La Bourgeoise ou Les Cinq auberges/Acte III

Librairie théâtrale (p. 7-10).


ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

ANDRÉ, STANISLAS. — Ils entrent par le bureau, avec précaution, au moment où Cornil et Champagne sortent.

ANDRÉ, costume de gentilhomme, avec manteau. Enfin, ils s’éloignent… Ah ! prince ! vous avez joué follement votre vie et l’avenir de votre couronne !

STANISLAS, même costume. Je ne pouvais pas me séparer de ma mère.

ANDRÉ. Tout était prêt, là-bas, à Nonancourt… je vous attendais d’heure en heure… Un jour s’est passé… puis deux jours… je n’ai pu résister à mon impatience… je suis accouru… et je trouve la forêt pleine de piéges, les avenues gardées… vous-même harassé de fatigue et presque découragé par vos tentatives infructueuses…

STANISLAS. Non, pas découragé, ami… un peu de repos me suffira… Du reste, j’ai eu du bonheur dans mon infortune… quand ils m’ont refoulé de la lisière du bois jusqu’ici, j’ai aperçu à l’entrée du parc le carrosse de ma mère, et nous avons pu échanger de loin un dernier baiser.

ANDRÉ. Je ne vous quitterai pas, Sire… je l’ai promis à la reine, et je suis gentilhomme.

STANISLAS. Ma pauvre mère, je ne la verrai plus ! et qui sait si je rentrerai jamais dans mon royaume ?

ANDRÉ. Que dites-vous ?

STANISLAS. Ces pièges, ces trahisons dont je suis entouré… Tu le sais, ami, je ne crains pas la mort, la mort sur le sol de la patrie, en combattant pour elle, entouré de mes fidèles soldats, comme un chevalier, comme un roi… Ah ! cette mort glorieuse, si elle m’est réservée, bénie soit la volonté de Dieu. Mais tomber, victime obscure, sans avoir eu le temps de dégainer un glaive, tomber frappé par un assassin, et sur la terre de France… ah ! cette idée est horrible et me ferait perdre tout mon courage !

ANDRÉ. Sire, mes amis et moi, nous ferons bonne garde autour de vous, nous déjouerons les agents vendus à l’étranger… car la France n’a jamais été la complice de pareilles perfidies. La France, même sous la main d’un Dubois, garde toujours son grand cœur de nation : le généreux cœur de la plus généreuse nation du monde. Du reste, il n’y a plus pour vous qu’un danger sérieux, un seul, le passage de la foire de Saint-Germain… Je suis sûr de la poste de Nonancourt. Il s’agit seulement de s’entendre et de réparer au plus vite les trois jours que vous avez perdus.

STANISLAS. Perdus ! je les ai passés près de ma mère.

ANDRÉ. Ces trois jours ont doublé la difficulté de notre entreprise. Il ne faut plus songer à trouver des chevaux… Je vais partir afin de tout préparer là-bas… vous vous reposerez sur la route, à la première auberge, et vous me rejoindrez.

STANISLAS. Je me mets entre vos mains, chevalier… partons.

ANDRÉ. Partons !… Madame Valentin… ah ! (Ils sortent par la droite, au moment où Rosalie entre.)

SCÈNE II.

ROSALIE, BONAVENTURE, PORTEURS, GENS DE L’AUBERGE.

ROSALIE, en colère ; elle a les mains pleines d’ustensiles. Voyons, vous autres… on n’est ni leste ni adroit, dans ce pays-ci. Où sont donc les gens de cette auberge. Les fainéants ! (Avec une colère croissante.) La reine, la reine de Pologne !… ce n’est pas une raison pour éclabousser une femme établie…

BONAVENTURE. Quant à ça, la bourgeoise, elle vous a pas mal éclaboussée ; mais vous n’avez pas voulu vous ranger, aussi !

ROSALIE. Me ranger !… et pourquoi ?… La route n’est donc plus à tout le monde maintenant ?

