La Brouette du vinaigrier/Acte III
ACTE III.
Scène premiere.
Quoi ! vous voulez absolument, & malgré nous, entrer dans cette Salle basse.
Oui, je le veux ; j’ai mes raisons… rangez-vous…
Qu’est-ce que cela veut dire ? on n’a jamais vu pareille chose ; & certainement vous êtes fou.
Je ne suis point fou, je sais ce que je fais, & ce que je dois faire… cela m’impatiente, à la fin… attends que ton maître s’en plaigne. Quand mon fils te commande, as-tu coutume de faire tant de répliques ?
Oh ! si c’est par son ordre, à la bonne heure ; ma foi, on est allé l’avertir de tout ceci.
Mon fils ? & pourquoi ? je n’ai que faire de lui. (En frappant du pied.) Voyez donc un peu ces gens-là. C’est à Monsieur Delomer que je veux parler, non à d’autres… Il faut que je lui parle tout présentement…
Il est empêché pour des affaires de conséquence.
Il n’importe ; il faut absolument que je lui parle tout-à-l’heure… Il y va de la mort d’un homme.
Voilà Monsieur votre fils ; parlez-lui. (En s’en allant.) Le plaisant original !… Il a, par ma foi, la cervelle dérangée…
Scène II.
Qu’est-ce donc, mon pere ? Qu’avez-vous donc ? Comme vous venez ici ! Eh mon Dieu ! que voulez-vous avec tout ce train ci ?
Mon ami ; je viens faire la demande.
Vous choisissez bien votre tems, & encore mieux le lieu.
Va, va, Dominique ; ne te mets en peine de rien ; laisse-moi faire seulement… tu verras, tu verras.
Quoi ! cet habit de travail, ce Baril, cette Brouette dans une Salle frottée !
Oui, dans un Salle frottée ; voyez le grand mal !… Eh bien ! le frotteur recommencera… ce Baril te fait pitié, te fait hausser les épaules ; va, va, mon garçon ; c’est un petit supplément à mes paroles, qui ne nuira pas, je pense : on réussit toujours bien dans quelque affaire que ce soit, quand on n’arrive pas les mains vuides. Allons… allons. D’ailleurs, j’ai pour principe de ne jamais abandonner ma marchandise ; & cet accoutrement qui t’offense, c’est là mon habit d’honneur, entends-tu ? Je ne suis jamais plus hardi que comme cela.
Vous avez résolu de m’éprouver, mon pere ; mais j’ai peur que vous ne manquiez aux convenances reçues dans le monde.
Oh ! tu es amoureux… Je veux te guérir… je veux te guérir absolument… je le veux.
Écoutez-moi, de grace ; Monsieur Delomer n’est pas de bonne humeur aujourd’hui.
Oh ! son humeur changera.
Ah ! vous ne savez pas…
Eh bien ! quoi ! qu’est-ce que je ne sais pas ?
Qu’il ne m’est peut-être pas tout-à-fait défendu d’espérer.
Ah ! bon : j’écoute cela… tu ne m’as jamais menti ; tu t’es bien assuré d’avance que, s’il ne dépendait que de son choix, Mademoiselle Delomer te préférerait à celui qu’on lui destine… prends garde, au moins, prends garde…
Oh !… oui, oui, mon pere.
Tout est dit ; c’est-là le principal : allons, allons, mon garçon ; tout ira bien… je te l’ai dit tantôt ; tu l’auras, ma foi, tu l’auras…
Voyez dans quel danger vous me mettez en exposant votre état aussi publiquement ; vous faites appercevoir d’avantage la disproportion qui se trouve entre vos fortunes : cela vous amuse, vous semble jovial, plaisant, singulier ; mais le monde rit ; il a ses préjugés, le monde est cruel, il ne pardonne pas au ridicule. N’avez-vous pas vu jusqu’à ce Domestique lever les épaules en s’en allant… te l’ai bien apperçu, moi.
