La Bourgeoise ou Les Cinq auberges/Acte IV

Librairie théâtrale (p. 10-13).
◄  ACTE III
ACTE V  ►


ACTE IV.

L’auberge de la Poste, à Nonancourt. Une table à manger. Un guéridon auprès duquel est un rouet.

SCÈNE PREMIÈRE.

MINON, seule ; elle brode auprès d’un guéridon.

La journée d’hier m’a semblé longue… longue !… c’est parce que ma sœur Rosalie était absente… Oh ! oui, c’était pour cela ! (Elle dépose sa broderie et croise ses mains sur ses genoux.) Était-ce pour cela ?… n’ai-je pas pensé plus souvent à lui qu’à ma sœur Rosalie ?… (Elle prend son livre d’heures sur le guéridon.) Quand j’étais petite, je tirais à la plus belle lettre, dans mon livre d’heures, pour savoir s’il ferait beau les jours de fête… Si je tirais à la plus belle lettre pour savoir ?… pour savoir quoi ?… je deviens folle ! (Elle prend une épingle à son corsage. Elle dispose le livre.) Voyons… d’abord pour non… s’il ne m’aime pas. Eh bien ! je suis hors d’embarras. (Avec solennité.) À droite pour non ! (Elle fiche son épingle dans la tranche du livre et l’ouvre. André paraît à la porte et reste immobile.)

SCÈNE II.

MINON, ANDRÉ.

MINON, regardant la page. La première lettre est un A. (Elle tire. André s’avance doucement derrière elle.)

ANDRÉ, regardant la page par-dessus son épaule. Un A ! amour !

MINON, se levant en sursaut. Oh ! que vous m’avez fait peur ! Vous m’écoutiez !… fi ! que c’est mal !

ANDRÉ. Je venais…

MINON. Oser me parler d’amour !

ANDRÉ. Ce n’est pas moi, c’est le livre… le cher petit livre… Ah ! Minon ! Mademoiselle !… avez-vous bien le cœur de me gronder ?… Et n’est-ce pas moi plutôt qui devrais vous faire des reproches ?… Douter de moi ! Interroger des petits livres !…

MINON. Dame !… vous ne m’avez jamais rien dit, monsieur André…

ANDRÉ. Et mon regard… ne vous parlait-il pas ?

MINON. J’avais bien compris un petit peu, puisque j’ai conseillé à ma sœur Rosalie de ne pas vous recevoir…

ANDRÉ. Méchante !…

MINON. Parlez-moi franchement, monsieur André… Est-ce pour moi que vous avez pris ce costume ?…

ANDRÉ. Minon, je ne sais pas mentir…

MINON, fâchée. Ce n’était pas pour moi ?

ANDRÉ. Non… ce n’était pas pour vous… Il s’agissait de sauver un proscrit… dont la tête a été mise à prix.

MINON. Ah ! bon Dieu !… Et pourquoi ?

ANDRÉ. Parce qu’il est prince…

MINON. Ah !… celui dont le père était roi de Pologne !…

ANDRÉ. C’est cela.

MINON. Est-ce possible ! j’ai parlé à un prince !… Ce n’est pas non plus pour moi que vous vous êtes échappé de la poste hier, monsieur André, et que vous êtes resté dehors toute la journée, toute la nuit ?…

ANDRÉ. Je suis allé à Saint-Germain ou mon devoir m’appelait.

MINON. Tenez… osez me dire que vous n’êtes pas gentilhomme ?

ANDRÉ. Je le suis.

MINON. Mon petit livre… (elle le pose sur la table) nous ne nous occuperons plus de M. André qui est gentilhomme !… Les gentilshommes n’épousent pas de pauvres filles comme moi. Votre servante, monsieur André ! (Elle va pour s’éloigner.)

ANDRÉ, la retenant. Minon ! restez je vous en supplie… me punirez-vous de vous avoir parlé sans détour ? Je viens de vous donner la preuve que je ne sais pas mentir… écoutez-moi et croyez-moi ! Mon nom est noble, c’est vrai ; mais mon père et ma mère sont morts… je suis seul ; le malheur me fait libre… je n’ai au monde que mon épée… Minon, je vous aime sincèrement et saintement… je vous jure que, dans ma pauvre maison, vous serez honorée comme une reine et heureuse autant qu’on peut l’être ici-bas… Mais je vous le dis, si vous ne voulez pas être ma femme, je suis soldat… je vous dirai adieu, je vous souhaiterai du bonheur… et je vous dirai adieu pour toujours !… Vous ne répondez pas ?… faut-il partir ?

