La Bourgeoise ou Les Cinq auberges/Acte II

Librairie théâtrale (p. 5-7).
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ACTE II.

L’hôtellerie de la Belle Hollandaise à Paris. Grande et riche salle commune. Le matin.



SCÈNE PREMIÈRE.

L’ÉPOUSE VAN ZUYP, UNE COUTURIÈRE, DEUX OUVRIÈRES. Mme Van Zuyp entre suivie par la couturière, qui examine sa robe. Elle se carre et va se mettre devant une glace.

L’ÉPOUSE, accent prussien. Gomtesse Pfafferlhoffen, safez fus ? Foilà ce que je veux qu’on n’ouplie pas… mon mariache afec meinherr Cornil Van Zuyp est une messalliance… Gomprenez-fus ? guand on me bârle, je veux qu’on ajoute à ce nom d’épouse Van Zuyp, que j’ai la douleur de bôrter, le titre qui m’appartient par droit de naissance : Gomtesse Pfafferlhoffen…

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse…

L’ÉPOUSE. Pfafferlhoffen !

LA COUTURIÈRE. Pfaffer…

L’ÉPOUSE. …lhoffen.

LA COUTURIÈRE, disposant les plis de la robe. Madame la comtesse Pfafferlhoffen… plus j’examine votre robe, plus je trouve… voulez-vous me permettre de vous parler avec une entière franchise ?

L’ÉPOUSE. Che fus bermets.

LA COUTURIÈRE. Eh bien ! madame la comtesse, jamais je n’ai vu comtesse si miraculeusement habillée… C’est une noblesse de coupe… une grâce de draperie… une harmonie d’ensemble…

L’ÉPOUSE, s’admirant. Eine noplesse… gomprenez-fus !… eine grace… eine… harmonie ! (Aux deux ouvrières.) Barlez sans gompliments…

LES DEUX OUVRIÈRES. C’est admirable !

L’ÉPOUSE, fronçant le sourcil. Eh bien ! moi… moi… ché suis fort megondente, safez-fus ?

LA COUTURIÈRE. Est-il possible !

L’ÉPOUSE, sévèrement. Ché fus afais dit de ne pas me mettre… fus gomprenez ? (Elle montre sa gorge.)

LA COUTURIÈRE. Je n’en ai pas mis.

L’ÉPOUSE. Fus afez eu tort !… Che fus avais dit : eine rope très-simple…

LA COUTURIÈRE. Il n’y a pas un ruban.

L’ÉPOUSE. Foilà le mal… ça ne ressemble bas à la rope de la gomtesse Pfafferlhoffen.

LA COUTURIÈRE. Si madame la comtesse voulait… (Elle fait signe à l’ouvrière, qui ouvre son carton.)

L’ÉPOUSE. J’ai trop l’air de l’épouse Van Zuyp !… Quoique meinherr Van Zuyp ne restera has tuchurs ein pourcheois… Il fa acheter un pon marguisat cette année… gombrenez-fus ?

LA COUTURIÈRE, lui mettant le carton devant elle. Que madame la comtesse veuille bien choisir quelques rubans.

L’ÉPOUSE, faisant son choix. Ce n’est pas pour plaire à l’autre sexe, safez-fus ?… Ah ! je ne m’occupe bas de l’autre sexe !… Je brends ces rupans ferts pour mettre à l’épaule.

LA COUTURIÈRE. Ce sera d’un goût parfait ! (Elle les attache.)

L’ÉPOUSE. Je brends ces rupans roses pour mettre à la corge.

LA COUTURIÈRE, les attachant. Ces deux couleurs se marient à merveille.

L’ÉPOUSE. Ces deux touffes au-dessous… celle-ci à la ceinture…

LA COUTURIÈRE, avec admiration. Ah ! madame la comtesse… quel goût délicieux !

L’ÉPOUSE. Faites en sorte que ce soit touchours pien simple.

LA COUTURIÈRE, attachant les nœuds dans le dos. C’est facile, madame la comtesse.