Après ; qu’y a-t-il donc de si étonnant ! un valet ricanne… qu’est-ce que cela fait ?… Songe donc que l’homme doré, qui en a trente à sa suite, n’en impose pas à ton pere. Qu’a-t-il de plus que moi, si ce n’est l’embarras de ne pouvoir s’en passer ?
Mais enfin, quel est votre projet, quand Monsieur Delomer sera venu ? Je ne vous reconnais plus ; que lui voulez-vous ?
Que tu deviennes son gendre.
Vous précipitez trop… d’un mot vous m’allez perdre pour toujours. Il me croira de moitié… & dans quel tems venez-vous !
Parbleu ! fort à propos.
Mon pere, en grace ; je vais vous aider à ôter cela d’ici.
Eh ! non, non, non ; je te défends d’y toucher ; il faut qu’elle reste là… oui, là.
Sous la porte cochere seulement, ici à côté.
Veux-tu bien laisser cela, te dis-je… mais voyez l’orgueil !… renier ma Brouette !…
Il va venir.
C’est ce que je demande.
Que j’ai de regret de vous avoir parlé !
Tu as bien peu de confiance en ton pere ! t’es-tu jamais repenti de l’avoir écouté ? (Presque en colere.) Mais pour qui me prends-tu donc ?
Tout autre que moi croirait que vous n’êtes pas sage en ce moment.
Nous verrons, nous verrons qui de nous deux l’est le moins.
Et Monsieur Delomer ne va savoir que penser… Je nierai tout, d’abord.
Ah ! que de raisons !
Je l’apperçois : ne lui parlez de rien, je vous en conjure ; voyez comme il a l’air triste ! il n’est gueres dans une situation à se prêter à vos plaisanteries.
Scène III.
C’est donc vous qui voulez me parler, cher papa ? Et qu’est-ce que vous me voulez donc avec tout cet attirail ?
Si vous m’avez estimé, Monsieur, je vous demande pour faveur une demie-heure d’audience : tout-à-l’heure je vous expliquerai les motifs de la liberté que j’ai prise, & vous ne la désapprouverez point.
Parlez-lui de toute autre chose.
Dominique, j’aime à voir votre pere dans cet habit de travail. Il lui donne un air utile qui ne déplaît point à la vue ; son âge semble plus respectable, ses travaux entretiennent la sérénité de son ame… voilà l’état de l’homme… il est plus heureux, plus tranquille que moi. Oui, j’estime plus ce bonnet que ces têtes légères qui promenent partout le vuide de l’oisiveté. Chacun dit : il n’est rien de tel, que d’avoir un metier en main, & chacun court après les emplois les plus incertains. De-là naissent les malheurs, les vices & les crimes. Aussi l’honnête-homme devient de jour en jour plus rare. On appelle la fraude au défaut du travail ; les uns se font hardis frippons, les autres deviennent des intrigans adroits. Je suis trompé doublement en un seul jour ; vous me voyez le cœur serré de tristesse & de douleur.
Auriez-vous reçu encore d’autres nouvelles ? Je passerai dans votre cabinet : mon pere ne vous veut rien d’assez pressé, & nous avons affaire.
Je ne dois pas me méfier de votre pere. Est-ce que vous ne lui avez point fait part…
Moi, Monsieur ! divulguer vos secrets sans votre aveu !
Je vous en estime davantage : vous auriez pu cependant les lui révéler sans m’offenser… je puis parler devant lui du nouveau coup qui vient de me frapper ; il ne m’est pas moins cruel que l’autre. (Élevant la voix.) Hélas ! je vous ai annoncé ce matin le mariage de ma fille avec Monsieur Jullefort : j’avais cet établissement à cœur. Eh bien ! cet homme qui me semblait vraiment épris de sa personne, & desirer sincerement mon alliance ; cet homme est un cœur interessé, vil, une ame de boue, comme il y en a tant. (À Dominique fils.) Dominique ; il nous délaisse ; il s’est retiré avec une froideur insultante, & je viens de recevoir une lettre où il a la lâcheté de me faire des reproches… Ah ce trait m’a percé le cœur.
