La Bourgeoise ou Les Cinq auberges/Acte V

Librairie théâtrale (p. 13-16).


ACTE V.

L’auberge de la Tête-Noire, à Quillebœuf. Galerie au fond, derrière laquelle on voit des navires à l’ancre.



SCÈNE PREMIÈRE.

CHAMPAGNE, seul. Il écrit devant une table sur laquelle sont deux pistolets.

Je n’aurais jamais cru que ce petit prince Stanislas pût me conduire si loin !… Mais qu’importe ? ma dernière partie est gagnée d’avance… Vivent les grands moyens ! (Il écrit.) On est heureux en vérité d’avoir fait un peu de tout en sa vie… Si je n’avais pas été valet de chambre du traitant l’Ermitage, qui contrefaisait si parfaitement la signature du contrôleur, j’ignorerais probablement cet art ingénieux de faire parler les gens sans qu’ils s’en doutent… (Il pose sa plume.) Car j’ai été valet de chambre, moi !… et pis que cela !… je crois que j’ai reçu des coups de canne. (Il tâte son épaule.) J’en suis même sûr ! (Reprenant la plume.) Vertubleu ! gare à mes laquais quand je vais être millionnaire… Je sais par expérience comment on rosse la maraudaille ! (Écrivant, regardant ses papiers à distance.) Là !… j’y serais presque trompé moi-même !… Monsieur le lieutenant de police n’imiterait pas mieux sa propre signature ! (Il prend ses pistolets.) Et ceci ?… est-ce en état ? (Il tire sa poire à poudre et renouvelle les amorces.) Holà ! quelqu’un ! (Il cache les pistolets sous les revers de son habit.) Mon ami Champagne… vous risquez votre tête, cette fois… Tenez bien vos cartes… et jouez serré !

SCÈNE II.

CHAMPAGNE, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE. Voilà, monsieur.

CHAMPAGNE. La mer est basse ?…

L’AUBERGISTE, à la fenêtre. Elle baisse…

CHAMPAGNE, montrant le port. À quelle heure une de ces barques pontées pourrait-elle appareiller ?

L’AUBERGISTE. Est-ce pour aller loin ?

CHAMPAGNE. Des réponses, s’il vous plaît, l’ami, et pas de questions.

L’AUBERGISTE. Nous sommes dans la morte eau, il faut attendre le plein… Vers deux heures après midi, on peut mettre à la voile.

CHAMPAGNE. C’est bien…

L’AUBERGISTE Est-ce tout ce que veut monsieur ?

CHAMPAGNE. Non… je veux savoir s’il y a un juge, un bailli, un prévôt… enfin quelque chose, dans ce petit pays…

L’AUBERGISTE. Comment, petit pays ! La cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. L’ami, je vous demande s’il y a un juge, un prévôt, un bailli…

L’AUBERGISTE. Il y a de tout cela, monsieur… et le bailli déjeune juste même dans une salle à manger… Si vous voulez le voir.

CHAMPAGNE. Je ne vais pas trouver les baillis, mon garçon… ce sont les baillis qui viennent me trouver.

L’AUBERGISTE, à part. Peste !… C’est un grand personnage !

CHAMPAGNE. Allez lui dire qu’il vienne, et sur-le-champ !

L’AUBERGISTE. Il suffit, monseigneur.

SCÈNE III.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

CHAMPAGNE, seul. À deux heures la marée… nous avons le temps…

L’AUBERGISTE, menant le bailli. Croyez-moi, demandez-lui ses papiers… (Il sort.)

LE BAILLI. Monsieur…

CHAMPAGNE. C’est vous qui êtes le bailli de Quillebœuf ?

LE BAILLI, fièrement. J’ai, monsieur, cet honneur… et je veux savoir…

CHAMPAGNE. Avez-vous entendu parler de l’abbé Dubois… le meilleur ami du régent ?

LE BAILLI. Je crois bien ! veuillez me dire, s’il vous plaît…

CHAMPAGNE. Savez-vous quel est le meilleur ami de l’abbé Dubois ?

LE BAILLI. Non, mais je suis d’avance son zélé serviteur, monsieur, de tout mon cœur… Ayez l’obligeance de me dire…

CHAMPAGNE. Connaissez-vous le seing de monsieur le lieutenant de police ?