L’ÉPOUSE. Ch’aime ce qui est simple… Gomment me trufez-fus ?…

LA COUTURIÈRE. Les paroles me manquent… ces demoiselles aussi sont muettes.

L’ÉPOUSE, retournant le carton. Il n’y avait pas peaucoup de rupans, safez-fus, dans fôtre gârton ! (André entr’ouvre la porte de gauche.) Oh Ciel ! une bersonne de l’autre sexe !… ne me guittez bas !

LA COUTURIÈRE. Nous restons auprès de madame la comtesse…

ANDRÉ, entrant. Madame la comtesse… (Il s’arrête comme frappé d’admiration.)

L’ÉPOUSE, à la couturière. Ne me guittez bas… Si ce gentilhomme me manque de respect…

ANDRÉ. Ah ! madame !… béni soit le sort qui m’a permis de pénétrer jusqu’à vous… Je vous cherchais…

L’ÉPOUSE, à la couturière. Il me cherchait, alors, fus safez, allez-fus-en !

LA COUTURIÈRE. Madame la comtesse ne craint pas…

L’ÉPOUSE. Puisqu’il me cherchait… fus gomprenez ?

LA COUTURIÈRE. C’est juste !… Allons, mesdemoiselles…

L’ÉPOUSE. Une autre fois, mettez plus de rupans dans fôtre garton.

LA COUTURIÈRE, sur le seuil. Ah ! quelle robe ! quelle robe ! (Elles sortent toutes les trois en faisant de grandes révérences et des signes d’admiration.)

SCÈNE II.

L’ÉPOUSE, ANDRÉ, costume de ville très-élégant.

L’ÉPOUSE, avec modestie, montrant sa robe. Che fus temante parton te fus recevoir ainsi en nécliché… mais en voyage… et dans une hôtellerie… et puis… s’il y avait eu plus de rupans tans le gârton.

ANDRÉ. Ce que vous avez suffit, madame.

L’ÉPOUSE. Safez-fus ? che fus bermets de paiser le pout te mes doigts avec respect.

ANDRÉ. Mille grâces !… (Il lui baise la main. À part.) Elle est folle… mais je n’ai que ce moyen d’obtenir ce brevet…

L’ÉPOUSE, soupirant. Ah ! chefalier ! chefalier ! fus m’avez gompromise aux yeux de ma gouturière.

ANDRÉ. Compromise !

L’ÉPOUSE, à part. Chefeux noirs ! c’est chistement ma gouleur bréférée !

ANDRÉ. Madame, hier, au bal de la cour, vous m’avez permis de venir vous demander une grâce…

L’ÉPOUSE. Meinherr Cornil Van Zuyp est très-chaloux, safez-fus ?

ANDRÉ. Ne vous inquiétez pas, madame, il s’agit d’une bonne action.

L’ÉPOUSE, désappointée. Ah !… nous passons bour très-charitables tans la famille des gomtes de Pfafferlhoffen…

ANDRÉ. Je sais que par votre position et par la fortune immense de monsieur Van Zuyp, vous avez tout pouvoir à la surintendance… Je voudrais avoir pour une femme bien malheureuse le bureau de poste de Nonancourt, qui est présentement sans titulaire…

L’ÉPOUSE. Safez-fus, chefalier… che ne fais chamais rien pour les femmes.

ANDRÉ. La pitié, belle dame.

L’ÉPOUSE. Che croyais que fus fuliez temanter quelque chose pur fus, chefalier ?

ANDRÉ. Pour moi, j’ai bien des choses à vous dire, madame la comtesse… (À part.) Ah ! diable ! j’oubliais mon personnage. (Haut.) Si vous le permettez, ce soir, je viendrai chercher moi-même le brevet.

L’ÉPOUSE. Safez-fus !… je permets… à gondition que fus avez du respect.

ANDRÉ. Et vous promettez ?

L’ÉPOUSE. Je promets.

ANDRÉ. Ah ! que de grâces, belle dame !… Voici le placet de votre protégée. (Au moment où il se baisse pour prendre congé en lui baisant la main, une servante de l’hôtellerie entre poursuivie par Cornil, qui essaye de lui prendre la taille. Cornil et sa femme se trouvent en face l’un de l’autre. André salue et sort.)