Vous ne vous serez pas accordés sur la dot… Oh ! je devine cela… Par ma foi, ces épouseurs-là sont à la mode. Ils vous marchandent impitoyablement une fille à son propre pere. Vous avez bien fait de tenir bon. Croyez que vous ne perdez rien ; car ces sortes de gens-la sont toujours de mauvais maris. Pour moi, j’en ai un à vous proposer, qui certainement vaudra mieux que ce Monsieur Jullefort. (À son fils.) Oh ! tu as beau me faire des mines… je parlerai, je parlerai.
Est-il possible !… Adieu, mon pere…
Scène IV.
Oui, Monsieur ; c’est moi qui viens vous offrir un parti pour Mademoiselle ; m’entendez-vous Cette chere enfant est si aimable, si bonne !…
Vous, pere Dominique ! voilà qui est neuf. Qui peut, s’il vous plait, vous avoir chargé ?…
Je parle au nom d’un jeune-homme dont la famille & les mœurs vous sont bien connues.
Bon !
Oh ! pour ce jeune-homme-là, il aime la Demoiselle, il l’aime sincerement ; le respect est le fondement de cet amour, car il le rend timide & muet ; je parle ici pour lui, il la prendrait pauvre comme riche, j’en réponds : eh bien ! n’est-ce pas là de la tendresse ?
Achevez, dites ; quel est-il, ce jeune homme ?
C’est mon fils.
Votre fils ?
Oui, Monsieur, mon fils…
Certes, je ne m’y attendais pas… comment ! lui à qui je m’ouvre tout entier, il aurait pu former de secrettes prétentions ! il vous aurait chargé !…
Il ne m’a chargé de rien. C’est moi qui veux cela…. Avez-vous pris garde comme il s’est enfui, quand il a vu que je voulais vous parler ?… Loin d’avoir nourri le moindre espoir, il sèche secrettement de chagrin, tantôt demandant à voyager & tantôt ne le voulant plus : il est nuit & jour dans l’état le plus tourmentant ; & moi je n’ai appris qu’aujourd’hui le supplice de ce pauvre garçon : car vous m’auriez vu plutôt ; tenez, si ce matin je ne lui eusse serré le bouton, il se serait laissé mourir de consomption sans que nous sçussions pourquoi.
Vous me surprenez étonnamment, je n’aurais jamais soupçonné…
Je me suis dit, puisqu’il l’aime si fort, il ne peut que la rendre heureuse & être heureux lui-même ; Vous connaissez son cœur, son esprit, ses talens, il suit le même état que le vôtre, il est estimable, vous l’estimez, pourquoi n’aurait-il pas la préférence ?
Bon pere Dominique, y pensez-vous ? Je vous pardonne… vous êtes pere… mais.
Monsieur, il n’y a pas la moindre tache dans notre famille, nous allons tous la tête levée. Vous auriez tort de vous scandaliser de ma demande : allez, sous cet habit grossier, je sais ce que c’est que le monde, il est des préjugés que l’on sacrifie sans peine, pour peu que l’on raisonne. J’ai vu les grands, j’ai vu les petits ; ma foi, tout bien considéré, tout est de niveau. Ce qui en fait la différence ne vaut pas la peine d’être compté : mon fils a du savoir, de la figure, de l’honnêteté, des mœurs, de l’amour pour l’ordre & le travail, & qui sait jusqu’où ce garçon-là doit monter… c’est un grain de moutarde qui peut lever bien haut.
Vous avez raison, & je ne songeais pas qu’à commencer dès ce jour, je ne dois pas trouver un si grand intervalle entre lui & moi : (En soupirant.) ah quel jour, quel jour !… mais dites-moi la vérité, est-ce de son consentement que vous me déclarez ses sentimens, vous n’êtes pas fait pour vous avilir jusqu’au mensonge ?
Il s’agirait de sa vie, que je ne mentirais pas : vous ne connaissez donc point le pere Dominique ! la démarche que je fais n’est point de son aveu. Il est aussi loin d’en attendre le succès que je suis, moi, plein de confiance.