MINON. Ah ! un bruit de chevaux !… Est-ce déjà ma sœur !… Ah ! seigneur Dieu ! rien n’est préparé !… vais-je être grondée !…

ANDRÉ. Minon !… un mot !… un seul mot…

MINON, à la fenêtre. Ce sont trois hommes… je les connais… ils sont venus tous trois à Bar-le-Duc… le premier est celui qui a fait avoir le brevet à ma sœur…

ANDRÉ. C’est moi…

MINON. Vous ! au fait, il y avait deux brevets.

ANDRÉ. Je veux voir celui qui a fait avoir l’autre… (À la fenêtre, à part.) Champagne ? le complice du Hollandais ! Robin et Morel, mes deux traîtres !… Et le prince qui va venir !

MINON. L’un des deux autres… (Elle recule.) Celui-là…

ANDRÉ. Eh bien ?

MINON, d’une voix étouffée. C’est l’homme qui resta seul dans la salle basse de l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où le père Valentin fut assassiné dans son lit…

ANDRÉ, à part. Robin !… ils y étaient tous les trois… (Haut.) C’est qu’aujourd’hui comme ce jour-là, Minon, il s’agit d’un assassinat…

MINON, épouvantée. Que dites-vous ?

ANDRÉ. Je me retire, il ne faut pas que ces hommes me voient.

MINON. Ils vous connaissent ?…

ANDRÉ. Ils me connaissent… et je ne les perdrai pas de vue ! (Il sort.)

SCÈNE III.

MINON, puis CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

MINON, un instant seule. Seigneur Dieu ! je n’ai plus de sang dans les veines… et ma sœur Rosalie qui n’est pas là… Les voici !…

CHAMPAGNE, entrant. Bonjour, la jolie fille !

ROBIN. Bonjour, Minette !

MOREL. Un amour que cette enfant-là !

MINON, très-émue. Messieurs.

CHAMPAGNE. Nous plaisons-nous à la poste de Nonancourt ? (Elle veut s’éloigner.)

CHAMPAGNE. Attendez donc, ma belle enfant !… Est-ce que nous vous faisons peur ?

MINON. Oh ! non, messieurs… non, certes.

CHAMPAGNE. La bourgeoise ne va pas tarder à revenir, je pense ?

MINON. Nous l’attendons d’un instant à l’autre.

CHAMPAGNE. Et, dites-moi… le postillon André…

MINON, à part. Ils savent qu’il est ici !…

CHAMPAGNE. Ça vous donne de belles couleurs, la jolie fille, quand on parle d’André…

MINON. Il n’est pas à la maison, monsieur.

CHAMPAGNE, bas à ses hommes. Quand je vous disais ! il est à Saint-Germain avec le prince. (À Minon qui s’esquive.) Un instant, ma chère enfant, que diable !…

MINON, faisant la révérence et sortant. Excusez-moi, messieurs, je vais à mon ouvrage. (À part.) Oh ! ces hommes !… c’est peut-être André qu’ils veulent assassiner !

SCÈNE IV.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Nous avons à nous occuper de cet enfant-là ?

ROBIN. Vraiment !

MOREL. C’est de la besogne bien mignonne.

CHAMPAGNE. Mais d’abord, combien êtes-vous autour de Nonancourt ?

ROBIN. Douze, en nous comptant… il y a aussi des embuscades sur la route de Saint-Germain.

CHAMPAGNE. Écoutez-moi. C’est au sujet de la petite.

ROBIN. Ah ! ah !

CHAMPAGNE. Le patron la veut.

ROBIN. Pour faire les honneurs de la petite maison ?

MOREL. C’est tout simple… Il a de quoi, cet homme !

CHAMPAGNE. Il faut qu’elle soit enlevée ce soir et qu’elle parte avec vous pour Paris.

ROBIN. Convenu !

MOREL. Le patron paye bien.

CHAMPAGNE. Il va venir… vous aurez vos étrennes… Maintenant, à votre besogne !… ne laissez rien passer sur la route, entendez-vous !…

ROBIN, se levant. Ça va sans dire !

CHAMPAGNE. Excepté toutefois la chaise du patron, et la carriole de la bourgeoise… allez !

ROBIN, à part. Arrêter la carriole de cette femme-là !… j’aimerais mieux m’attaquer au diable !

MOREL. À quand, pour la petite ?

CHAMPAGNE. À la brune, par la porte de derrière.

ROBIN. Et on payera ?

CHAMPAGNE. D’avance… allez.

ROBIN et MOREL, sortant. On y sera ?