BONAVENTURE. Je vas vous dire… un carrosse… c’est un carrosse…

ROSALIE. Je n’éclabousse personne, moi…

BONAVENTURE. Calmez-vous… C’est pas sa faute.

ROSALIE, aux porteurs. Allons, voyons, remuons-nous… Ces sacs d’avoine a couvert… me les paierez-vous, s’il fait de la pluie ?

BONAVENTURE. Allons ! voyons ! remuons-nous !… allons ! voyons ! (À Rosalie.) Ça va se faire, la bourgeoise, ça va se faire.

ROSALIE. Il le faudra parbleu bien !… ou nous verrons ! (Les porteurs rangent les sacs et le reste des gens de l’auberge aident)

BONAVENTURE. Asseyez-vous, la bourgeoise.

ROSALIE, s’essuyant le front, à une servante. Voyons, jour de Dieu ! ma vie, est-ce vous ou moi qu’on paie ici pour être servante d’auberge ? Débarrassez-moi de tout ça… et plus vite !

BONAVENTURE. Voyons ! voyons ! de la vivacité, la fille !

LA SERVANTE. On fait ce qu’on peut…

ROSALIE. Pas de répliques… je n’aime pas ça.

BONAVENTURE, à la servante. La bourgeoise n’aime pas ça, quoi ! chacun son goût !

ROSALIE, se calmant un peu. Dieu merci, j’en ai fait des emplettes… ma bourse s’est aplatie… et il me reste tant de choses à acheter !… Ah ! c’est lourd, une poste aux chevaux ! (À un porteur.) Tu vas casser cette poterie, toi, bancroche ! As-tu de quoi me la remplacer ? Où sont nos postillons ? les paresseux !… à la danse, je parie. (À la servante, qui s’est rapprochée.) Eh ben ! quand vous resterez là à nous écouter, la fille !… Vous ne ferez pas de vieux os chez moi, vous, je vous en préviens ! Tenez, portez ceci dans ma carriole. (Elle lui donne des paquets.) Des aiguilles qui ne sont pas meilleures qu’à Nonancourt, mais elles coûtent plus cher… Du pain d’épice pour les enfants… on en vend de pareil chez l’épicier en face de chez nous… Le tabac de la tante Catherine. Ah ! ceci est une surprise pour Minon.

BONAVENTURE. Pour mademoiselle Minon ? (La servante s’éloigne)

ROSALIE, à Bonaventure. La vois-tu d’ici, toi, me montrer ses belles dents blanches en souriant de tout son cœur ?

BONAVENTURE. C’est pourtant drôle !… il me semble que je la vois.

ROSALIE. L’entends-tu me dire avec sa petite voix douce : Merci, sœur chérie !…

BONAVENTURE. C’est que je l’entends, la bourgeoise…

ROSALIE. Ah ! ce n’est pas de l’argent perdu.

BONAVENTURE. N’y a pas à dire… elle devient tous les jours plus gentille.

ROSALIE, le regardant, étonnée. Tu trouves, toi ?

BONAVENTURE. À vue d’œil, la bourgeoise… à vue d’œil.

ROSALIE. Ah ! tu t’es aperçu de ça ?

BONAVENTURE, avec modestie. Ah ! oui… tout de même… quoiqu’on n’en ait pas l’air…

ROSALIE. La gentillesse… ça ne sert à rien… et ça n’arrive que trop vite… (Tirant d’autres objets de sa poche.) Les graines pour le jardin.

BONAVENTURE. Les fleurs que vous aimiez là-bas en Lorraine, la bourgeoise… ça pousse partout, les fleurs.

ROSALIE. On ne craint pas d’être trahi par ces amis-là.

BONAVENTURE, à part. La v’là qui pense à François Picot !… Ah ! si je pouvais la consoler, moi !

ROSALIE. Un pantin… un mirliton… un tambour… pour le coup, gare à mes oreilles.

BONAVENTURE. Êtes-vous assez bonne, au moins, la bourgeoise !