L’ÉPOUSE. Mon mari !

CORNIL, à part. Ma femme ! (À la servante.) Sortez !

L’ÉPOUSE. Et apportez-moi mon chocolat, safez-fus ?… effrontée !

SCÈNE III.

CORNIL, L’ÉPOUSE.

CORNIL. Épouse Van Zuyp, vous voilà enrubannée comme la chasse de saint Abraham, à Maëstricht !… Je vous fais compliment… ce beau jeune homme…

L’ÉPOUSE. La fertu des gomtesses Pfafferlhoffen est au-dessus de fos insinuations, meinherr Cornil…

CORNIL. Je ne trouve point à redire a cela… il faut hurler avec les loups… Pour notre affaire, nous avons besoin de plaire au régent, et le régent n’aime pas les mœurs sévères… Moi-même je tâche de prendre des allures…

L’ÉPOUSE. Fi donc !… Si je voulais, moi, je prendrais bien facilement cette légèreté… ce laisser aller… Monsieur de Champagne m’a tit que ch’afais l’esprit français… Foilà un homme pien élevé, ce monsieur de Champagne… un frai gentilhomme… Mais fous, fous serez tuchurs ein pourchois, meinherr Cornil.

CORNIL. Il s’agit de gagner un million de roubles en livrant le prince Stanislas au czar… Monsieur de Champagne va me faire des amis… j’ai déjà soupé avec des grands seigneurs.

L’ÉPOUSE. Que vous ont-ils dit ?

CORNIL. Ils m’ont demandé si je voulais leur prêter de l’argent.

L’ÉPOUSE. Ça doit être pien choli ein betit souper ?

CORNIL. C’est très-débraillé.

L’ÉPOUSE, à part. J’aimerais bien foir un betit souper… Mais foilà ce cher monsieur de Champagne.

SCÈNE IV.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, en costume de gentilhomme fort recherché.

CHAMPAGNE. Salut à la gloire de la Hollande !… Belle dame, j’agenouille mes respects à vos pieds. (Il salue d’un air évaporé, en jetant le chapeau sous le bras et tournant sur le talon.)

L’ÉPOUSE. Monsieur de Champagne, safez-fus ?… che foudrais foir un betit souper… fus gomprenez ?

CHAMPAGNE. Parfaitement.

CORNIL, à Champagne. Parlons affaires. (Se tournant vers sa femme.) Épouse Van Zuyp…

L’ÉPOUSE. Née gomtesse Pfafferlhoffen !

CORNIL. J’ai de graves intérêts politiques à débattre avec monsieur de Champagne.

L’ÉPOUSE. Je me retire. (Bas à Champagne.) Me l’avez-vous trouvé ?

CHAMPAGNE. Quoi ?

L’ÉPOUSE. Vous savez ?… le petit maître à danser ?

CHAMPAGNE. Oui.

L’ÉPOUSE. De quelle couleur ?

CHAMPAGNE. Blond… tirant sur le roux.

L’ÉPOUSE. Oh ! la gouleur que ch’aime le mieux… Safez-fus ?… monsieur de Champagne, nous fous permettons de nous paiser la main. (Elle sort après de grandes révérences.)

SCÈNE V.

CHAMPAGNE, CORNIL.

CORNIL. Où en sommes-nous ?

CHAMPAGNE. Le prince Stanislas…

CORNIL. L’autre affaire, monsieur de Champagne… l’autre affaire… L’épouse Van Zuyp ne peut plus nous entendre… l’affaire d’amour… la grande affaire !…

CHAMPAGNE, à part. Il a mordu à l’hameçon ! (Haut.) Ce n’est pas le plus pressé, patron.

CORNIL. Si fait !… j’ai parfaitement compris vos idées… Vous m’avez dit qu’il me fallait une maîtresse pour être à la hauteur. À la cour du régent, un homme qui n’a pas de maîtresse est un malheureux !… Comme j’ai beaucoup d’argent, il me faut une maîtresse hors ligne… une perle… un diamant… Vous vous êtes chargé de me trouver cela. (Tressaillant.) Hein !… (Riant.) J’ai cru que c’était l’épouse Van Zuyp !