Vous pourriez cependant vous abuser.
Non, Monsieur, je ne m’abuse point.
Mais vous êtes singulier !
Mais je suis vrai. Point de détours avec moi, vous pensez peut-être que ce sont de ces tendresses de dot, comme en a Monsieur Jullefort.
Ne prononcez pas le nom de cet homme-là, il m’anime trop le sang.
C’est seulement pour vous faire entendre que, si j’eusse soupçonné dans mon fils la moindre idée d’intérêt, je ne m’en serais pas mêlé. J’ai descendu dans son cœur, je l’ai trouvé tout rempli de cette flâme que vous & moi avons sentie à son âge ; je me souviens de mon jeune tems… l’objet est digne, & j’en suis d’une joie inexprimable. Dites deux mots & voilà deux heureux, que dis-je ? en voilà quatre.
Vous croyez donc que ma file y consentirait sans peine ? Vous l’aurait-il fait entrevoir ? Parlez : il faut que je sache tout.
Mais je crois, entre nous soit dit, que mon fils jeune, aimable, poli, assez bien tourné, doit lui revenir mieux que ce Monsieur Julle… ah ! pardonnez ; je ne l’ai pas nommé !
Encore un mot… votre fils vous a-t-il paru tout-à-l’heure avoir aussi fortement envie de l’épouser que lorsqu’il vous en a fait ce matin le premier aveu ?
Vous penseriez que du matin au soir mon fils serait capable… mais je vous dirais…
Dans de certaines circonstances il ne faut qu’une heure pour produire de grands changemens… je l’ai éprouvé.
J’aurais seulement voulu que vous l’eussiez écouté un instant avant que d’entrer : la moindre de ses expressions, quand il parle d’elle, vous aurait touché, & vous en aurait plus appris que tout ce que je pourrais vous dire.
Cela me fait beaucoup de peine.
Beaucoup de peine !
Je ne puis lui donner mon consentement.
Et pourquoi, s’il vous plaît ? La raison ?… à tout il y a une raison.
Je vais vous la dire. Ne croyez pas que ce soit une fausse idée de mésalliance qui me domine : quand il y en aurait une, son mérite applanirait cette difficulté : il est vrai que je me suis senti choqué au premier mot, je vous l’avoue ; j’ai eu cette faiblesse : & c’en est une des plus grandes ; car, en refléchissant bien, je ne dois voir en vous que mon égal, votre état ne différe du mien que par un extérieur moins brillant : dans le fond & vu du côté réel, c’est, du plus au moins, toujours vendre pour gagner.
Toujours vendre pour gagner, c’est bien dit cela.
Votre fils est un jeune homme qui sûrement d’ici à quelques années trouvera un excellent parti, pour peu qu’il se répande dans le monde ; de mon côté je veux le recommander à ce qu’il y a de mieux.
Tenez, recommandez le seulement à Mademoiselle votre fille : voilà tout ce que nous vous demandons.
Ma fille n’est plus à marier, dès demain elle entrera au Couvent ; l’avenir seul m’apprendra si elle doit un jour en sortir.
Vous auriez la cruauté de la mettre sous la grille, quand on vous dit qu’elle a un amant !… Savez-vous bien que je serais un homme à vous dire des choses dures ? n’êtes-vous pas son pere, comme je le suis de mon fils ? & ce cœur, ce cœur qui nous bat pour un enfant, ne le sentez-vous pas tressaillir pour son bonheur ?… Cloîtrer une si aimable fille, à son âge !… ah ! prenez garde…
Vous ne savez point quelles sont mes raisons : sa nécessité contraint la meilleure volonté. Puisqu’il faut vous le dire, je ne suis pas assez riche pour établir ma fille, je ne peux lui rien donner, rien ; c’est la plus exacte vérité, & voilà la vraie cause de cette rupture dont je viens de vous faire part ; vous vous étonnez, vous ouvrez de grands yeux ; mais cela est ainsi.
Vous n’avez rien à lui donner ! Bon, bon… tant-mieux, tant-mieux.