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, UN DOMESTIQUE, puis ANDRÉ.

CHAMPAGNE. Comment le prince a-t-il pu sortir de Saint-Germain ?… c’est inexplicable !… Holà ! quelqu’un. (Un domestique paraît.) Une chambre, je tombe de sommeil !

LE DOMESTIQUE. Je vais vous conduire.

CHAMPAGNE. Vous me réveillerez, dès que madame Valentin sera de retour.

LE DOMESTIQUE. Il suffit, monsieur.

CHAMPAGNE, sortant. Quand on a voyagé toute la nuit a franc étrier… (Il passe devant le domestique et sort.)

ANDRÉ, à la porte de droite. Pst !… (Le domestique s’arrête.) Sous aucun prétexte, tu ne l’éveilleras !

LE DOMESTIQUE. Parce que ?

ANDRÉ, lui serrant la main. Parce que si tu l’éveillais, je te romprais les os !

LE DOMESTIQUE, retirant sa main meurtrie. C’est bon, monsieur André, c’est bon. (À part.) Qué poignet ! (Il sort en secouant sa main.)

SCÈNE VI.

ANDRÉ, puis MINON, DOMESTIQUES et SERVANTES de l’auberge.

ANDRÉ, un instant seul. Douze hommes apostés autour de Nonancourt !… Ils veulent enlever Minon ! Comment la protéger contre cette trame honteuse, tout en accomplissant mon serment ?… car j’ai juré de ne pas abandonner le prince avant qu’il ait le pied sur son vaisseau !

MINON, entrant, suivie de domestiques et de servantes ; elle est très-agitée. À quoi pensez-vous de rester ici ?… ma sœur arrive.

ANDRÉ. Nous avons le temps d’échanger quelques paroles… Il se présente quelque chose de terrible… Par pitié pour vous-même, venez…

MINON. Parlez à ma sœur.

ANDRÉ. Je ne puis… (À part.) Sa sœur !… Elle est vendue à nos ennemis ! Au nom du ciel, écoutez-moi !

MINON. Pas un mot… À vos chevaux, monsieur André, ma sœur arrive !…

ANDRÉ, à lui-même. Oh ! je ne la laisserai pas aux mains de ces misérables… À tout prix, je la sauverai. (Sortie d’André.)

SCÈNE VII.

LES MÊMES, ROSALIE, BONAVENTURE.
Les domestiques font haie pour laisser passer la bourgeoise.

ROSALIE, entrant, à la cantonade. Préparez le meilleur lit de l’auberge.

MINON, s’élançant vers elle. Est-ce que tu es malade, sœur ?

ROSALIE, aux domestiques. Bonjour, bonjour !… Bassinez le meilleur lit de l’auberge.

BONAVENTURE. On vous dit : Bassinez le meilleur lit de l’auberge !

ROSALIE. La paix, toi !… n’est-ce pas assez de le dire une fois ?… on croirait qu’il s’agit d’un prince !

BONAVENTURE. Dame ! la bourgeoise !…

ROSALIE. Pour un vagabond affamé qui me tombe sur les bras !… Je n’avais pas assez de charges !… Jour de Dieu ! ces choses-là n’arrivent qu’à moi !

BONAVENTURE. Vous l’avez tant choyé, tant dorloté pendant toute la route !

ROSALIE. Mieux on le soignera, plus tôt il sera guéri… Plus tôt il sera guéri, plus tôt on se débarrassera de lui…

MINON, à part. Elle est justement de mauvaise humeur ! (Haut.) Sœur, ce n’est donc pas pour toi ?

ROSALIE. Bonjour petite… je ne t’avais pas vue. (Elle s’assied. – À Minon.) Rien de nouveau ici ?

MINON. Ma sœur… (À part.) Je n’ose lui parler de ces hommes…

ROSALIE, montrant Minon. Regardez-moi cette petite fille-là !… Toujours tremblante devant moi !… Ne dirait-on pas qu’elle a été battue ! (Elle lui tourne le dos et va s’asseoir auprès de la table. – À Bonaventure.) Que t’avais-je dit, à toi ?… La tante Catherine était là, sur le perron… Dans ces occasions-là elle retrouve ses jambes…

BONAVENTURE. Pour venir vous embrasser, bourgeoise.

ROSALIE. Laisse-moi donc tranquille !… Si je n’avais rien apporté, tu aurais vu !

BONAVENTURE, à part. Les gens d’âge, ça ne déteste pas les relichades.

ROSALIE. Les enfants sont venus se jeter dans mes jambes…

BONAVENTURE. Les pauv’ petits amours !

