dans ta cervelle, est-ce que tu extravagues ? Tu ne voulais pas partir, il y a un moment, & puis tu veux partir.

M. Delomer.

Comment concilier deux façons de penser aussi différentes ?

Dominique fils, avec une certaine véhémence.

Je partirai, je le dois, il le faut, j’ai mes raisons. Mes raisons sont bien légitimes… il m’en coûtera de vous quitter, Monsieur : mais cela importe, cela importe à mon repos, à mon bonheur.

(Il s’éloigne dans un coin du théâtre & paroît accablé.)

Dominique pere, inquiet sur l’état de son fils.

Que me direz-vous de cela, Monsieur Delomer ? je n’y entends rien moi… il veut… il ne veut pas… sa tête !… Je ne le reconnais plus…

M. Delomer.

Tout ce que je vois, c’est qu’il a quelque chagrin secret que je ne puis deviner, il l’épanchera plus librement dans votre sein. Vous êtes un bon pere, son bonheur vous est cher, il m’est cher aussi. S’il compte, après tout, le trouver dans un autre pays, il faudra bien y consentir : il m’en coûtera ; mais son bonheur avant tout… je vous laisse ensemble.


Scène VII.

DOMINIQUE pere, DOMINIQUE fils.
Dominique pere.

Hé bien, Dominique, qu’y a t-il ?… Vous vous éloignez de moi, & vous pleurez sans me rien dire.

Dominique fils, en s’essuyant les yeux.

Oh ! pour cela non, mon pere.

Dominique pere, le contrefaisant.

Oh ! pour cela non, mon pere !… Tu n’as point de chagrin non plus !… tu n’as rien à me confier… tu ne pleures pas en liberté avec moi !

Dominique fils.

Mon pere ! de grace, n’exigez aucun aveu… souffrez seulement que j’abandonne dès aujourd’hui cette maison ; plus j’en serai loin, & moins je souffrirai peut-être.

Dominique pere, avec tendresse.

Et c’est à moi que tu dis de ne te rien demander, à moi que tu déguises quelque chose !… as-tu oublié comme nous sommes ensemble ; as-tu un autre confident, un autre ami plus ancien, plus tendre, plus indulgent ? dis-le moi, & je lui cede la place… Mon fils, mon ami, parle, parle… va, je suis peut être le seul encore qui puisse changer ta destinée.

Dominique fils, vivement.

Je n’oserai jamais… mais d’où vient que je n’oserai pas… suis-je donc criminel ? non, non ; ah ! mon pere, mon pere ! pourquoi n’êtes-vous pas dans un état plus relevé… Avec tant de vertus, vous méritiez d’être tout autre que ce que vous êtes.

Dominique pere.

En voici bien d’une autre !… & qu’est-ce que cela te fait, si je suis content, heureux, satisfait ?… mais parle-moi avec franchise ; rougirais-tu dans le monde d’avoir un pere Vinaigrier ? Aurais-tu conçu ce pitoyable orgueil ? C’est une maladie commune à beaucoup d’enfants que leur pere a faits un peu plus qu’eux, & nous raisonnerions ensemble pour tâcher de la guérir ; car l’homme est si sujet à se laisser prendre à des fantômes !… Va, j’ai prévu dès ton enfance que cette idée-là pourrait te saisir un jour ; j’y ai pourvu, & je n’en ai point pris d’alarmes.

Dominique fils.

Mon pere ! je vous respecte, je vous chéris, je n’ai jamais rougi un seul instant de vous avouer aux yeux de tout le monde. Il me serait permis de choisir, que je ne choisirais pas un autre pere que vous, je vous préfererais au plus riche, au plus illustre Citoyen de cette ville ; mais le préjugé fait que tout le monde ne pense pas comme moi, & je suis malheureux, peut-être à jamais, par cette seule cause.

Dominique pere.

Ah çà ! me parleras-tu clairement… Voyons ; est-ce de l’argent qui te manque ? (Fouillant dans sa poche.) J’ai là quelque chose en réserve… prends, prends…

Dominique fils, l’arrêtant.

Depuis longtems vous savez que mes appointemens me suffisent ; vous avez assez fait pour moi, & plus… je voudrais même… que dis-je ? j’espere bien avant peu, si je prospere…

Dominique pere.

Je connais tes sentimens, tu n’as pas besoin de les exprimer… ton cœur, mon fils, est-il autre que le mien ?

Dominique fils, lui baisant les mains.

Mon bonheur sera de vous chérir ; il faut qu’il me tienne lieu de tout autre. Eh bien ! je me consolerai avec lui… vous venez de l’entendre ; Monsieur Delomer donne sa fille à Monsieur Jullefort ; cet homme, parce qu’il est riche, va obtenir sa main.

Dominique pere.

Serais-tu jaloux de cet homme ?

Dominique fils.

Oh ! oui, très-jaloux, non de ses richesses, mais de son bonheur.

Dominique pere.

Est-ce elle que tu desires, ou un établissement ?… prends garde de t’y tromper.

Dominique fils.