CHAMPAGNE. Chose promise, chose due…

CORNIL. Alors, vous avez trouvé ?…

CHAMPAGNE. J’ai trouvé la perle, j’ai trouvé le diamant… dans mes voyages.

CORNIL. Oh donc ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc… une jeune fille…

CORNIL. Jolie ?

CHAMPAGNE. Adorable !

CORNIL. Et qui fera parler d’elle ?

CHAMPAGNE. Dès son début.

CORNIL. Et de moi ?

CHAMPAGNE. Par ricochet.

CORNIL. Mais pourquoi l’aller chercher si loin ?

CHAMPAGNE. J’ai mes raisons, vous allez voir… Laissons-là, pour un instant, l’affaire d’amour…

CORNIL. Déjà ?

CHAMPAGNE. Et revenons au jeune prince… Il s’est évadé, il y a trois jours, du château de Bar-le-Duc, où le gouvernement français le retenait prisonnier… La chose est connue à Paris, et le ministre a donné ordre à ses agents d’arrêter Son Altesse.

CORNIL. Bon !…

CHAMPAGNE. Mauvais !… Si le gouvernement du régent cherche à le reprendre, c’est pour le protéger contre nous, contre les tentatives de Pierre-le-Grand ; enfin, c’est pour veiller à sa sûreté, et non le livrer à ses ennemis.

CORNIL. Alors, que faire ?

CHAMPAGNE. Prendre les devants sur la police française… J’ai des hommes dévoués dont je vais tout à l’heure vous montrer un échantillon… Vu le temps qui s’est écoulé depuis son évasion, Stanislas doit nécessairement errer aux environs de Paris… Sa mère réside au château de Saint-Germain-en-Laye… J’ai dressé des embuscades dans la forêt ; s’il tente de se rapprocher de sa mère, il est à nous.

CORNIL. Très-bien !… Monsieur de Champagne, je suis content de vous.

CHAMPAGNE. Je n’ai pas fini… S’il évite mon piége à Saint-Germain, nous le rattraperons à Nonancourt ; cette poste est vacante ; il nous faut là une femme à nous, complètement à nous.

CORNIL. L’avez-vous trouvée aussi, cette femme ?

CHAMPAGNE. Oui !

CORNIL. Dans vos voyages ?

CHAMPAGNE. À Bar-le-Duc.

CORNIL. Encore !… On trouve donc tout à Bar-le-Duc ?

CHAMPAGNE. Une gaillarde résolue, avare, égoïste… elle s’en vante à tout propos… une femme qui n’a plus rien au monde… (à part) grâce à moi… (haut) et qui est en position de vendre son âme au plus offrant !

CORNIL. Un trésor en un mot !

CHAMPAGNE. Un trésor… J’ai écrit à cette femme de venir à Paris sur-le-champ, à l’hôtellerie de la Belle Hollandaise, où nous sommes, et je lui ai promis la poste de Nonancourt… Ai-je trop préjugé de votre crédit ?

CORNIL. J’aurai le brevet ce soir.

CHAMPAGNE. Le joli de l’histoire, c’est que le trésor et la perle sont sœurs !

CORNIL. En vérité !

CHAMPAGNE. Avec ce brevet, nous faisons d’une pierre deux coups… Nous avons Rosalie… la sœur aînée, qui nous livrera le prince, et Minon, la sœur cadette, dont la beauté ingénue vous prêtera le relief galant qui vous manque.

CORNIL. C’est parfait !

CHAMPAGNE. Mais… je vous ai promis de vous montrer un échantillon de mes hommes. (Il sonne.)

CORNIL. Ce sont des coquins, vos hommes ?

CHAMPAGNE. Déterminés !

CORNIL. Tant mieux ! il faut cela pour pousser l’affaire.