ROSALIE. Il y en avait un qui tâtait ma poche à gauche.

BONAVENTURE. Jean-Baptiste, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre qui tâtait ma poche à droite…

BONAVENTURE. Nicolas, mon filleul !…

ROSALIE. Un autre par devant…

BONAVENTURE. Charlotte, ma filleule ! Avant d’être garçon de confiance, j’étais le parrain de tous les enfants !…

ROSALIE. Avance ici, Minon… Il n’y a rien pour toi, tu sais ?

MINON. De quoi donc ai-je besoin, ma sœur ?

ROSALIE. Bien répondu !… Déjà un petit brin d’hypocrisie !

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise, par exemple !…

ROSALIE. On ne te parle pas, à toi… tu la soutiendras toujours, parbleu !…

MINON. Sœur, qu’est-ce que c’est donc cet homme… ce vagabond… comme tu dis… et que tu as fait porter bien doucement, bien doucement ?…

ROSALIE. Une sottise que j’ai faite !… ne parlons pas de ça ! (Minon baise la main de Rosalie. Rosalie, retirant sa main.) Je ne suis pas en train d’être caressée !… Laisse-nous, Bonaventure… j’ai à gronder cette enfant-là… Veillez au jeune vagabond… un bouillon, une aile de poulet, n’importe quoi…

BONAVENTURE. Pourvu que ça soit bon, pas vrai, la bourgeoise ?

ROSALIE. Tu reviendras me prévenir quand ce monsieur Champagne et son patron arriveront…

BONAVENTURE. Ne grondez pas trop fort…

ROSALIE, rudement. Va-t’en !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise ! (Il sort, effrayé.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, MINON.

MINON, à part. Me gronder !… Est-ce qu’elle se douterait ?…

ROSALIE. À nous deux, mademoiselle Minon !… Je ne suis pas contente de vous…

MINON, à part. Elle sait tout !…

ROSALIE. Il faut que cela finisse !

MINON, tremblante. Ma sœur…

ROSALIE. Bien ! bien !… je ne me laisserai pas prendre aujourd’hui à vos câlineries… je suis fort en colère !

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Il faut que cela finisse, vous dis-je ; toutes ces robes, toutes ces coiffures… tous ces colifichets, en un mot, ne me vont pas du tout !

MINON, respirant, à part. Ah ! que j’ai eu peur ! (Haut.) Ma sœur chérie, je m’habillerai comme vous voudrez.

ROSALIE, raillant. Oh ! sans doute ! sans doute !… tu es obéissante, toi… en paroles… tu ne te révoltes jamais… quitte à faire toujours ta petite volonté… Nous te connaissons, fillette !… va, tu ne vaux ni plus ni moins que les autres… Qu’est-ce qui te fait tes robes ?

MINON. À Bar-le-Duc, c’était…

ROSALIE. La sotte !… elle t’a laissé un pli dans le dos… Elle est bien heureuse que nous ayons quitté le pays… je l’aurais changée !… Mais voyez donc, là, en conscience, si cette jupe est faite pour une fille d’auberge ! car vous n’êtes qu’une fille d’auberge, mademoiselle Minon !

MINON, soupirant. Je le sais bien, ma sœur !

ROSALIE. Oui, oui… vous soupirez gros, ma belle !… vous aimeriez mieux avoir été recueillie par une princesse !… je conçois ça !…

MINON, les larmes aux yeux. Ah ! ma sœur !…

ROSALIE. Si tu pleures, nous allons nous fâcher !… Essuie tes yeux ! Fille d’auberge ! fille d’auberge !… Il y a auberge et auberge… Je te dis d’essuyer tes yeux. (Elle lui essuie les yeux avec son tablier.) La poste de Nonancourt !… jour de Dieu !… Si une autre que moi t’appelait fille d’auberge !…

MINON. C’est pourtant la vérité…

ROSALIE. Du tout !… C’est-à-dire… enfin, sans doute, mais je n’entends pas qu’on soit malhonnête avec toi !… On leur en donnera des filles d’auberge semblables !… Allons, souris-moi… mieux que cela !… Tu es coquette !… le beau malheur !… C’est de ton âge… et encore, coquette, entendons-nous. (Elle caresse les cheveux de Minon.) Moi, je lissais mes cheveux mieux que ça… et ils n’étaient pas si beaux… et je n’étais pas coquette !… Me gardes-tu rancune ?

MINON. Est-ce que c’est possible ?