ROSALIE. Je te conseille de t’y fier !… tu ne vois donc pas que je fais tout ça pour moi ?… Va, je ne m’occupe pas des autres, au fond.

BONAVENTURE. Comment ! c’est pour vous le pantin, le mirliton… le tambour aussi ?…

ROSALIE, haussant les épaules. C’est pour les voir tourner autour de moi, quand je vais revenir : Minon, sournoise et toute rouge déjà de curiosité… la tante Catherine branlant la tête et ouvrant ses grands yeux avides… les enfants inquiets, pressés, gourmands comme des petits loups, s’embarrassant dans vos jambes, flairant vos poches pour deviner par l’odeur ce que vous apportez… C’est le monde en raccourci, vois-tu, mon pauvre Bonaventure… Enfants, jeunes gens, vieillards, ne vous font la fête qu’à la condition d’avoir leurs étrennes.

BONAVENTURE, riant. Dame ! écoutez donc, la bourgeoise… les petits cadeaux… Hé ! hé ! hé !…

ROSALIE, rudement. Ne ris pas de cela.

BONAVENTURE, coupant son rire. V’là que je ne ris plus.

ROSALIE. Tu as raison de ne plus rire !… C’est triste… c’est désolant !… Voilà pourquoi je suis en défiance contre tout le monde… voilà pourquoi je n’aime personne !

BONAVENTURE. Oh ! personne !…

ROSALIE. Personne… Voyons, qu’ai-je encore à acheter ?

BONAVENTURE. Y a deux chevaux de rechange pour le relais du régent.

ROSALIE. J’ai mon affaire… un Parisien, qui a des biens en Normandie, et qui m’a fait dire qu’il viendrait me trouver ici… C’est une occasion.

BONAVENTURE. Le foin pour la saison…

ROSALIE. Le Parisien a du foin…

BONAVENTURE. Le son, la paille…

ROSALIE. Le Parisien a du son et de la paille… Miséricorde ! aurai-je assez d’argent pour acheter tout ça ?… Heureusement que ces Parisiens sont faciles à retourner ? (À la servante qui revient.) Encore vous ?

LA SERVANTE. J’ venais voir si vous aviez d’ besoin d’ moi.

BONAVENTURE. D’ besoin d’ moi ! Qué langue !

ROSALIE. Allez voir là-bas si j’y suis, la fille !

LA SERVANTE. J’ veux ben ! (Elle s’éloigne.)

BONAVENTURE. Qué langue !

ROSALIE, à la servante. Attendez… il va venir quelqu’un me demander… un monsieur… envoyez-le-moi.

LA SERVANTE. C’est ça !

BONAVENTURE. Mais, qué langue, la bourgeoise ! (La servante sort. Les porteurs sont partis. Tout mouvement cesse sur le théâtre.)

SCÈNE III.

ROSALIE, BONAVENTURE.

ROSALIE. Tu vas voir comme je vais retourner le Parisien !

BONAVENTURE. Oui… nous allons voir ça, la bourgeoise.

ROSALIE. Maintenant que nous voilà seuls, Bonaventure, causons… Assieds-toi près de moi… plus près… J’ai une idée, et je veux te demander un conseil.

BONAVENTURE, étonné. À moi ?

ROSALIE. Ne te mets donc pas sur le petit coin de la chaise… campe-toi comme un homme… là !… Penses-tu que tu ne vailles pas ceux qui sont plus orgueilleux que toi ?

BONAVENTURE, tremblant. Ah ! la bourgeoise… merci bien, tout de même…

ROSALIE. Je veux te demander conseil, parce que tu as du bon sens et de la bonne foi… C’est rare par le temps qui court… Écoute-moi bien… moi, vois-tu, mon garçon, je vivrai très-vieille, j’en suis sûre.