LE BAILLI. Monsieur, je le connais… c’est mon état… et je le vénère. C’est mon opinion… mais cela ne m’interdit pas de vous demander…

CHAMPAGNE, lui présentant un papier. Lisez ceci.

LE BAILLI, mettant ses lunettes. Ordre de prêter main-forte et d’obéir aveuglément à meinherr Cornélius Van Zuyp… (Regardant Champagne par-dessus ses lunettes.) Ce nom me semble avoir une physionomie étrangère.

CHAMPAGNE. C’est le nom d’un Hollandais qui possède vingt-huit vaisseaux marchands dans les mers de l’Inde, trois comptoirs en Europe, cinq factoreries au Bengale, une douzaine d’habitations aux Antilles, des pêcheries à Saint-Pierre et Miquelon, etc., etc., etc.

LE BAILLI. Ce doit être un Hollandais bien à son aise !…

CHAMPAGNE. C’est de plus le meilleur ami de l’abbé Dubois, qui est le meilleur ami de monseigneur le régent.

LE BAILLI. Je vous répète que je suis, monsieur, son serviteur de tout mon cœur… Est-ce vous ?

CHAMPAGNE. Non… mais je suis son bras droit et son factotum.

LE BAILLI. L’ordre est positif… commandez, monsieur, commandez… le bailli de Quillebœuf a toujours mis l’obéissance au rang de ses vertus.

CHAMPAGNE. Meinherr Cornil va venir.

LE BAILLI. De sa propre personne, monsieur ?…

CHAMPAGNE. Avec la comtesse Pfafferlhoffen, son épouse.

LE BAILLI. Sa propre épouse, monsieur ?

CHAMPAGNE. Aussi noble qu’il est riche… dernier rejeton des comtes Pfafferlhoffen, électeur de Bottorf… cousine issue de germaines du prince souverain de Lippe-Rottembourg.

LE BAILLI. Ah ! quel honneur, monsieur, pour la cité de Quillebœuf !

CHAMPAGNE. Rendez-vous digne de cet honneur… Ils poursuivent des coupables… un prisonnier d’État…

LE BAILLI. J’ai compris, monsieur.

CHAMPAGNE, confidentiellement. Le prince Stanislas de Pologne… a ses affidés.

LE BAILLI. Chut ! monsieur, j’ai compris !

CHAMPAGNE. Deux jeunes gens et une jeune fille.

LE BAILLI. Une jeune fille et deux jeunes gens… Monsieur, j’ai compris.

CHAMPAGNE. Si les fugitifs arrivent les premiers…

LE BAILLI. Coffrés, monsieur.

CHAMPAGNE. C’est cela, monsieur le bailli, on saura à Paris que vous êtes un homme intelligent.

LE BAILLI. Énergique et sobre, monsieur, et qui désirerait de l’avancement.

CHAMPAGNE. Comptez sur moi.

LE BAILLI. Ou même une simple augmentation d’honoraires.

CHAMPAGNE. Si je suis content de vous… je ne vous en dis pas plus long… Je cours au port, fréter une barque pontée… À bientôt.

LE BAILLI. Au port ? (Ouvrant une porte à droite.) Par là, monsieur, par là, vous y serez beaucoup plus vite… À bientôt, monseigneur.

CHAMPAGNE. Songez que vous me répondez du prince Stanislas sur votre tête ! (Il sort.)

SCÈNE IV.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, entrant. Lui avez-vous demandé ses papiers ?

LE BAILLI. Un pareil personnage !… un ami de l’ami de l’abbé Dubois, et de la cousine issue de germaine du prince souverain de… enfin, n’importe !… Si je pouvais opérer cette importante capture ! quelle gloire !

L’AUBERGISTE, regardant par la fenêtre. Monsieur le bailli, vous êtes né coiffé.

LE BAILLI. Parce que…

L’AUBERGISTE. Si j’ai bien entendu pendant que j’étais là aux écoutes…

LE BAILLI. Ah ! vous étiez là aux écoutes… monsieur Célestin ?

L’AUBERGISTE. Par intérêt pour vous… je ne pouvais pas vous laisser seul avec un inconnu… Si j’ai bien entendu, il s’agit de deux jeunes gens et d’une jeune fille.

LE BAILLI. Précisément.

L’AUBERGISTE. Alors ce sont eux !… dans la cour… tenez !