ROSALIE. Je vais te parler comme à une grande demoiselle bien raisonnable… On peut gronder pour les colifichets… mais tu n’en as pas, toi, de colifichets… et d’ailleurs, je les trouve drôles ces gens-là !… Quand les colifichets qu’on a ne doivent rien à personne… dame !… pas vrai, fillette ?… Qu’est-ce qu’ils ont à dire ? Ôte un peu voir ce fichu-là, Minette.

MINON. Mon fichu, ma sœur ? Est-ce que tu le trouves trop beau ? Il est de simple toile.

ROSALIE, lui montrant un fichu qu’elle a tiré de dessous sa mante. Préfères-tu celui-ci ?

MINON. Oh ! la charmante broderie !

ROSALIE. Essaye-le, veux-tu, Minon ?

MINON, essayant le fichu. Je veux bien. (Rosalie va décrocher un miroir et le tient devant elle.) C’est trop joli !… c’est bien trop joli !…

ROSALIE. Est-ce qu’il y a quelque chose de trop joli pour toi ! (L’admirant.) Sais-tu que tu as un cou de duchesse, Minon ? Il faut un collier à ce cou-là.

MINON. Un collier !

ROSALIE. Tu sais bien… je t’ai promis de te remplacer cette chaîne et cette médaille… Ne bouge pas !… (Elle lui agrafe le collier.)

MINON. Un collier de perles !

ROSALIE. Si tu sautes comme cela, comment veux-tu que je l’attache ?

MINON, se regardant. Quel bonheur !

ROSALIE. Petite folle !… Mais je suis plus enfant que toi !

MINON, attendrie. Ah ! sœur !… sœur !… que tu es bonne ! que tu es bonne !

ROSALIE. Moi ? moi qui te gronde toujours ! (Minon la couvre de baisers.) J’ai tort de te gronder, pauvre ange chéri ! tu n’as plus de mère… Il te faudrait quelqu’un de meilleur pour t’aimer… Qu’elle est jolie ! (Avec passion.) Qu’elle est belle ! (Se reprenant.) Tu comprends bien, Minette, moi, je te trouve jolie, parce que je suis ta sœur… presque ta mère ; si les godelureaux te disent cela, il ne faut pas les croire… Je voudrais savoir comment tu m’aimes, Minon ?

MINON. Oh ! sœur !… je ne peux pas le dire ! Je te dois tout !

ROSALIE. Tu ne me dois rien, enfant… Tu as été le bonheur et le calme de ma jeunesse… Tu ne me dois rien… et je te dois tout, si tu m’aimes…

MINON. Si je t’aime !… Mais je suis ton ouvrage… je suis ta fille !

ROSALIE. C’est vrai, cela !… merci… Sais-tu, Minon, maintenant, te voilà grande et belle… Je veux te marier jeune, pour que tu sois heureuse longtemps.

MINON, avec effroi. Me marier, sœur ?…

ROSALIE. Sois tranquille… je choisirai pour toi… Tu auras une dot… dix mille livres.

MINON, à part. Si je lui disais…

ROSALIE, la serrant brusquement contre son cœur. Laisse-moi t’embrasser bien comme il faut ! (La repoussant tout à coup.) Tiens, fillette, je t’aime trop !… ça n’a pas le sens commun ! Je ne t’aimerais pas tant si j’étais ta vraie mère… S’il t’arrivait malheur, je mourrais !

MINON. Mourir !…

ROSALIE, riant et changeant de ton. Je dis ça !… et tu me crois… Mourir ! peste ! comme nous y allons !… Quand on se met à rabâcher comme ça des sensibleries !… Jour de Dieu ! rions, Minon !… Approche mon rouet, prends ta broderie. (Elles s’installent toutes deux auprès du guéridon.) Qu’as-tu fait pendant mon absence ?

MINON, à part. Tant pis ! Elle est de bonne humeur… je me risque. (Haut.) Marie-Rose est venue me voir.

ROSALIE, filant. Ah !… la voisine aux histoires ?

MINON, brodant. Elle m’en a justement conté une qui est bien touchante, va !

ROSALIE. Je me méfie des histoires touchantes…

MINON. Oh ! celle-là…

ROSALIE. Quelque baliverne !… Voyons son histoire !

MINON. Il y avait une fois une jeune fille bien jolie.

ROSALIE. Pas si jolie que toi…

MINON. Qui demeurait avec sa mère, qui était bien bonne… mais pas si bonne que toi, c’est impossible.

ROSALIE. Tu me rends la monnaie de ma pièce… c’est bon !

MINON. Un jeune seigneur, qui aimait la jeune fille…

ROSALIE. Ah ! voilà ?