CHAMPAGNE, à un domestique. Faites monter ces deux braves gens qui attendent dans le vestibule.

CORNIL. Oui, faites monter !… Ah ! ah ! si on m’eût dit, là-bas, en Hollande, que j’aurais frayé un jour avec des malfaiteurs… (Avec orgueil.) J’ai fait bien du chemin… j’ai la conscience d’avoir fait bien du chemin…

SCÈNE VI.

LES MÊMES, ROBIN, MOREL.

CHAMPAGNE. Patron, je vous présente l’ami Robin et l’ami Morel, vos dévoués serviteurs.

ROBIN. Pour le dévouement, voyez-vous…

MOREL. Ah ! quant à ce qui est de ça… voilà !…

CORNIL, les lorgnant. Ils sont laids… ils sont très-laids…

CHAMPAGNE. Pour ce qu’ils ont à faire…

CORNIL. C’est juste !

CHAMPAGNE. Patron, adressez-leur quelques paroles bienveillantes, pour qu’ils encouragent leurs camarades.

CORNIL, se posant. Volontiers. Hein ! hein !! hein !!! mes amis, je suis venu à Paris pour gagner de l’argent… Je suis riche… j’ai vingt-huit vaisseaux dans les mers de l’Inde… j’ai des comptoirs… j’ai des pêcheurs, j’ai des factoreries… mais je veux encore gagner de l’argent… gagner beaucoup, dépenser peu ; tel est le but de l’homme sur la terre… Tenez ! (Il leur jette sa bourse.) Ayez de l’économie et servez-moi bien… (À Champagne) Est-ce cela ?

CHAMPAGNE. C’est plus qu’éloquent, c’est sublime.

CORNIL. J’étais taillé pour parler en public… je vais travailler pour le brevet… À bientôt ! (Il sort.)

SCÈNE VII.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL, saluant la porte par où Cornil est sorti.

CHAMPAGNE, ROBIN, MOREL. Bonsoir, monseigneur.

CHAMPAGNE, baissant la voix. Quoi de nouveau ?

ROBIN. Celui que nous poursuivons est à Paris.

CHAMPAGNE. Vous en êtes sûrs ?

ROBIN. Je l’ai vu.

MOREL. Moi aussi…

CHAMPAGNE. Seul ?

ROBIN. Non pas… avec monsieur André, notre ancien patron…

MOREL. Cinq gentilshommes de son pays et une douzaine de mousquetaires du roi se sont réunis hier soir aux Porcherons, sous la présidence du marquis de Lauzun… André de Rieux et le prince Stanislas y étaient.

ROBIN. On a bu du champagne… on a crié vive Charles XII.

CHAMPAGNE. Et l’itinéraire du prince ?

ROBIN. Toujours le même, Saint-Germain, Nonancourt, etc.

CHAMPAGNE. C’est bien !

ROBIN. Il y a quelque chose qui n’est pas bien.

CHAMPAGNE. Quoi donc ?

ROBIN. La femme de Bar-le-Duc… l’aubergiste…

MOREL. Mademoiselle Rosalie Valentin…

CHAMPAGNE, vivement. Est-ce qu’elle serait aussi à Paris ?

ROBIN. Juste !

CHAMPAGNE. Bravo !

ROBIN. Comment, bravo !… si elle me reconnaissait…

CHAMPAGNE. Elle n’a vu que toi, tu l’éviteras… celle-là vaut pour nous son pesant d’or… Robin, je te charge de surveiller le prince… Morel, tu feras en sorte que la femme de Bar-le-Duc vienne dans cette hôtellerie… Allez, mes mignons, vous ferez fortune, c’est moi qui vous le dis, avec ce gros Hollandais… tenez bien la piste ; je réponds du reste…

ROBIN. Quand faudra-t-il rejoindre nos gens dans la forêt de Saint-Germain ?

CHAMPAGNE. Je vous verrai ce soir au cabaret de Saint-Merry.

ROBIN. Alors, à ce soir…

MOREL. À ce soir ! (Ils sortent.)

SCÈNE VIII.

CHAMPAGNE seul, puis UN DOMESTIQUE.