LE BAILLI, à la fenêtre. En effet… ce sont eux… lequel est le prince ? Laisse-les monter, Célestin !… garde-les à vue ! Tu m’en réponds sur ta tête !… Va… va… fais mettre sur pied les hallebardiers du bailliage ! Va, Célestin c’est le plus beau jour de ma vie !

L’AUBERGISTE. Les voilà !

SCÈNE V.

LE BAILLI, ANDRÉ, MINON.

ANDRÉ, à la cantonade. Nous resterons seulement jusqu’à l’heure de la marée… veillez à ce que la chambre de notre… compagnon soit bien close et qu’il ne soit point dérangé… il a besoin de repos.

L’AUBERGISTE. Ils ne sont que deux !

LE BAILLI. Va, Célestin, s’il en est temps encore, va faire arrêter le troisième.

L’AUBERGISTE. Oui, monsieur le bailli. (Il sort.)

MINON, se laissant tomber sur un siége. Quand je pense à ma sœur, je voudrais être morte !

ANDRÉ. Minon… cela me navre de vous voir triste et découragée… mais je vous aime tant !… vous voir pleurer sans cesse.

MINON. André, vous me protestez de la pureté de vos intentions… je voudrais vous croire… mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

ANDRÉ. La présence du prince…

MINON. Mais à présent nous sommes seuls.

ANDRÉ. Quelques mots suffiront à ma justification…

LE BAILLI, se rapprochant. Ce sont évidemment deux êtres de l’espèce la plus dangereuse !…

ANDRÉ, l’apercevant. Que veut cet homme ?

LE BAILLI. J’ai l’honneur d’être, monsieur, le bailli de la cité de Quillebœuf.

ANDRÉ. Monsieur !…

LE BAILLI. L’affaire de votre complice est faite.

ANDRÉ. Que dites-vous ? notre complice ?

LE BAILLI. J’ai la réputation, monsieur, d’être un homme sobre, énergique et intelligent… Je vous arrête au nom du roi.

ANDRÉ. C’est une méprise.

LE BAILLI. Ainsi que cette jeune personne.

ANDRÉ. Je suis gentilhomme, monsieur.

LE BAILLI. Monsieur, je suis bailli, mes hallebardiers sont sous les armes… toute résistance est impossible.

SCÈNE VI.

LES MÊMES, L’AUBERGISTE.

L’AUBERGISTE, arrivant essoufflé. Chaud ! chaud ! les voilà !

LE BAILLI. Plus de calme, Célestin… de qui parlez-vous ?

L’AUBERGISTE. L’homme qui a vingt-huit comptoirs… des vaisseaux… des cannes à sucres… et la comtesse son épouse ; ils sont là !

ANDRÉ, à part. Cornil !… nous sommes perdus !

LE BAILLI. N’ajoutez pas une parole, Célestin ; j’ai compris… qu’avez-vous fait du prince ?

L’AUBERGISTE En prison !

LE BAILLI. Qu’ils aillent le rejoindre… Jeune homme, et vous, jeune fille, suivez ce fonctionnaire. (Un hallebardier est entré.)

MINON, à André. Si vous résistez… on vous éloignera du prince…

ANDRÉ, au bailli. Nous sommes prêts.

LE BAILLI. Allez, hallebardiers… que vos compagnons veillent… Allez ! (Ils sortent)

SCÈNE VII.

LE BAILLI, L’AUBERGISTE, ROSALIE, BONAVENTURE.

LE BAILLI, se confondant en saluts. Monseigneur, et vous, madame… Salue, Célestin !

L’AUBERGISTE. Monseigneur !

ROSALIE, brusquement. C’est bon ! (elle passe) est-ce que ceux-là se moquent de moi ?

BONAVENTURE, passant. Comme ils nous regardent !…

LE BAILLI, à l’aubergiste. Célestin ?

L’AUBERGISTE. Monsieur le bailli ?

LE BAILLI. Comme c’est original, ces étrangers ! ça voyage toujours incognito… mais nous ne nous laissons pas prendre à cela, nous autres.

L’AUBERGISTE. Oh ! que nenni !

BONAVENTURE, bas. Ils chuchotent… ça n’est pas bon signe !

ROSALIE, bas. Il faut payer de sang-froid. (Haut et brusquement.) Lequel d’entre vous est l’aubergiste ?