MINON. Si tu ne veux pas que je raconte, ma sœur ?

ROSALIE. Va toujours.

MINON. Ce n’est pas long… Le jeune seigneur vint se gager dans la maison comme garde-chasse… et puis la mère s’aperçut que ce n’était pas un garde-chasse ordinaire… et puis…

ROSALIE. Et puis…

MINON. Dis… qu’aurais-tu fait à la place de la mère, toi, ma sœur ?

ROSALIE. Que fit la mère, dans ton histoire ?

MINON. La mère les maria.

ROSALIE. Moi, je ferais flanquer le galant en prison, et je mettrais la jolie fille au couvent…

MINON, à part. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE, se levant. Et je te défends de recevoir cette Marie-Rose.

MINON, à part. La prison pour lui !… le couvent pour moi !

ROSALIE. Pourquoi m’a-t-elle conté cette histoire… (À Bonaventure, qui entre.) Qu’est-ce que tu veux, toi ?

SCÈNE IX.

LES MÊMES, BONAVENTURE, STANISLAS.

BONAVENTURE. C’est les gens de Paris… l’homme et la femme que je lui ai repris le parapluie… Ils sont dans la cour… et ce n’est pas tout… y a le jeune homme vagabond…

ROSALIE. Eh bien !

BONAVENTURE. Eh bien ! dès qu’il les a vus, il est devenu tout pâle…

ROSALIE. Que veux-tu que j’y fasse ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Enfin, il veut vous voir… en particulier.

ROSALIE. Qu’il vienne !… (À Minon.) Va, petite.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE. Comme te voilà tremblante, va… je ne t’en veux pas pour ton histoire… mais va donc !… j’ai besoin d’être seule. (Elle la baise.)

ROSALIE, à part. Encore s’occuper des autres ! (Haut.) Que voulez-vous ?

STANISLAS. Vous m’avez sauvé la vie, madame.

ROSALIE. Je le sais bien.

STANISLAS. Mettez le comble à vos bontés… donnez-moi les moyens de fuir.

ROSALIE. Pourquoi fuir ?… vous êtes en sûreté chez moi.

STANISLAS. Tout à l’heure, j’ai aperçu dans la cour…

ROSALIE. Le Hollandais et sa femme ? Soyez tranquille, ces gens-là ne viennent pas pour vous… ils ont de plus gros gibier à courir !

STANISLAS. Madame !

ROSALIE. Ils cherchent le prince Stanislas de Pologne. (Riant.) Êtes-vous prince, vous ?

STANISLAS. Je suis le prince Stanislas de Pologne, madame.

BONAVENTURE. Le vagabond… C’était…

ROSALIE, reculant. Vous êtes… Voilà une histoire !… (Haut) Tant pis pour vous, jeune homme, vous auriez mieux fait de ne point me dire cela.

BONAVENTURE. Pourquoi donc, la bourgeoise ?

STANISLAS. Nous autres gentilshommes, madame, nous disons la vérité, même en face de la mort.

ROSALIE, à part. Il n’a pourtant pas l’air tout à fait d’un fou ni d’un furieux. (Haut.) Si j’avais su hier que vous étiez ce brandon de discorde… ce lion déchaîné… je ne me rappelle pas bien les propres paroles de monsieur Champagne… mais je sais ce que je dis…

STANISLAS. Madame… Je ne voulais qu’une chose ; guérir les plaies de ma patrie.

ROSALIE. C’est cela !… vous êtes plus doux qu’un agneau !…

STANISLAS. Tout souverain est un soldat ; chez nous surtout, le sceptre est une épée… Madame, c’est le ciel qui punit la terre par le grand fléau des batailles… Une fois hors du fourreau, mon épée n’y serait rentrée que victorieuse !

ROSALIE. Dame, quand on a tant fait que de sauter le fossé… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Le fossé ?… pardié !… la bourgeoise ! (À part.) Je comprends rien du tout à ça.

ROSALIE, à part. Mais il ne m’enjôlera pas !… Ah bien ! par exemple ! (Haut.) Cette reine qui est là-bas à Saint-Germain…

STANISLAS. C’est ma mère !

ROSALIE. Savez-vous ce qu’elle m’a fait, votre mère ?

BONAVENTURE. Aïe !… la robe de douze écus !

STANISLAS. Je ne sais, madame ; mais en effet je me rappelle que vous passiez sur la route. Moi, j’étais dans le bois… En ce moment, j’envoyai à ma mère un dernier baiser… elle fit tourner son carrosse pour me voir une minute de plus…

ROSALIE, émue. Pauvre femme ! (À Bonaventure.) Elle était mauvais teint, ma robe.