Une banqueroute, après vingt ans de travaux me remet au même point d’où je suis parti.
Bon, bon.
Je ne la refuserais pas à un homme assez riche par lui-même pour commencer une maison ; mais ne pouvant aider aucunement votre fils qui n’a rien, vous pensez bien qu’il est inutile d’y songer. Je ne souffrirai pas qu’il l’épouse pour vivre dans le malaise… non, non, jamais… il y a trop d’amertumes à boire dans cette gêne étroite ; & sans un peu d’abondance l’amour lui-même se détruit & fait place à la discorde.
C’est-à-dire que si mon fils étoit riche de combien seulement ? Voyons.
Oh ! s’il avait seulement dix-mille écus pour commencer… vous riez !
Oui, je ris, dix-mille écus ! Achevez.
Je le préférerais au plus riche négociant de Paris ; car je ne vous le cèle pas, il m’est agréable en tout point ; & si je ne me trouvais réduit… mais le commerce, mon cher Dominique, est semblable à une mer tantôt calme & tout à-coup orageuse. Les mêmes vents qui font vôler votre vaisseau, l’engloutissent. J’ai fait naufrage sous un ciel qui paraissait serein. C’est à vous de faire entendre raison à votre fils ; il a l’esprit juste, il sentira, de lui-même, combien le sort est contraire à ses vœux.
Me donnez-vous votre parole que, s’il n’y avait point d’autres obstacles, votre fille serait à lui ?
Oh ! de bon cœur… puisse-t-il acquérir tout le bien que je lui souhaite ; mais, s’il faut vous le dire, pour un homme de probité cela devient plus difficile que jamais.
Allons, mon baril, allons, parle pour moi… Vil argent ! c’est donc à toi & non au mérite personnel qu’il faut devoir le bonheur de mon fils ! J’ai bien fait d’y penser : (Reprenant la main à M. Delomer.) touchez là, c’est une affaire faite.
Vous perdez l’esprit !
Voyez, voyez seulement ce qui est là dessus ma brouette.
Eh bien, quelle folie !
Écoutez bien : là-dedans sont trois mille-sept-cent soixante & dix huit louis d’or en rouleaux bien comptés & six sacs de douze-cents livres : il n’y a rien de plus ni de moins : voulez-vous voir ? j’en suis le maître.
Quel langage ! Vous m’étourdissez.
Rien n’est plus juste, il faut voir quand on doute. (Il tire un petit maillet de sa poche & défonce le baril ; il fait sonner des sacs & défait un rouleau.) Tenez, voyez, palpez.
Est-il possible ? mais c’est de l’or.
C’est-là mon porte-feuille à moi ; il est sûr celui là… point de fausse monnoie… tout en espèces sonnantes.
En vérité, je ne sais que dire : comment ! c’est à vous ?… mais d’où vient tout cela ?
De m’être toujours levé de grand matin… voilà quarante-cinq ans que je suis à-peu près vêtu comme vous voyez, & depuis quarante-cinq ans le labeur de chaque Soleil a amené successivement une petite portion de cette masse. Tandis que vous autres dépensiez chaque jour, j’amassais chaque jour, j’économisais ; depuis que je me connais, je me suis amusé de la fantaisie de me bâtir une grosse somme, non par avarice au moins ; mais pour pouvoir assurer le bien-être de ma vieillesse & de ceux qui viendraient après moi. Je n’ai point connu les privations de la lésinerie. J’ai été frugal & laborieux, voilà tout mon secret : je ne puis dire moi-même comment cette masse s’est formée : mais, à force de suivre mon idée, j’ai eu toutes sortes de petits avantages qui sont venus accumuler mon petit trésor. Jamais l’amour d’un plus grand gain ne m’a fait hazarder ce que la fortune m’avait une fois envoyé, j’ai bien tenu ce que je tenais ; & le diable, par conséquent, n’a pu me l’emporter : il est vrai qu’ensuite l’ambition d’élever mon fils n’a pas laissé que de m’aiguillonner. À mesure qu’il grandissait, l’amour paternel a fait des miracles, ou plutôt Dieu a béni mon projet, puisque, sans cet argent, que j’ai lieu de chérir, mon fils, mon cher fils devenait malheureux.