L’AUBERGISTE. C’est moi, madame.

ROSALIE. Avez-vous déjà reçu des voyageurs ce matin ?

LE BAILLI, s’avançant. S’il plaît à votre seigneurie.

ROSALIE. Vous, on ne vous parle pas.

BONAVENTURE, à part. Comme elle les mène !

LE BAILLI. Pardonnez-moi si j’insiste… (Avec mystère.) Je sais tout !

BONAVENTURE. Il sait tout !

ROSALIE. Que savez-vous ?

LE BAILLI. Tout, madame la comtesse.

ROSALIE. Hein ! madame la comtesse !

BONAVENTURE. Il a dit madame la Comtesse !

LE BAILLI. Et vous pouvez donc me donner des ordres, vous êtes certaine d’être obéie.

ROSALIE. Obéie ! Des ordres !

LE BAILLI. Que vous gardiez ou non votre incognito, illustre seigneur et puissante dame, en ma qualité de bailli de Quillebœuf, l’ancienne Henricopolis, capitale du Rémois, permettez-moi de vous offrir mes purs et bien sincères hommages.

L’AUBERGISTE. Et souffrez que j’y joigne…

LE BAILLI. Moins de paroles, Célestin… les grands n’aiment pas les longues harangues. (À Bonaventure.) Ils sont en notre pouvoir.

BONAVENTURE. Parlez à la bourgeoise.

LE BAILLI, étonné. La bourgeoise ! (Se ravisant.) Bien ! bien ! c’est la manière en Hollande. (À Rosalie.) Ils sont en notre pouvoir.

ROSALIE. Qui ça ?

LE BAILLI. Eh ! mais… les fugitifs… nous avons exécuté les ordres de ce haut personnage… votre factotum… votre bras droit… qui est sur le port en ce moment pour fréter la barque pontée qui doit emmener le prince Stanislas mort ou vif.

ROSALIE, à part. Champagne ! (À Bonaventure.) Je comprends tout !

ROSALIE. Ils nous prennent pour le Hollandais Cornil et sa femme.

BONAVENTURE. Pas possible !

ROSALIE, au bailli. Qu’avez-vous fait des fugitifs ?

LE BAILLI. En prison !

ROSALIE. Où est la prison ?

LE BAILLI. Ici même, madame la comtesse.

ROSALIE. Comment, ici, dans cette hôtellerie ?

LE BAILLI, à Bonaventure. Monseigneur est antiquaire ?

BONAVENTURE. Plaît-il ? quoi que je suis ?

ROSALIE. Au fait, s’il vous plaît, et ne vous occupez pas de monseigneur.

LE BAILLI, à part. Il n’a pas l’air d’un tyran, cet homme-là. (Haut.) Madame la comtesse, la citadelle de Quillebœuf était bâtie précisément à la place où nous sommes… c’est un fait historique, curieux et qui donne une certaine couleur à l’auberge de la Tête-Noire… Il reste une tour en assez bon état de réparation, que nous louons à Célestin… Célestin, c’est l’aubergiste… pour servir de prison municipale… Si, par son crédit à la cour, madame la comtesse pouvait nous obtenir quelques fonds pour bâtir une prison plus convenable…

ROSALIE. Nous verrons cela. Y a-t-il un cachot bien fermé dans votre prison ?

LE BAILLI. Il y en a un admirable comme antiquité.

ROSALIE. Supposons qu’on veuille y pénétrer du dehors ?

LE BAILLI. Pour délivrer le prisonnier ? Impossible. Ce sont ces bonnes vieilles serrures… une fois qu’on a donné le tour de clef… il faudrait du canon pour enfoncer la porte.

ROSALIE. C’est bien !

BONAVENTURE, à part. Est-ce qu’elle a du canon ?

ROSALIE. Vous avez de la maréchaussée dans cette ville ?

LE BAILLI. Six vétérans et un brigadier.

ROSALIE. Où se tiennent-ils ?

LE BAILLI. À l’autre bout de la rue.

ROSALIE. Appelez, et qu’on fasse venir en ma présence la jeune fille avec le prisonnier, qui a nom André.

LE BAILLI. Madame la comtesse, je vais aller vous les chercher moi-même.