Que n’est-elle aussi pauvre que je le suis, j’unirais mon sort au sien… Vous m’avez toujours dit que, pour être heureux, il ne fallait s’attacher qu’à la personne seule.

Dominique pere.

Mais pour s’attacher à une personne, il faut en être aimé, & sans doute que celui qu’elle consent à épouser lui plaît plus que toi : ainsi mon pauvre ami, il n’y a rien à faire à cela.

Dominique fils.

Ah ! si elle se donnait à celui qu’elle sait l’aimer le plus, je suis bien sûr que personne ne l’emporterait sur moi.

Dominique pere.

C’est-à-dire que, si on recevait tes vœux, tu n’hésiterais pas à la prendre pour femme ?

Dominique fils.

Hélas ! que ce bonheur est loin de moi… c’en est fait ; non, je n’en aimerai jamais une autre, & cependant elle ne m’appartiendra pas.

Dominique pere, après un moment de réflexion.

Que sait-on ?… mais, dis-moi ; comment cet amour a-t-il pris naissance dans ton cœur ?

Dominique fils.

Mon pere ! je l’ai vue dans les premiers tems sans en être frappé ; nous avons conversé, nous avons lu, chanté, joué ensemble, & je n’en étais pas encore touché ; au contraire, j’en admirais d’autres qui me semblaient bien plus belles : mais dans la suite, j’ai cessé de les trouver si aimables, & plus je conversais avec Mademoiselle Delomer, plus je me suis senti enchanté. Si vous saviez comme elle pense, comme elle s’exprime, quelle noblesse de sentiment, quelle sensibilité inépuisable pour les malheureux, quelle honnêteté touchante regne dans toutes ses actions, & le tout sans gêne, sans effort, sans prétention ; elle a les graces de la modestie, & la gaieté de l’innocence ; sa joie est pure & naïve comme son cœur… j’ai remarqué que jamais elle ne dit de mal de personne, & je l’ai toujours vue reprendre ses amies à la moindre médisance…

Dominique pere.

Joli caractere de femme !

Dominique fils.

Ah ! si vous saviez sur-tout comme elle aime son pere !

Dominique pere.

Mais peux-tu me dire si elle se marie par obéissance ou par inclination.

Dominique fils.

Par inclination ! oh ! non… Monsieur Jullefort est un fort galant-homme, mais…

Dominique pere.

Te préfererait-elle à lui, si tu étais aussi riche que ce Monsieur Jullefort ; dis-moi ?

Dominique fils, avec passion.

J’ôse le penser… je me flatte trop, peut-être ; mais c’est la seule consolation qui me soit permise ; je ne la perdrai point, tout infortuné que je suis… mais il va l’épouser ; fille soumise, elle n’osera désapprouver le choix d’un pere… elle obéira, elle va être malheureuse pour toujours, & moi aussi.

Dominique, pere, avec réflexion.

Dominique, écoutez.

Dominique fils.

Mon pere !

Dominique pere, lui prenant la main.

Prends courage, mon ami… espere…

Dominique fils.

Que dites-vous ?… Moi, esperer !

Dominique pere.

Mais, puisque ce mariage n’est pas conclu, il est encore tems… je parle à son pere aujourd’hui, & je la demande pour toi…

Dominique fils, avec frayeur.

Y pensez-vous… gardez-vous de m’exposer à un refus : il prendrait pour un affront… il recevrait avec un dedain outrageant… j’en mourrais de douleur… sur quoi pouvez-vous esperer ? fortune, rang, préjugés, tout nous sépare. Dans ce siècle de cupidité, qu’importe que l’amour unisse deux cœurs ?

Dominique pere.

Reste ici, te dis-je… Va, mon ami ; la journée ne se passera pas que je ne revienne te retrouver ici, & peut-être avec de bonnes nouvelles.

Dominique fils.

Je me repens de vous avoir parlé… laissez-moi plutôt fuir loin d’elle ; que sert de m’amuser d’un inutile espoir ? Je ne souffre déjà que trop, sans m’exposer en bute aux traits du mépris ; le riche est superbe… il est au-dessus de votre pouvoir de me procurer un bonheur que le sort éloigne de moi.

Dominique pere.

Tais-toi, & laisse-moi agir. Tu as beau faire l’étonné ; je veux que tu restes dans cette maison, & que tu n’en sortes point.

Dominique fils.

Ah, mon pere ! ceci devient au-dessus de mes forces.

Dominique pere.

Ah çà ! il est de ton devoir de m’écouter, & de m’obéir, quand je parle… entends-tu ?…

(Il s’en va à pas lents ; le fils le suit de loin, la tête baissée. Le père revient sur ses pas, & prenant la main de son fils, il lui dit d’un ton attendri & ferme :)

Tu l’auras, Dominique, tu l’auras.

(Le pere sort.)
Dominique fils.

Ce bon pere ! comme il se livre aux illusions que lui inspire sa tendresse !… Ah ! je n’ai pas même l’espoir qui accompagne quelquefois l’infortune.

Fin du premier Acte.