BONAVENTURE. Que Dieu le veuille, la bourgeoise !…

ROSALIE. Dieu le voudra… Chez moi, comme on dit, la lame n’use pas le fourreau… Je ne me fais pas de mauvais sang… Je mange bien, je dors bien… Pourquoi ? parce que je ne songe qu’à moi… du matin au soir.

BONAVENTURE, souriant. Et bien vous faites, da !

ROSALIE. Ça me fait grand’pitié quand je vois celui-ci ou celle-là se rompre la tête en s’occupant des autres… Faut-il être innocent !

BONAVENTURE. Faut-il être bête, quoi… et même godiche.

ROSALIE. Mon pauvre père le disait bien : Chacun pour soi !

BONAVENTURE. Après moi, la fin du monde !

ROSALIE. Il est donc entendu que je vivrai très-vieille.

BONAVENTURE. C’est convenu, la bourgeoise.

ROSALIE. En conséquence, quand je vais me marier…

BONAVENTURE, tressaillant. Hein ?… Oh ! est-ce que vous songez à vous remarier, la bourgeoise ?

ROSALIE. Comment, me remarier ?… Tu me crois donc veuve de François Picot, qui n’est pas mort, et que je n’ai pas épousé !… Ne m’interromps plus, bavard !

BONAVENTURE, tristement. Non, la bourgeoise.

ROSALIE. Quand je vais me marier, je veux prendre un tout jeune homme… parce que je me dis (toujours égoïste, vois-tu, c’est mon caractère ; on ne se refait pas…) parce que je me dis : Si tu prends un mari plus âgé que toi, ma fille, quand tu approcheras de la soixantaine, tu auras autour de toi un vieux barbon qu’il faudra soigner…

BONAVENTURE. C’est certain, ça !… v’là ce que c’est que d’avoir du raisonnement !

ROSALIE. Tandis qu’au contraire, c’est moi qui veux être soignée, choyée, dorlotée…

BONAVENTURE. Et vous avez fichtrement raison !

ROSALIE. Pas vrai, c’est une bonne idée ?

BONAVENTURE. Ah ! oui, la bourgeoise… quant à ça, c’est une fameuse idée !

ROSALIE, confidentiellement. Dis donc, Bonaventure.

BONAVENTURE. De quoi, la bourgeoise ?

ROSALIE. As-tu remarqué ce beau postillon ?

BONAVENTURE. L’ancien braconnier… monsieur André ?

ROSALIE. Un joli nom, je trouve, moi… André !

BONAVENTURE. Ça dépend des goûts… mademoiselle Minon aussi trouve ce nom-là gentil… quant à ce qui est de moi…

ROSALIE, le regardant. Eh !… te voilà tout triste… qu’as-tu donc à soupirer, mon pauvre Bonaventure ?

BONAVENTURE. Moi ?

ROSALIE. Dieu me pardonne, tu as la larme à l’œil !

BONAVENTURE, s’essuyant les yeux. Ah ! la bourgeoise… si vous saviez.

ROSALIE, souriant. Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner, mon garçon… Je ne suis pas faite d’hier ! Tout à l’heure, tu disais que Minon devenait un joli brin de fille.

BONAVENTURE. Ai-je dit ça ?

ROSALIE. Maintenant, tu dis d’un air pincé que Minon trouve le nom d’André à son goût… Tu l’aimes, mon ami, c’est clair comme le jour…

BONAVENTURE, avec reproche. Ah ! la bourgeoise !… voilà qui n’est pas bien.

ROSALIE. Quel mal y aurait-il à cela !

BONAVENTURE. Si vous saviez, la bourgeoise…

ROSALIE, regardant, à part. Il est si bon ce garçon-là… il rendrait Minon si heureuse…

BONAVENTURE. Mademoiselle Minon.

ROSALIE. Pour en revenir au bel André.

BONAVENTURE. Tenez, la bourgeoise, voulez-vous mon avis, là, bien franchement ?

ROSALIE. Sans doute !

BONAVENTURE. Et bien !… (il hésite) si vous saviez…

ROSALIE. Si je savais…

CHAMPAGNE, dans l’auberge. Je demande madame Valentin !