CHAMPAGNE. Il paraît qu’il y a un homme sous la peau épaisse de ce marchand hollandais… Ce meinherr Cornil s’est enflammé avant même d’avoir vu la petite… Tubleu ! sur les deux millions, meinherr Cornil comptait me donner cent mille livres… Je préfère prendre l’entreprise à mon compte et ne lui rien donner du tout…

LE DOMESTIQUE. Madame la comtesse désirerait parler à monsieur de Champagne.

CHAMPAGNE. J’y vais. (Le domestique sort.) Cette épouse Van Zuyp a pour moi trop d’amitié.

LE DOMESTIQUE, rentrant. Madame la comtesse est très-pressée.

CHAMPAGNE. J’y vais, j’y vais. (Il sort. On a vu André reparaître au fond du théâtre, et regarder Champagne avec attention.)

SCÈNE IX.

ANDRÉ, seul, suivant des yeux Champagne qui vient de disparaître.

Je ne me trompe pas, cet homme, c’est bien celui qui m’a été désigné par mes amis, c’est l’âme damnée de messire Van Zuyp. Tous deux sont en lutte avec moi sans me connaître, je l’espère. Tous deux ont juré de perdre le prince… Je le sauverai, moi, malgré tous ses ennemis et malgré lui-même s’il le faut. L’imprudent ! que fait-il en ce moment ? Il oublie à Saint-Germain, près de sa mère, le danger qui le menace ; sa tête mise à prix par la Russie, le fer des assassins prêt à le frapper dans l’ombre… Oh ! j’irai le rejoindre, l’emmener, exiger qu’il parle, dès que je me serai assuré, au moyen de ce brevet que j’attends, que m’a promis cette ridicule comtesse, des intelligences a la poste de Nonancourt.

LA VOIX DE BONAVENTURE, sous la fenêtre. N’ayez pas peur, j’ai bon dos, la bourgeoise.

ANDRÉ. La bourgeoise ! je connais cette voix-là… (Il va regarder à la fenêtre.) Bonaventure… et près de lui l’aubergiste de Bar-le-Duc et sa sœur ! Minon, toujours charmante… Mais je n’ai pas encore ce brevet… et puis on ne doit pas me voir sous ce costume… Sauve qui peut ! (Il s’en va par la droite.)

SCÈNE X.

ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

ROSALIE, entrant. Je n’en puis plus !… (Minon semble accablée de fatigue. Bonaventure est surchargé de paquets, de valises ; il tient son parapluie à la main. Rosalie regarde autour d’elle.) C’est beau, ici, ça doit être cher !…

MINON. Ah ! que je suis lasse !…

BONAVENTURE. Ce pavé de Paris vous râpe la plante des pieds… Faut-il déposer les effets, la bourgeoise ?…

ROSALIE. Pas encore. (Bonaventure reste chargé.) On m’a dit de venir ici et que j’y trouverais mes protecteurs… car j’ai reçu deux lettres… deux… qui me promettent le bureau de poste de Nonancourt.

BONAVENTURE. Deux lettres de la même main ?…

ROSALIE. Non, deux écritures différentes.

BONAVENTURE. Et vous les connaissez ?… c’est drôle, ça ! Ah ! oui, la bourgeoise !

MINON, à part. Il m’avait semblé le voir à la fenêtre… Je crois le voir partout… je deviens folle !…

ROSALIE. Enfin je me suis décidée à partir ! et ma foi ! j’ai tout vendu… là-bas, la maison et les meubles… Ça me faisait mal, quoi, de voir la porte de la chambre du père… et la fenêtre par où avait passé l’assassin… Mon pauvre père ! ah ! c’est moi, c’est moi qui l’ai tué en donnant asile à ce misérable mendiant, son meurtrier sans doute… et depuis, impossible de retrouver cet homme ; impossible… Enfin, je ne pouvais plus vivre dans cette malheureuse maison… j’ai fait un paquet de mes nippes, et me voilà… jamais embarrassée, moi !

BONAVENTURE. Quant à ça, non, la bourgeoise.