ROSALIE. Monsieur le bailli, votre zèle sera récompensé… écoutez bien mes instructions… Vous allez enfermer l’autre prisonnier… le prince Stanislas… dans ce bon et solide cachot, dont vous m’avez parlé.

LE BAILLI. Oui, madame la comtesse.

ROSALIE. Vous m’en apporterez la clef… ou plutôt j’irai fermer la porte moi-même.

LE BAILLI, à part. Une femme de précaution. (Haut.) Quand madame la comtesse voudra descendre à la prison, voici la porte de l’escalier. (Il montre la porte de droite.) Je vais chercher les prisonniers.

ROSALIE. Allez, et que personne ne vienne nous déranger. (À Bonaventure.) Mais parle donc, toi.

BONAVENTURE. Allez !… et que personne ne vienne nous déranger.

LE BAILLI, à part. L’illustre seigneur a daigné ouvrir la bouche. (À l’aubergiste.) Précède-moi, Célestin. (Il sort.)

SCÈNE VIII.

ROSALIE, BONAVENTURE.

ROSALIE. J’ai donc l’air d’une comtesse, moi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Vous ! Ah ! la bourgeoise ! quand vous voulez… vous avez l’air d’une reine !…

ROSALIE. Allons, puisqu’on nous prend pour le Hollandais et sa femme, laissons faire.

BONAVENTURE. Comment ! vous voudriez ?

ROSALIE. Puisqu’on veut nous obéir malgré nous… commandons…

BONAVENTURE. Mais ce Champagne qui va revenir.

ROSALIE. Précisément… il faut être en mesure avant son retour… On vient ! Ce sont nos fugitifs… c’est elle, c’est ma sœur !

BONAVENTURE, hésitant. Eh bien ! êtes-vous encore en colère contre elle ?

ROSALIE. Certainement, très en colère ! Ah ! mon Dieu !… comme elle est pâle !

SCÈNE IX.

ANDRÉ, ROSALIE, BONAVENTURE, MINON.

MINON. Ma sœur !

ROSALIE. Viens ici.

ANDRÉ. Laissez-moi vous expliquer, madame…

ROSALIE, à Minon. Viens ici, et dis-moi sur-le-champ, dis-moi… Non, non, embrasse-moi d’abord… je te gronderai ensuite… Je n’ai douté de toi qu’un seul instant… une minute de plus, je devenais folle.

MINON. Ma sœur !…

ROSALIE, la repoussant doucement et marchant vers André. Quant à vous… vous êtes un homme… vous avez joué votre rôle méchant et lâche.

MINON, s’élançant. Oh ! ma sœur !

ROSALIE. N’est-ce pas lui qui t’a enlevée ? Qu’il réponde.

ANDRÉ. Je vais répondre, madame, et vous regretterez vos paroles… J’aime Minon…, mais je sais qu’elle vous appartient, parce que vous avez été pour elle plus qu’une mère… Je savais que d’autres avaient fait dessein de vous ravir votre chère enfant.

ROSALIE. Est-il possible ?

ANDRÉ. J’avais entendu le plan, j’avais vu briller l’or qui était le prix du marché… Mon serment me commandait de partir… Minon restait sans défense contre l’homme qui l’avait vouée d’avance au déshonneur.

ROSALIE. Dans tout marché, il y a celui qui achète et celui qui vend.

ANDRÉ. L’acheteur a nom Cornil, le vendeur est ce Champagne.

ROSALIE. L’infâme !

ANDRÉ. J’ai rassemblé tout mon courage… car il fallait braver les pleurs de celle que j’aime ; je l’ai enlevée, madame, je l’ai enlevée pour lui garder son honneur et son bonheur… je l’ai enlevée pour vous la rendre pure, sans tache… et si vous êtes maintenant dans les bras l’une de l’autre… toutes deux souriantes… heureuses toutes deux, c’est que je ne suis ni méchant ni lâche, comme vous le dites, madame, et que j’ai eu le bonheur de jouer mon rôle d’homme, mon beau et simple rôle d’honnête homme.

ROSALIE. Qu’en dis-tu, toi, Bonaventure ?

BONAVENTURE. Dame !… je dis que…

ROSALIE. Tu dis que j’ai tort, n’est-ce pas ? J’ai tort partout, c’est clair ! Jour de Dieu ! je sauverai désormais le prince ou j’y perdrai mon nom ! Le temps passe… Savez-vous quelque chose ?