ROSALIE. C’est le Parisien !… nous reparlerons de cela.

BONAVENTURE, à part. Jamais je n’oserai lui dire que ce mot-là… si vous saviez…

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE.

CHAMPAGNE, entrant. La voilà ! la voilà, cette chère madame Valentin !

BONAVENTURE, à part. Encore c’te figure !

CHAMPAGNE. Et bien ! nous allons donc faire affaire ensemble ?

ROSALIE. Comment, c’est vous, monsieur, le propriétaire de ces biens en Normandie ?…

BONAVENTURE, à Rosalie. Lui qui n’avait pas six sous, dans le temps, à Bar-le-Duc.

CHAMPAGNE. Et ! oui, c’est moi !… Savez-vous, chère dame, que nous sommes maintenant de vieilles connaissances ?

ROSALIE. En effet !

CHAMPAGNE. J’ai bu dans votre auberge, en Lorraine… et, soit dit en passant, vous allez comprendre tout à l’heure pourquoi je me promenais de ce côté-là.

ROSALIE. Je ne suis pas curieuse.

CHAMPAGNE. Quelques jours après, à Paris, je vous faisais obtenir la poste de Nonancourt, un bon emploi !…

ROSALIE. Et vous promettiez de m’apprendre ?…

CHAMPAGNE. Pourquoi je vous servais si obligeamment… chère dame ; c’était en vue de l’affaire que nous allons traiter tous les deux aujourd’hui.

ROSALIE. Pour me vendre des chevaux, du foin et de la paille ?

CHAMPAGNE. Il s’agit bien de paille, de foin et de chevaux ! (À Bonaventure.) L’ami, on se divertit là-bas sans toi, tu n’aurais pas envie de faire un tour à la danse ?

ROSALIE. C’est donc un secret ?

BONAVENTURE, à Rosalie. Méfiez-vous !…

CHAMPAGNE. Un grand secret !

ROSALIE, à Bonaventure. Va, mon ami !

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise. (À part, sortant.) Je vas veiller sur ce propriétaire-là. (Il sort.)

CHAMPAGNE, se rapprochant. Il s’agit de politique.

ROSALIE, étonnée. De politique ?

CHAMPAGNE. Voilà ce qui rapporte gros… la politique !

ROSALIE. Je vous préviens que la politique et moi, nous ne nous connaissons guère !

CHAMPAGNE. Si vous le permettez, je vais vous en donner une leçon.

ROSALIE. C’est inutile !

CHAMPAGNE. Vous vous trompez.

ROSALIE. Cela ne me regarde pas.

CHAMPAGNE. Au contraire… jugez plutôt… je commence. Vous voilà titulaire de la poste de Nonancourt… c’est très-bien, mais cela ne suffit pas… vous manquez de chevaux, vous manquez de harnais, vous manquez de fourrages, et vos écuries tombent en ruine… pour mettre votre affaire sur un pied sortable, il vous faut sept à huit mille livres.

ROSALIE. Allons donc !

CHAMPAGNE. Mettons six mille livres… Or, en vendant tout, là-bas, à Bar-le-Duc, vous avez rassemblé un peu moins de mille écus… c’est à peu près moitié… encore, votre voyage et vos premiers frais d’installation ont si rudement ébréché la somme… Que va-t-il arriver ?… Une poste mal équipée retarde nécessairement le service… Je ne vous donne pas six semaines avant d’être révoquée… Une fois révoquée, il ne vous reste rien, vous tombez dans la misère avec tous ceux que vous soutenez.

ROSALIE. Ceux que je soutiens ? ça m’est égal ! Croyez-vous que je m’occupe des autres ?… Pourquoi êtes-vous venu me dire tout cela ?

CHAMPAGNE. Pour arriver à la politique, et vous proposer de monter votre poste d’une façon convenable.

ROSALIE. Expliquez-vous.