ROSALIE. Il y en a qui seraient embarrassées avec mes charges… car j’ai emporté mes charges… là, avec moi.

BONAVENTURE. Moi aussi, j’ai mes charges…

ROSALIE. La vieille tante Catherine…

BONAVENTURE. Et les petits… toujours bonne, la bourgeoise.

ROSALIE. Ah ça, il n’y a donc personne ici ? je voudrais demander une chambre, pas chère…

MINON. Voici quelqu’un.

BONAVENTURE. C’est du beau monde, la bourgeoise…

SCÈNE XI.

LES MÊMES, CHAMPAGNE, CORNIL, L’ÉPOUSE.

CHAMPAGNE, à Cornil. Voici la jeune personne…

CORNIL. Elle est belle !… (Il lorgne Minon.) Très-belle !

ROSALIE, à Bonaventure, en montrant Champagne. Est-ce que je n’ai pas vu ce seigneur-là quelque part ?…

BONAVENTURE. Chez nous, à Bar-le-Duc.

L’ÉPOUSE, à Champagne. Safez-fus ?… ce garçon-là… j’aime peaucoup la couleur de ses cheveux…

BONAVENTURE, à Rosalie. Venez, madame Valentin… car il faut vous faire appeler madame, là-bas, à la poste.

ROSALIE, étonnée. À la poste ?

CHAMPAGNE. Nous sommes de vieilles connaissances, madame Valentin… Je vais vous remettre votre diplôme.

ROSALIE. C’est donc vous qui m’avez écrit ?

CHAMPAGNE. Moi-même.

ROSALIE, défiante. Et pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

CHAMPAGNE. Venez, vous le saurez. (Il fait un signe à Cornil.)

ROSALIE. Soit ; viens, Minon.

CORNIL, sortant le dernier. Quelle taille !… En Hollande, les femmes ne ressemblent pas à cela.

L’ÉPOUSE, à Bonaventure, qui veut sortir aussi. Restez, safez-fus !

SCÈNE XII.

L’ÉPOUSE, BONAVENTURE.

BONAVENTURE. Laissez-moi donc, vous !… Je veux allez avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE, le retenant par le parapluie qu’il tient à la main. Fus gombrenez… j’ai à fus barler… Je fus ai remargué.

BONAVENTURE. Ça ne fait rien, laissez-moi partir.

L’ÉPOUSE, à part. C’est ein garçon plein d’innocence ! (Haut.) Fulez-fus être mon chasseur ?

BONAVENTURE. Qué qu’ c’est qu’ ça ?

L’ÉPOUSE. C’est ein choli garçon qui monte derrière la foiture.

BONAVENTURE. J’veux aller avec la bourgeoise.

L’ÉPOUSE. La pourgeoise, la pourgeoise… Recartez ma robe ?

BONAVENTURE. Oh ! la drôle d’attifate, tout de même… C’est une Auvergnate.

L’ÉPOUSE. Fulez-fus être mein chasseur ?

BONAVENTURE. Est-é’ drôle, c’te Savoyarde.

L’ÉPOUSE. Gomtesse Pfafferlhoffen… de Prusse !

BONAVENTURE. Faites-moi place… comtesse Fanferluchen !… Ah ! mais j’cours après la bourgeoise !… Laissez-moi donc, Andalouse… (Il lui laisse son parapluie dans la main, et s’enfuit.)

SCÈNE XIII.

L’ÉPOUSE, seule.

Il m’a laissé son barapluie tans la main. (Tirant une lettre de son sein.) Mais j’ai de quoi m’en gonsoler. Le cheune homme brun m’a écrit. Voyons ce qu’il me dit. Il me demande de remettre le brevet à Rosalie Valentin, qui est dans cette auberge. Je gomprends, elle est là. La voici… Je vais brononcer quelques baroles pleines de dignité on lui remettant son brevet.

SCÈNE XIV.

L’ÉPOUSE, ROSALIE, MINON, BONAVENTURE.