ANDRÉ. Beaucoup de choses… D’abord, Champagne a présenté au bailli un faux ordre de la cour, et le bailli fera pendre le prince si on le lui commande.

ROSALIE. Comment savez-vous que l’ordre est faux ?

ANDRÉ. Le prince Stanislas de Pologne est l’hôte de la France… en quelques mains que soit le pouvoir, la France ne se déshonore jamais.

ROSALIE. Et l’intention de Champagne ?

ANDRÉ. Je la connais et puis vous la dire. Sur la route, à quelques centaines de toises d’ici, nous avons été attaqués par deux coquins de sa bande : Morel et Robin. Ils avaient été à la solde du prince, autrefois. Le premier a pu s’enfuir, mais j’ai tué l’autre… et il m’a dit en mourant : « Ce n’est pas un prisonnier que nous avions vendu au prix de deux millions, c’est un cadavre. »

MINON. Ah ! mon Dieu !

ROSALIE. Est-ce ainsi ?… Ils ne l’ont pas encore, le cadavre !

ANDRÉ. Hélas ! madame, au point où nous en sommes…

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes brave ?

ANDRÉ, avec ardeur. Si je n’avais pas les mains liées… si j’étais libre !…

ROSALIE. Que feriez-vous, si vous étiez libre ?

ANDRÉ. Je courrais au rivage… J’aperçois d’ici les mâts de notre sloop qui fait ses signaux de partance ; un bon petit navire… rapide comme un oiseau !… À bord du sloop sont douze matelots bretons… douze diables incarnés, choisis par moi, un à un, parmi nos marins de Bretagne ! Si j’étais libre, j’irais chercher mes douze matelots… je reviendrais avec eux… le sabre au poing, les pistolets à la ceinture… Nous serions treize… c’est présage de mort. Par le sang de mon père, les morts seraient ceux qui essaieraient de nous barrer le passage !

ROSALIE. André de Rieux, vous êtes libre…

ANDRÉ. Est-il possible ?

ROSALIE. Vous êtes libre… Allez ! et faites comme vous avez dit.

ANDRÉ. Mais… pendant mon absence… le prince…

ROSALIE. Je réponds du prince pendant une heure… cela vous suffit-il ?

ANDRÉ. Avant une demi-heure, je serai de retour. (Il sort.)

ROSALIE, à Bonaventure. Laisse passer celui-là, il est des nôtres. (À Minon.) Cette porte conduit à la prison où est le prince ; j’en veux la clef… Viens, Minon.

BONAVENTURE. Et moi, la bourgeoise ?

ROSALIE, à Bonaventure. Toi, à la maréchaussée… Que tout le monde soit sur pied… Va ! (Elle le pousse dehors.)

BONAVENTURE. Je ne fais qu’un saut jusque-là !… Laissez-moi passer, je suis des nôtres. (Il sort. Rosalie entraîne Minon par la porte de droite. Le bailli rentre au fond, avec Champagne.)

SCÈNE X.

CHAMPAGNE, LE BAILLI.

LE BAILLI, entrant, à gauche. Venez, monseigneur… vous allez le trouver ici… Tiens ! il n’y a personne !…

CHAMPAGNE, entrant. Personne !… Vous êtes sûr qu’ils sont arrivés !…

LE BAILLI. Comment, sûr ? J’ai eu l’honneur de m’entretenir avec l’illustre seigneur… qui parle peu… et la puissante dame, qui parle au contraire considérablement et très-bien !

CHAMPAGNE, à part. J’aurais voulu faire la besogne avant l’arrivée de maître Van Zuyp ; mais enfin, puisqu’il est venu, prévenez meinherr Van Zuyp et madame la comtesse de mon arrivée.

LE BAILLI. Madame la comtesse ! voilà une femme entendue ! Elle a demandé la clef de la prison, et j’ai donné l’ordre de la lui remettre.

CHAMPAGNE, étonné. La clef de la prison ?

LE BAILLI. Où elle a fait enfermer le prince Stanislas.

CHAMPAGNE. La comtesse !… Voilà qui est étrange !…

LE BAILLI. Ah ! ah !… elle a voulu savoir si la porte était bonne ; et maintenant qu’elle a cette clef, sans doute le diable ne pénétrerait pas auprès du prisonnier !… Quant à l’illustre seigneur…

CHAMPAGNE. Je les attends ici… Allez !