CHAMPAGNE. Vous connaissez le prince Stanislas, puisque votre ancienne auberge de Bar-le-Duc était à deux pas du Château ?

ROSALIE. Là et ailleurs, j’ai beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l’ai jamais vu. (À part.) Je n’ai vu que la reine sa mère.

CHAMPAGNE. Vous ne pouvez avoir pour lui aucune affection personnelle.

ROSALIE. Je n’en ai aucune.

CHAMPAGNE. Alors, nous allons nous entendre… Ce Stanislas passera demain chez vous, à Nonancourt.

ROSALIE. Comment savez-vous cela ?

CHAMPAGNE. Puisque je suis chargé de l’arrêter.

ROSALIE. Ah !… vous êtes…

CHAMPAGNE. Le prince se rend sur les côtes de Normandie, où il doit s’embarquer… Nonancourt est sur la route… D’ailleurs, je puis bien vous dire cela, puisque vous allez être des nôtres… Tous les chevaux ici sont menés par des postillons, et tous les postillons ont ordre de se diriger sur Nonancourt.

ROSALIE. Tous les postillons sont donc à vous ?

CHAMPAGNE. Tous !

ROSALIE. Et vous avez compté sur moi à l’avance, puisque vous m’avez fait donner la poste de Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Quand on a votre caractère, madame Valentin, on ne refuse jamais de faire honnêtement sa fortune.

ROSALIE. Honnêtement !… L’homme, vous me prenez pour une autre ; je ne suis pas la femelle de Judas.

CHAMPAGNE. Je vous prends pour ce que vous êtes… Une femme d’esprit n’a pas de préjugés… réfléchissez…

ROSALIE. J’ai réfléchi… cherchez ailleurs… Ce n’est pas pour faire de la générosité ni de la noblesse, au moins… c’est pour dormir tranquille, entendez-vous ?… je tiens à mon repos… Si je livrais un homme, j’aurais de mauvais rêves…

CHAMPAGNE. Et si, en livrant cet homme, vous épargniez des milliers d’existences ?

ROSALIE. Je ne suis pas assez savante pour comprendre cela… votre servante, monsieur Champagne. (Elle va pour s’éloigner.)

CHAMPAGNE, la retenant. En deux mots… en deux mots, je vais vous faire toucher au doigt la vérité… Refuser votre fortune, cela vous regarde ; mais commettre une mauvaise action…

ROSALIE. Une mauvaise action ?

CHAMPAGNE. Un crime, madame !… Le prince Stanislas peut allumer la guerre dans toute l’Europe.

ROSALIE. Est-ce que la guerre viendrait jusqu’à Nonancourt ?

CHAMPAGNE. Assurément.

ROSALIE, rêvant. La guerre !… c’est ainsi que mon pauvre frère est mort… je me souviens des sanglots de ma mère. Et qu’en feriez-vous de ce pauvre jeune homme ?

CHAMPAGNE. Ce qu’on fait d’un pauvre insensé, ma chère dame… les portes de Bar-le-Duc se rouvriraient pour lui.

ROSALIE. Voilà tout ?

CHAMPAGNE. Voilà tout !

ROSALIE. Épargner le deuil à tant de pauvres mères !

CHAMPAGNE. Je ne vous parle pas de la récompense, les dix mille roubles…

ROSALIE. Dix mille…

CHAMPAGNE. En français, vingt mille livres. Méditez sur ce que je vous ai dit… tout à l’heure, je viendrai chercher votre réponse.

ROSALIE. Soit.

CHAMPAGNE, à part. Elle est à nous ! (Haut.) À bientôt, madame Valentin ! (Il sort.)

ROSALIE. À bientôt, monsieur Champagne !

SCÈNE V.

ROSALIE seule, puis BONAVENTURE.

ROSALIE. Vingt mille livres !… et j’empêcherais la guerre en Europe !… pourquoi ne pas faire le bien quand cela rapporte des écus.

BONAVENTURE, entrant à part. Il est parti !