BONAVENTURE. Et puis, elle ne vous allait guère bien, la bourgeoise.

ROSALIE. Tout ça est bel et bon… mais ça n’est pas une raison pour mettre le feu aux quatre coins de l’univers… Qu’avez-vous à répondre ?

STANISLAS. Ils vous savaient généreuse et bonne… ils ne pouvaient vous tourner contre moi qu’en vous trompant… ils vous ont trompée… Je hais la guerre autant que vous pouvez la détester… Si je fais la guerre, le premier sang qui coulera sortira de ma veine, et jamais ce sang ne rougira que la terre de ma patrie !… C’est là que nous combattrons, madame, c’est là que nous mourrons… c’est là que le dernier des miens tombera, si Dieu ne nous donne pas la victoire… car la guerre que je ferais, moi, madame, c’est la guerre juste, c’est la guerre sainte… la guerre de la patrie armée pour repousser l’étranger.

ROSALIE, émue. Mais c’est beau, cela !… pas vrai, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Je crois bien que c’est beau ! ça donnerait presque envie d’être soldat !

STANISLAS. Madame, je vous ai montré le fond de mon cœur… Voulez-vous me donner le moyen de rejoindre mes amis qui m’attendent au bord de la mer, à l’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf ?

BONAVENTURE. Écoutez !

ROSALIE. Ce sont eux… (Stanislas fait un mouvement pour s’esquiver par la porte de gauche, Rosalie l’arrête brusquement.) Où allez-vous ? ces hommes qui arrivent m’ont promis vingt mille livres si je voulais vous vendre.

BONAVENTURE. Vingt mille livres !… ah ! bah ! c’était de là qu’elles vous venaient !

STANISLAS, se redressant. Et vous n’avez pas refusé !… Eh bien ! livrez-moi donc !… je suis prêt… je mourrai en prince !

ROSALIE. C’est vrai !… Regarde, Bonaventure… il n’a pas peur !… c’est un noble jeune homme !

CORNIL, au dehors. Il est ici !… nous allons le prendre comme dans un piège à loup !

ROSALIE. C’est la voix du Hollandais… nous n’avons pas le temps de la réflexion… Ah !… par là ! (Elle ouvre une petite porte à droite.) Entre avec lui, Bonaventure !

BONAVENTURE. Mais…

ROSALIE. Pas de mais !… Écoute-moi !… Si tu m’aimes, tu trouveras un moyen de le sauver…

BONAVENTURE, avec élan. Si je vous aime !

STANISLAS, à Rosalie. Excellent et généreux cœur !

ROSALIE, les poussant. Les voilà !… jour de Dieu ! entrerez-vous ? (Ils sortent.)

SCÈNE X.

ROSALIE, CORNIL, L’ÉPOUSE. — Au moment où Stanislas disparaît dans le cabinet, Cornil paraît sur le seuil. Rosalie est debout devant le cabinet, comme si elle voulait en défendre l’entrée.

CORNIL. J’en étais sûr, je l’ai vu… (Il s’avance vers Rosalie d’un air hautain.) Madame, il y a quelqu’un de caché dans cette chambre ?

ROSALIE. Oui.

CORNIL. Qui est ?

ROSALIE. Ça ne vous regarde pas.

CORNIL. Mes hommes sont armés… je cherche quelqu’un qui vaut deux millions… tout me regarde.

ROSALIE. Je suis maîtresse chez moi, peut-être ?

CORNIL. Chez vous ! c’est par moi que vous êtes ici chez vous…

ROSALIE. Reprenez-moi ce que vous m’avez donné, mais vous n’entrerez pas !

CORNIL. J’entrerai, j’entrerai, vous dis-je… Dussions-nous forcer cette porte… Suivez-moi ! Arrière, madame ! le prince est là.

L’ÉPOUSE, entrant. Le prince !

SCÈNE XI.

LES MÊMES, BONAVENTURE.

BONAVENTURE, paraissant sur le seuil avec les habits de Stanislas. Me voici, que voulez-vous de moi ?

ROSALIE, étonnée. Lui !

CORNIL. Le prince !

ROSALIE, bas à Bonaventure. Est-il parti ?

BONAVENTURE, de même. Je ne sais pas. (Les gens de Cornil entrent en tumulte et armés.)

SCÈNE XII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. Que signifie tout ce bruit ? et cette chaise de poste attelée dans la cour ?

ROSALIE, à Bonaventure. Nous sommes perdus !