LE BAILLI. Je vous les ramène à l’instant.

(Il sort.)

SCÈNE XI.

CHAMPAGNE, puis ROSALIE.

CHAMPAGNE, seul. Tout est prêt… la barque attend… Vrai Dieu ! je combattrais l’enfer pour arriver à cette fortune ! Heureusement… (il rit) qu’il n’est pas nécessaire de déployer tant de vaillance… La comtesse a la clef de la prison… elle me la donnera… Je trouverai un prétexte pour opérer tout seul… l’embarquement du prince… et une fois en mer… (Il prend à la main un de ses pistolets.) La charge de ceci… vaut juste un million de roubles… On vient ! (Il cache son pistolet.) C’est le pas d’une femme… la comtesse sans doute… (Rosalie entre par la porte de droite.) Cette femme ici !… (Il recule.)

ROSALIE. C’est une véritable forteresse !… (Apercevant Champagne.) A-t-il vu cette clef ?

CHAMPAGNE, à part. La bataille n’est pas encore finie.

ROSALIE, à part. Il faut que je l’arrête pendant vingt minutes. (Haut.) Il paraît que nous sommes destinés à nous rencontrer toujours et partout, monsieur Champagne ?

CHAMPAGNE. Je ne vous cherchais pas.

ROSALIE. Moi, je vous cherchais.

CHAMPAGNE. Pourquoi me cherchiez-vous ?

ROSALIE. Pour vous dire que vous avez menti. Le prince n’avait pas enlevé ma jeune sœur… C’était vous qui vouliez l’enlever, pour la vendre à votre maître.

CHAMPAGNE, à part. Si meinherr Van Zuyp et la comtesse étaient dans cette hôtellerie, ils seraient déjà venus !… (Haut.) Oui… j’avais eu cette idée-là, madame Valentin.

ROSALIE. Vous ne cherchez même pas à nier ?

CHAMPAGNE, à part, absorbé. La comtesse n’aurait pas demandé la clef de la prison… (Il se dirige vers la porte du fond.) Nous allons causer de cela, madame Valentin… et pour n’être pas dérangés… (Il ferme la porte du fond.)

ROSALIE, à part. Le temps passe ; chaque minute qu’il perd… (Haut.) Fermez, monsieur Champagne, fermez tant que vous voudrez.

CHAMPAGNE, allant fermer la porte de gauche, à part. Mais où est le Bonaventure ? (Haut en revenant, et montrant la petite porte à droite.) Celle-ci je ne la ferme pas.

ROSALIE, tressaillant. Parce que ?…

CHAMPAGNE. Parce qu’elle mène à la prison du prince.

ROSALIE. Je ne sais pas.

CHAMPAGNE, s’arrêtant devant elle. Vous ne savez ?… Est-ce la vérité ?

ROSALIE. Comment le saurais-je ?

CHAMPAGNE. Vous êtes sévère envers ceux qui mentent, pourtant… À quelle porte est destinée la clef que vous teniez en entrant ?

ROSALIE. Quelle clef ?

CHAMPAGNE. Montrez-la-moi.

ROSALIE. Je n’ai pas de clef.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous êtes jeune, forte, courageuse ; vous êtes belle… vous êtes heureuse… Vous tenez à la vie, j’en suis sûr !

ROSALIE. C’est vrai, j’y tiens.

CHAMPAGNE. Pourquoi la jouez-vous ?

ROSALIE. Moi, jouer ma vie ? allons donc !

CHAMPAGNE. Inutile de feindre ! vous voulez sauver le jeune roi… Pour cela, vous avez pris le nom de la comtesse… J’avais élevé à celle-ci, pour le besoin de nos intérêts, un piédestal ; vous êtes montée dessus… vous avez trouvé des gens crédules à l’excès, vous en avez profité… Comme vous saviez mon dessein, vous avez mis le prince à l’abri dans une bonne prison, et, pour plus de sûreté, vous en portez la clef sur vous… Cette clef, je la veux… donnez-la-moi !

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Madame Valentin, vous aimez l’argent par-dessus tout !

ROSALIE. On m’accuse de cela.

CHAMPAGNE. Rendez-moi cette clef…

ROSALIE. Non !

CHAMPAGNE. Je vous l’achète cinquante mille livres… cent mille livres… le double… la moitié d’un million.