ROSALIE. Si je ne le fais pas, un autre le fera… et d’ailleurs moi je n’ai rien là (elle montre son cœur) et je ne m’en cache pas… ça ne sert qu’à faire des sottises, le cœur !… J’ai sur les bras, Minon, la tante Catherine, les enfants de mon frère et Bonaventure. Ah ! celui-là travaille plus qu’il ne me coûte.

BONAVENTURE, à part. Merci, la bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Eh bien ! je donnerai dix mille livres à Minon pour la marier… avec Bonaventure, s’il veut.

BONAVENTURE, à part. Encore ! Merci, bourgeoise !

ROSALIE, continuant. Je donnerai cinq mille livres à la tante Catherine pour ne plus l’entendre pleurer misère… ça m’agace… et je placerai cinq mille livres pour les petits…

BONAVENTURE, s’avançant. Dix et cinq font quinze et cinq vingt.

ROSALIE. Juste !… tu étais là, toi ?

BONAVENTURE. Vous avez donc bien de l’argent la bourgeoise ?

ROSALIE. J’ai vingt mille livres.

BONAVENTURE. D’où ça que vous les avez ?

ROSALIE. Enfin, je les ai.

BONAVENTURE. Tant mieux !… mais qui de vingt ôte vingt… reste zéro.

ROSALIE. Oui, mais je serai débarrassée de tous ces gens-là !… tu vois bien que je ne songe qu’à moi.

BONAVENTURE, à part. Si c’est possible de se vanter comme ça !

ROSALIE. Minon, vois-tu, ça me gêne de l’avoir auprès de moi… je l’aime trop, c’est fini, je n’en veux plus !… La tante Catherine. Dame ! une vieille femme qui vous a élevée… Les petits, mon pauvre frère Benoît est mort bien jeune… c’était un brave cœur… on ne peut pas rudoyer tout ça comme on voudrait, tu sais bien… il faut prendre des gants… Jour de Dieu ! quand je n’aurai plus ni Minon, ni la tante, ni les petits…

BONAVENTURE. Vous les regretterez, la bourgeoise…

ROSALIE. Je serai libre comme l’air et je pèserai moins qu’une plume. (Se levant.) Allons, c’est dit… tant pis pour le prince Stanislas !

BONAVENTURE. Hein ?… le prince Stanislas ?…

ROSALIE. Tu n’y comprendrais rien… C’est au-dessus de ta portée… Holà ! les garçons ! la fille !… voici le jour qui baisse ; nous allons partir à la nuit !… Appelle nos postillons et fais atteler la carriole, et vivement.

BONAVENTURE. Oui, la bourgeoise.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, SERVANTE ET GARÇONS D’AUBERGE.

ROSALIE. Attends, Bonaventure, tu vas montrer à la fille comment on fait chauffer mes doubles souliers… As-tu ma mante fourrée ?… la couverture pour mettre sur mes jambes ?… Ah ! ah ! il me faut mes aises, à moi… ma mère n’en fait plus !… La couverture pour mettre sur mes jambes… la fille ! vous tiendrez mon vin sucré très-chaud, avec un peu de cannelle… ça donne des forces.

BONAVENTURE. Ça ravigote, la bourgeoise !

ROSALIE. Va-t’en !… et vite !… Décidément, tant pis pour le prince Stanislas. Tiens ! tout le monde… Voilà nos fainéants de postillons.

BONAVENTURE. On dirait qu’ils amènent un homme blessé.

SCÈNE VII.

LES MÊMES, STANISLAS, JOLIBOIS, BOUTE-EN-TRAIN, POSTILLONS ET PAYSANS. — Jolibois et les postillons portent Stanislas à bras. Il est pâle et ses habits sont en désordre.

ROSALIE. Qu’est-ce que c’est que ça ?

JOLIBOIS. Un pauvre jeune homme que nous avons trouvé blessé à la lisière du bois.