Je ne puis en revenir : & votre dessein est en m’apportant cette somme ?…
De faire son établissement d’accord entre vous trois… ce n’est plus là mon affaire ; tout est à vous, partagez… j’ai un marais de trois arpens au fauxbourg Saint-Victor, joint à une petite maisonnette : c’est tout ce qu’il me faut pour ma subsistance & mon plaisir, je ne veux rien de plus…
Quoi ! vous abandonneriez ?…
Faites-les venir, vous dis-je : voilà le plus grand plaisir de ma vie. Demain je pourrais mourir & je serais privé de ce spectacle délicieux… (Avec sentiment.) Mon fils ! la jouissance de ton héritage ne sera point attristée par mon deuil.
Je suis hors de moi… la surprise, l’admiration… je n’ai pas la force de parler, la joie… je vais vous les faire venir.
Scène V.
Métal pernicieux ! tu as fait assez de mal dans le monde, fais y du bien une seule fois. Je t’ai enchaîné pour un moment d’éclat : voici le moment tant desiré ; sors, va fonder la paix & la sûreté d’une maison où habiteront l’amour & la vertu. J’irai quelquefois me réjouir du bon emploi qu’on va faire de toi : le pere, la fille, mon fils… ils sont tous d’honnêtes gens.
Scène VI.
accourant avec transport.
Ils vont venir, quel va être leur étonnement & leur joie !… mais est-il possible que vous ayez eu la constance d’amasser en silence une aussi forte somme, sans être tenté d’en faire usage pour vous ?
Je jouissais en songeant que j’amassais pour mon fils : prenez bien garde, il n’y a pas là une seule obole qui n’ait été acquise d’après les loix les plus sévéres de l’exacte probité. Tout est à moi bien légitimement… allez, cet argent profitera.
Mais si ce fils si cher était venu à mourir, vous n’aviez que lui ! quels chagrins alors ! Entre les mains de qui cet or aurait-il passé ? que d’épargnes inutiles & perdues !
Oh ! j’y avais songé.
Qu’auriez-vous fait ?
Quand je me suis dit à l’âge de vingt ans, il faut que je m’assûre pour moi & pour les miens une somme quelconque, afin de parer aux besoins de la vie, parce que l’argent sous ce point de vue est aussi nécessaire qu’une roue l’est à ma brouette, je ne songeais pas à mon enfant, puisque je n’étais pas encore marié ; mais dès ce tems-là j’avais un projet en tête.
Et quel était-il, votre projet ?
Chacun peut faire quelque chose d’élevé dans quelque état qu’il soit, il ne faut que vouloir ; les uns mettent leur ambition à bâtir, les autres à se mettre en charge, ceux-ci à envoyer leurs biens sur mer : phantôme que tout cela, rien n’approche du plaisir que j’imaginais. C’était une action dont l’idée m’a toujours plû & qui me réjouit encore, quand j’y songe ; la voici : supposons que je n’aie point d’enfant, je n’ai point d’héritier ; par conséquent ; j’ai là une somme bien ronde, bien complette & qui ne doit rien à personne : personne, après mon décès, ne compte dessus ; on ignore absolument ce que j’ai. J’écoute par le monde toutes les histoires que l’on y débite, je m’informe, je suis sur le qui vive, j’apprends secrettement qu’un honnête-homme, chef de famille, est tombé dans l’infortune, ou par un revers subit, ou par une persécution cruelle ; il va perdre son crédit ou sa liberté ; personne n’est assez riche, ou n’a la volonté de le secourir aussi promptement que le cas l’exige, il va être ruiné, il est perdu sans ressource… que sais-je ! j’arrive un beau matin à sa porte, je frappe, je demande à lui parler en secret, on m’introduit : j’entre tout comme je suis vêtu à présent, là, avec mon petit baril & mon tablier : il me regarde fort étonné… je lui dis tout bas à l’oreille en montrant ce baril du doigt ; honnête-homme infortuné, voilà qui est à vous, prenez, n’en dites mot à personne… tous les Dimanches je viendrai à midi manger votre soupe, adieu : & je disparais.