CORNIL. C’est ma chaise de poste, monsieur de Champagne… Ah ! ah !… vous êtes un bien habile homme ! et j’ai beaucoup de bonté de payer si cher vos services quand je fais moi-même votre besogne !

CHAMPAGNE. Comment ?

CORNIL. Vous cherchez le prince, et moi je le trouve.

CHAMPAGNE, étonné. Le prince !…

CORNIL, montrant Bonaventure. Le voilà, parbleu !

CHAMPAGNE. Ce n’est pas lui, écoutez… au diable !… il y a trahison !… ce n’est pas lui… (Bruit de la chaise de poste et fouet de postillon.)

BONAVENTURE. Parti !

ROSALIE. Sauvé !

JOLIBOIS, se précipitant dans la chambre. La bourgeoise !… vos deux hommes de confiance… André et Bonaventure…

ROSALIE. Eh bien ?

JOLIBOIS. Ils viennent de partir avec mademoiselle Minon.

ROSALIE. Avec Minon !

JOLIBOIS. En chaise de poste !

CORNIL. Dans la mienne…

CHAMPAGNE, saisissant Bonaventure au collet. Le voilà, Bonaventure !

JOLIBOIS. Tiens ! tiens !… Et l’autre ?

CHAMPAGNE, à Rosalie. Vous comprenez tout, vous, madame… L’autre, c’est le prince… Le prince qui se charge lui-même de nous venger et de vous punir… Le beau postillon André, c’est son âme damnée, c’est le chevalier de Rieux qui enlève votre sœur !

ROSALIE, atterrée. Ma sœur ! Minon ! perdue ! perdue !… et c’est cet André ! J’ai encore fait le bien, et j’en suis encore punie ! Écoutez, vous !… je vais faire le mal, moi ici ! et je parie que j’en serai récompensée !

BONAVENTURE, essayant de l’arrêter. La bourgeoise… prenez garde !…

ROSALIE. Laisse-moi ! (À Champagne.) Voulez-vous suivre sa trace ? Il va droit à Quillebœuf… il ne s’arrêtera qu’à l’auberge de la Tête-Noire.

CHAMPAGNE. Merci, femme ! En route, patron !

CORNIL. Je suis prêt.

CHAMPAGNE. Nous arriverons à Quillebœuf les premiers, c’est moi qui vous le dis… et cette fois, mort ou vif, il nous le faut ! (Champagne, Cornil et l’épouse sortent précipitamment.)

SCÈNE XIII.

ROSALIE, BONAVENTURE. Rosalie s’est laissée tomber sur un siége.

BONAVENTURE. Qu’avez-vous fait ?

ROSALIE. J’ai bien fait.

BONAVENTURE. Ils vont l’atteindre.

ROSALIE. Tant mieux ! Rendre le bien pour le mal appartient aux anges… Bien pour bien… mal pour mal… c’est notre loi à nous qui ne sommes pas des saints… mais rendre le mal pour le bien, c’est l’enfer ici-bas !… Qu’ils le prennent ! qu’ils le tuent ! qu’ils en fassent ce qu’ils voudront ! Minon ! ma petite Minon chérie !… Sais-tu comme je l’aimais, toi !… qui donc le savait !… le savais-je moi-même !… Ah ! c’était mon cœur… tout mon cœur !… Minon !… ma sœur, ma fille !…

BONAVENTURE. La bourgeoise !

ROSALIE. Eh bien ?

BONAVENTURE. Les deux hommes qui étaient à l’auberge du Cheval-Blanc, le jour où votre père a été tué, marchent à la suite de ce Champagne.

ROSALIE. Des assassins !

BONAVENTURE. Et c’est vous qui les avez mis sur sa trace !

ROSALIE. C’est moi… (Elle se couvre le visage de ses mains. – Brusquement :) Fais seller mes deux meilleurs chevaux !

BONAVENTURE. Pourquoi faire ?

ROSALIE. Je veux réparer ce que j’ai fait.

BONAVENTURE. Partir vous-même ? Y pensez-vous, la bourgeoise ? Il y a du danger…

BONAVENTURE. Ce sont des assassins…

ROSALIE. Tu prendras des pistolets… (Elle jette sa mante sur ses épaules.)

BONAVENTURE. Pour moi qui suis un homme… mais vous, la bourgeoise !… une femme !

ROSALIE. Une femme qui n’a pas peur vaut un homme… Moi, je n’ai jamais eu peur… Va, te dis-je !… (Elle l’entraîne vers la porte, sortant la dernière.) Tu prendras des pistolets, et à la garde de Dieu !