ROSALIE. C’est bon… déposez-le sous le porche… et à la carriole, mes fainéants… cela ne nous regarde pas !…

STANISLAS. Madame… un mot, je vous prie.

ROSALIE. À moi ?… je ne vous connais pas.

STANISLAS. Faites retirer ces braves gens… je veux vous parler… à vous seule…

ROSALIE. Je n’ai pas le temps.

STANISLAS. Écoutez-moi… Il s’agit de vie et de mort…

ROSALIE. Éloignez-vous. (Le cercle qui entourait Stanislas recule.)

JOLIBOIS. La bourgeoise va lui donner son compte.

LA SERVANTE. C’est un crin, que c’te femme-là !

ROSALIE, à Stanislas. Qu’est-ce que vous me chantez… qu’il s’agit de vie et de mort… pour qui ?

STANISLAS. Pour moi, madame, pour moi seul… Je suis étranger, poursuivi, blessé… mes forces sont à bout…

ROSALIE. Tous les vagabonds en disent autant… (Lui prenant la main brusquement.) Vous avez la fièvre…

STANISLAS. Je souffre… Madame, je vous en supplie, cachez-moi… ne me livrez pas.

ROSALIE, à part. C’est tout jeune… Il tremble… Sa chemise est ensanglantée… (Haut.) Appuyez-vous sur moi.

STANISLAS. J’étais sauvé… mais j’ai voulu embrasser ma mère encore une fois…

ROSALIE. Sa mère !… quelque déserteur !… Le froid le perce jusqu’aux os, ce pauvre garçon !… (Les postillons se hâtent de faire les préparatifs du départ.)

ROSALIE, à Bonaventure. Mon manteau fourré ?

BONAVENTURE. Voilà, la bourgeoise.

ROSALIE. Entortille-le là-dedans.

BONAVENTURE Lui ?… et vous ?

ROSALIE. Pas de réplique !

STANISLAS. Oh ! merci, madame !

ROSALIE. La paix !

LA SERVANTE. Voici votre vin sucré, madame.

ROSALIE. C’est bon… Vous, buvez cela ! (Elle donne son vin à Stanislas, qui hésite.) Allons… (Avec douceur.) Ça va vous réchauffer le cœur !… Faites avancer la carriole… Toi, Boute-en-Train, viens prendre ce garçon-là… doucement… doucement… je vous dis doucement !…

STANISLAS. Comment vous témoignerai-je ma reconnaissance, madame ?

ROSALIE. En vous taisant… Ça vous fatigue de parler… (Elle dorlote Stanislas, qu’on emporte. La carriole paraît derrière le plan de l’auberge.) Vous allez le fourrer dans mon coin… au fond… et vous mettrez le coussin…

BONAVENTURE, avec colère. Mais vous ?…

ROSALIE. Pas de réplique !… (Elle aide à mettre Stanislas dans la carriole.) S’il pousse une plainte, gare à vous ! Jour de Dieu ! que vous avez les mains rudes !… Là… enfin !… le voilà casé.

SCÈNE VIII.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, sortant de l’auberge.

CHAMPAGNE. On ne dîne pas mal à Saint-Germain ! Ah ! vous voilà, chère dame… Eh bien ?

ROSALIE. Eh bien, nous sommes d’accord, tant pis pour le prince Stanislas !

CHAMPAGNE. Alors, hâtez-vous de partir, le prince est peut-être déjà en route.

ROSALIE. Monte, Bonaventure… (À Champagne.) Soyez tranquille, mes chevaux sont bons…

CHAMPAGNE. Il arrivera chez vous avant le jour.

ROSALIE. Nous serons là pour le recevoir… (elle monte) et son affaire est claire.

CHAMPAGNE. Bon voyage ! il ne faut pas qu’il nous échappe…

ROSALIE. À qui le dites-vous ? je veux gagner mes vingt mille livres… Fouette, cocher. (Elle allonge un coup de fouet, la carriole s’ébranle — À Champagne :) Portez-vous bien.