Mon cher ami ! que je vous serre dans mes bras.
Scène VII. & derniere.
Mademoiselle DELOMER & DOMINIQUE fils.
Votre pere & le mien qui se tiennent embrassés !
Serais-je assez heureux… je tremble d’approcher.
Ah ! je crains encore plus que vous.
Avancez, ma fille.
Dominique, approche donc.
Monsieur, épargnez-moi : l’état où vous me voyez est au-dessus de mes forces, puisque vous savez tout, décidez de ma vie.
Et vous, ma fille, que dites-vous ?
J’attendrai vos ordres, mon pere, & me ferai un devoir de les remplir.
Mais il me semble que vous vous entendez parfaitement, & qu’il n’est pas besoin d’expliquer plus au long ce qui est entre vous.
Elle a rougi, son cœur a parlé. La belle enfant ! qu’elle m’enchante !
Restez, ma fille, restez… je connais vos sentimens, je les approuve ; il ne tient plus qu’à vous de lui donner votre main, j’y consens.
Entends-tu ? m’en croiras-tu une autre fois ? Quand je te l’ai dit ; va, va, les peres en savent toujours plus que les enfans.
Ah ! je crains de m’être trompé… vous me l’accordez… dites, repétez-le ; mais non ; il me suffit, votre promesse m’est donnée… la surprise & le plaisir m’ôtent la voix.
Ma fille, est-ce de bon cœur que tu acceptes Dominique pour ton époux ?
C’est lui que j’aimais, je me plais à l’avouer. Ce n’est pas la richesse, qui rend si heureux, & quand on s’aime bien, il est facile d’être content avec peu.
Voilà qui est parlé. (À Mademoiselle Delomer.) Je ne vous répugne donc pas, Mademoiselle : vous aimerez donc aussi un beau-pere bâti comme je le suis ?
J’ai appris de bonne-heure à chérir la probité sous quelque vêtement qu’elle paraisse, & vous vous êtes montré avec tous un si digne homme, & avec lui un si bon pere, qu’il serait difficile de ne pas vous chérir.
Connaissez le pere Vinaigrier : voyez son trésor il est pour vous : voilà la secrette épargne de tout ce que le fortune lui a procuré depuis sa jeunesse. S’il avait davantage, il vous le donnerait. (Il étale l’or & l’argent.)
Quoi ! mon pere, ceci serait à vous ?
Oui, mon ami, à moi. Ton saisissement, tes grands yeux ouverts, ton air exalté me causent plus de joie dans ce moment que les mines du Pérou n’en ont jamais fait éprouver à tous les Potentats du monde.
Sachez qu’il a là près de cent-mille livres.
Eh ! mais vraiment, c’est tout comme je vous l’ai dit.
Alors, Monsieur, allons, nous allons mettre de l’ordre à tout… (Vivement.) N’est-il pas vrai, mon pere ? Il ne faut point perdre de tems… Cette somme…
Dois-je le souffrir ? Non, non.
J’attendais ce mouvement de ton ame, & tu ne m’as point trompé : oui, il faut réparer cette faillite malheureuse. Quel plus noble emploi peut-on faire de cette somme ?… Mes enfants, semez avec cet argent, semez sans crainte, & la moisson sera bénie du Ciel.
Ah ! que je vous embrasse comme un pere.
C’est bien, c’est bien ma fille. Honore & respecte toujours en lui cette grandeur d’ame & cette bonté qui me surpassent & que du moins j’admire.
Mon pere ! quoi vous aviez tout cet argent à votre disposition, & vous avez traîné la brouette, & vous m’en faisiez un secret ?