ROSALIE, entrant tenant un parchemin. Je le tiens, ce cher brevet, le voilà… Je ne sais pas pourquoi on est venu me le jeter à la tête ; mais c’est égal, le voilà !… Maîtresse de poste à Nonancourt !…

MINON. Ma sœur !…

BONAVENTURE. La bourgeoise…

ROSALIE. C’est bien, je vous connais… oh ! je vous connais… Il me vient du bonheur, vous allez me caresser, pardi…

BONAVENTURE. Ah ! qu’est-ce que vous dites là ?…

ROSALIE. Vous valez mieux que les autres, n’est-ce pas ? (Avec ironie.) Aussi, soyez tranquille, je crois à votre affection. (Elle rit.) Oui, oui… (L’Épouse s’est approchée d’elle et lui touche légèrement l’épaule.) Hein ! Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que c’est que cette dame-là ?…

L’ÉPOUSE, à Rosalie, Matame !

ROSALIE. Madame !

L’ÉPOUSE. Il est acréâble de rébandre et de bratiquer des pienfaits autour de soi… gomme le soleil, astre du chur, vous gomprenez ? qui réchauffe les féchétaux et les insecdes, fus savez ? Voilà le brefet qui vous sauvera de l’infortune.

ROSALIE. Le brevet ! C’est le second.

BONAVENTURE. Il en pleut.

L’ÉPOUSE. Pas de remercîment, ma régombense est tans mon gœur. (À part.) Ch’aurais fulu que le cheune homme prun pût m’entendre…

ROSALIE, étonnée. Merci, madame…

L’ÉPOUSE, s’éloignant fièrement. Je me sustrais à votre regonnaissance !

BONAVENTURE, l’arrêtant. Redonnez-moi mon parapluie, vous, Écossaise !

SCÈNE XV.

LES MÊMES, moins L’ÉPOUSE ; puis ANDRÉ, puis CHAMPAGNE.

ROSALIE. Deux brevets !… Pourquoi deux brevets ?

BONAVENTURE. C’est drôle tout de même ; la bourgeoise, j’ai r’eu mon parapluie !

ROSALIE. Bah ! ça prouve que j’avais plus d’un protecteur !

BONAVENTURE. C’est certain… (Caressant son parapluie.) J’avais peur de ne pas le ravoir. (André paraît sur la porte en costume de postillon.)

MINON, l’apercevant. Ah !

ROSALIE. Qu’as-tu, toi ?

MINON. Rien, ma sœur.

BONAVENTURE, apercevant André. Oh ! le braconnier qui est devenu postillon !

MINON, à part. Tout à l’heure, à la fenêtre, il avait un habit de gentilhomme.

ANDRÉ, s’avançant rondement. Salut, la bourgeoise… Ce garçon-là dit vrai ; de braconnier je me suis fait postillon ; et si vous voulez, je serai des vôtres à la poste de Nonancourt.

ROSALIE. Vraiment !… (À Bonaventure et Minon.) Qu’en dites-vous, vous autres ?

BONAVENTURE, vivement. Moi, je dis que je ne l’engagerais pas. (À part.) Il est trop bien !

ROSALIE. Et toi, Minon ? (André fait des signes suppliants à Minon.)

MINON, avec effort. Je suis du même avis que Bonaventure.

ROSALIE. Tiens, tiens… (Elle s’approche d’André et le toise.) Puisque tout le monde est d’avis de ne pas engager ce garçon-là… moi, je l’engage.

ANDRÉ. À la bonne heure ! Merci, la bourgeoise.

MINON, à part. J’ai fait ce que j’ai pu, ce n’est pas ma faute.

ROSALIE, à André. Allons, partons pour Nonancourt !… C’est toi qui nous conduiras.

ANDRÉ. Oui, la bourgeoise.

ROSALIE. Il faudra marcher droit…

ANDRÉ. On marchera droit, la bourgeoise.

TOUS. En route ! en route !

CHAMPAGNE, paraissant au fond, à part. Le chevalier de Rieux en postillon !… Moi, sans changer de costume, je lui prendrai son maître et sa maîtresse. (Préparatifs de départ.)