ROSALIE. Non.

CHAMPAGNE. Un million tout entier !

ROSALIE. Je vous dis que non.

CHAMPAGNE, surprenant son regard dirigé vers la fenêtre. Tu attends des secours !

ROSALIE. Oui.

CHAMPAGNE. Écoute, femme… je n’ai rien contre toi… mais cette fortune, il me la faut… Donne la clef ou je te tue !… (Rosalie porte la main à son sein. Champagne à part :) C’est là qu’est la clef !… enfin !…

ROSALIE, retirant sa main vide, à part. Non, non, je ne me servirai pas de cette arme ! (Haut.) Je n’ai pas peur… Est-ce qu’on tue les femmes !…

CHAMPAGNE. Tu ne me connais donc pas ? puisque tu me réponds cela : on ne tue pas les femmes… C’est que tu te trompes à mon habit… tu me prends pour un gentilhomme !… Femme, je suis un valet… un valet, tu entends bien… un laquais… un maraud ! et pour de l’or… ah ! tu vas bien le voir… pour de l’or, moi, je tue les femmes ! La clef est là, dans ton sein, donne-la-moi !

ROSALIE, la main dans son sein. Non ! (À part.) Si j’étais un homme !…

CHAMPAGNE. Donne-la-moi, ou je le tue !

ROSALIE, à part. Je ne suis qu’une femme ! je me sens le courage de mourir… je ne me sens pas le courage de tuer !…

CHAMPAGNE (À part.) L’explosion de cette arme va me perdre ! et je n’ai pas de poignard… (Haut) Écoute-moi encore, et tu ne résisteras plus… Tu vas voir si je suis capable de tuer une femme !… Un jour, je me suis trouvé en face d’un vieillard que la souffrance et l’âge clouaient sur son lit… Lorsque j’aperçus son visage hâve et maigre… entouré de grands cheveux blancs, et sa poitrine qu’un souffle haletant soulevait, j’hésitai comme j’hésite aujourd’hui, femme ! plus longtemps, peut-être… (il saisit le bras de Rosalie qui écoute immobile et avide) car aujourd’hui, il s’agit de deux millions de livres, et le vieillard n’avait que sept cents écus dans sa paillasse !…

ROSALIE, se dressant devant lui et lui saisissant les deux poignets. Ah ! c’est toi qui as tué mon père !… (Ils luttent. Champagne parvient à dégager la main qui tient le pistolet ; Rosalie tire un pistolet de son sein et lui brûle la cervelle ; la porte du fond s’ébranle et finit par céder. Grand tumulte. André saute par la fenêtre avec les matelots bretons.)

SCÈNE XII.

ROSALIE, ANDRÉ, LE BAILLI, BONAVENTURE, L’AUBERGISTE, MINON, CORNIL, puis STANISLAS, GARDES, MATELOTS, etc.

ANDRÉ, s’élançant. Elle n’a pas eu besoin de nous !

ROSALIE. C’était l’assassin de mon père !… (On enlève Champagne.)

BONAVENTURE. Et je ne voulais pas lui laisser prendre ses pistolets !

ROSALIE, lui donnant la clef du cachot. Va délivrer le prince !… (Au bailli qui entre, montrant Cornil.) Arrêtez cet homme !

CORNIL. De quel droit ?…

LE BAILLI. J’obéis, madame la comtesse de Pfafferlhoffen.

CORNIL. Mon épouse… où est-elle donc ?

LE BAILLI. Qu’on le saisisse, qu’on l’entraîne.

ROSALIE, à Cornil. S’il y a une instruction criminelle, les témoins ne manqueront pas… La justice du pays décidera de votre sort. (À Stanislas qui entre.) Prince, vous êtes libre.

UN MATELOT. La marée n’attend pas… en barque ! en barque !

STANISLAS. Enfants, mes amis, que Dieu vous donne le bonheur !… Mademoiselle, heureux ou malheureux, je n’oublierai jamais que je vous dois la vie.

BONAVENTURE. Ah ! la bourgeoise !… si vous saviez ?…

ROSALIE. Je sais… je sais à présent, mon garçon ; tiens, prends ma main.

BONAVENTURE. Votre main ! Je serai le mari de la bourgeoise !

TOUS. Adieu ! adieu !


FIN.