C’est à ce secret que nous devons tous notre bonheur. Un seul confident aurait pu tout gâter. Il m’aurait peut-être détourné de mon genre de vie : on se laisse séduire à la fin ; &, d’une fantaisie à une autre, tout cet argent se serait envolé de façon que sans en avoir été ni plus gras, ni plus content, je ne me trouverais pas au but où je suis aujourd’hui… À l’égard de la confidence que j’aurais pu te faire, c’était encore une autre question… heureux l’homme que son pere élève sans nulle autre perspective de ressource que lui-même ! il en vaut bien mieux ; & tous ces mauvais sujets, tous ces enfans de famille, mangeurs de soupe apprêtée, n’ont que de la suffisance & font mauvaise nourriture du bien de leurs parens, dont ils n’aiment trop souvent que l’héritage : l’aspect d’une fortune assurée les rend fainéans, paresseux & conséquemment libertins. Il faut qu’un jeune-homme sente de bonne heure l’inquiétude du besoin réel & la nécessité du travail, sans quoi, ordinairement il ne sait rien faire d’utile. Si le malheur eût voulu que tu te fusses gâté au point d’être un vaurien comme j’en vois tant, oh ! je ne te le cache pas ; tout ceci aurait été pour un autre, afin d’être mis à bon usage.
Vous auriez bien fait, mon pere… Mais que ce fruit de vos épargnes vient à propos ! il ne pouvait m’être plus précieux que dans ce moment (Regardant Mademoiselle Delomer.) où tout se réunit pour combler ma félicité.
Les chers enfans ! Je passerai ma vie avec eux. (À Monsieur Delomer.) Ne vous y trompez pas : vous êtes l’homme chez qui j’irai tous les Dimanches manger la soupe, vous en face, & mes deux enfans à mes côtés, afin qu’en me reculant un peu, je vous voye tous trois, là, à mon aise… gardons nous de faire trop de bruit ; que rien de ceci ne transpire. (À son fils.) Allons, Dominique, mene la brouette de ton pere ; voyons cela. Il faut aller vuider le tout dans la caisse. Ma bru ira faire écarter les domestiques, en ordonnant de faire servir le souper : car il est l’heure, je pense. (Il regarde à une grosse montre d’argent qu’il tire de son gousset.)
Dès ce soir nous passerons contrat… Voulez-vous mon Notaire ou le vôtre ?
Un Notaire ! Moi ! Et pourquoi faire ?… Quand la bonne foi n’est point dans les paroles elle ne se couche point dans les écrits… Au reste, faites selon que la mode l’exige, puisqu’à chaque bibus il faut employer deux de ces Messieurs. (Appercevant Mademoiselle Delomer qui aide à Dominique.) Eh ! voyez, voyez, je vous prie, qu’ils sont bien ainsi attelés ensemble !… (Il rit.) Allons, allons, mes bons amis, je vous laisse faire, je ne m’en mêle pas : courage, voyons si cela roulera… (La brouette n’allant pas bien, Monsieur Delomer met la main à l’œuvre.) Et vous aussi, vous tirez à mon baril ; bon, bon, cela. (Il rit.) Ah ! les mal-adroits !… Eh bien !… vaille que vaille… (À son fils.) Tu ne te plains donc plus de ma brouette ?
Oh ! non, mon pere, non… je ne savais pas quel vinaigre était dedans…
Ma foi, c’est du meilleur que je puisse donner… Cela fait revenir de bien loin, n’est-il pas vrai ? & on peut le mettre à toutes sauces. (La brouette sort : Dominique pere, arrêtant Monsieur Delomer.) Vos domestiques !… Ces drôles-là, ils vont être bien étonnés de me voir à table, avec mon bonnet ; je ne le quitte pas au moins… ils ouvriront de grands yeux… tant-mieux, tant-mieux ; cela sera plaisant… Ils ne voulaient pas que je misse là la brouette ; n’ai je pas bien fait d’entrer malgré eux ?… Oh ! j’en rirai longtems.
Venez, mon cher ami, venez : cette maison-ci désormais sera plus la vôtre, qu’elle n’est la mienne.