La Bosnie et l’Herzégovine après l’occupation austro-hongroise/02
1er juin 1879.
Serajewo est dans un cul-de-sac ou plutôt dans un cercle de montagnes, dominé par sa citadelle, et auquel on n’aperçoit aucune issue. On ne se figure pas, au premier abord, qu’on puisse en sortir autrement que par le nord-ouest. A distance, la ville, adossée au mont Trebevitch, qui la domine d’une hauteur d’environ 1,000 mètres, et séparée en deux quartiers inégaux par la rivière Midijaska, présente l’aspect le plus agréable; ses mosquées surtout, au nombre d’une centaine, avec leurs coupoles élevées et leurs blancs minarets, lui donnent une apparence incontestable dd splendeur orientale. Les maisons, qui ne peuvent tenir dans la vallée, étendent de tous côtés leurs pignons sur le flanc de la montagne; au fond de l’entonnoir, on distingue la citadelle, dont le grand mur aux contours dentelés grimpe presque jusqu’au sommet. En approchant de la ville, on traverse d’abord une sorte de faubourg sur une route large et bien entretenue; puis on passe un petit cours d’eau sur un pont récemment construit, — tandis qu’on laisse à côté l’ancien pont slave ou turc d’une seule arche tellement aiguë qu’il est impossible de la traverser autrement qu’à pied ou à cheval. Si peu porté que l’on soit à faire des rapprochemens philosophiques, ce double pont vous frappe nécessairement quand on entre à Serajewo, car c’est comme une image saisissante du passé et de l’avenir du pays.
C’est par ce côté nord de la ville que les Autrichiens arrivèrent à Serajewo, et, comme la résistance fut opiniâtre et que l’événement est tout récent au moment où j’écris, je crois intéressant de donner quelques détails que je dois à des témoins oculaires.
Il avait d’abord été décidé que l’entrée des troupes aurait lieu le 18 août, jour anniversaire de la naissance de l’empereur; mais, comme la chaleur et les marches rapides avaient beaucoup fatigué les soldats, il fut ordonné, au contraire, que la journée serait consacrée au repos, et la division Tegethof, qui marchait la première, s’arrêta à quelque distance de la ville, dont les habitans purent entendre, dès le matin, les hurrahs et les hymnes nationaux répétés par tous les corps de l’armée envahissante. A deux heures de l’après-midi, pendant que le général Philippovitch, commandant en chef, inspectait du haut du mont Igman la ville et ses environs, une reconnaissance composée de deux batteries d’artillerie légère et de deux escadrons de hussards, sous le commandement des colonels barons Scotti et de Mecsery, s’approcha à moins d’un kilomètre de la ville et essuya le feu de deux batteries que les insurgés avaient placées sur les hauteurs à droite de la route; c’est à ce moment que le colonel Scotti, avec une audace et un sang-froid extraordinaires, galopa absolument seul et au milieu des balles jusqu’aux premiers murs de la ville, descendit, attacha son cheval et visita une maison qu’il trouva abandonnée ; dès son retour, les canons austro-hongrois, qui avaient, par quelques coups bien dirigés, fait taire les pièces ennemies, furent réattelés, et la reconnaissance rentra au camp sans avoir perdu un seul homme.
Pendant ce temps, les idées de résistance désespérée prenaient le dessus dans l’intérieur de la ville. La partie aisée de la population avait d’abord essayé de faire prévaloir la raison, et, durant la nuit du 17 au 18, on s’était déterminé à envoyer une députation au commandant en chef pour l’inviter à prendre pacifiquement possession de la ville. Malheureusement, le 18, dans la matinée, arrivèrent les trois grands agitateurs Hadji Jamakovitch, Achmed effendi Nako et Hadji Kaufchi, et, sous la pression de leurs menaces, on résolut de résister à outrance. Aussi, pendant que les gens paisibles se renfermaient dans leurs maisons et se rachetaient à prix d’argent de l’obligation de prendre les armes, la populace et les soldats se rendaient sur les montagnes avoisinantes et y prenaient position; la nuit du 18 au 19 fut agitée, et la plèbe mahométane parcourut les rues en hurlant la guerre sainte et en poussant des cris de mort contre les chrétiens de toute nationalité. Les Bosniaques, voyant leur pays envahi par des soldats aussi nombreux, ne pouvaient, en effet, s’imaginer qu’ils appartenaient tous au même empereur, et la diversité des uniformes leur avait fait croire qu’ils avaient affaire à toute l’Europe coalisée.
Le 19 août, avant le jour, la brigade Billecz s’ébranla, précédée de ses hussards et suivie de près par le général Philippovitch, à côté duquel chevauchait Hafiz-Pacha, délégué du sultan, revenu la veille de Serajewo, où il avait été essayer, mais en vain, de faire exécuter les ordres de soumission du kalife. Quelle singulière figure devaient faire ce jour-là le malheureux pacha et le petit état-major turc qui l’accompagnait, au milieu de l’armée qui allait occuper la capitale d’une des plus belles provinces de l’empire ottoman!
La brigade Billecz, appuyée par celle du général Kaiffel, attaqua d’abord les hauteurs qui dominent le village de Svrakinoselo, tandis que, de l’autre côté de la vallée, des pièces de campagne, placées sur la petite colline de Goritsa et soutenues par les brigades Müller et Lemaï, qui formaient l’aile gauche, battaient vigoureusement les positions des insurgés, qui se tenaient surtout en force au fond de la cuvette où se trouve la ville et la citadelle située à mi-côte. D’autres batteries étaient placées sur différens points le long de la rivière Midljaska. Le centre, à cheval sur la route, dans le fond de la vallée, resta, par suite de la configuration du terrain, en réserve toute la matinée. En avant de l’aile gauche, le troisième bataillon du régiment François-Charles no 52 avait de bonne heure pris possession de la colline de Hum et était arrivé, dès neuf heures du matin, jusqu’aux premières maisons de la ville; mais, comme les musulmans étaient parfaitement abrités, il fallut attendre, pour avancer, que l’artillerie eût ouvert un chemin à l’infanterie ; bientôt ce fut chose faite, et la brigade Lemaï planta le drapeau autrichien sur la citadelle, mais elle ne réussit pas à couper la retraite à ses défenseurs, qui s’échappèrent par la route de Mokro. On trouva sur les bastions une trentaine de canons, dont sept, bien approvisionnés de munitions, purent être utilisés par les vainqueurs. Du reste, cette artillerie, mal servie sans doute par les insurgés, n’avait fait aucun mal aux assaillans.
Vers midi cependant, la résistance militaire était brisée partout; mais alors commença une guerre de rues meurtrière qui dura jusqu’au soir. L’acharnement était extrême : des femmes, de tout jeunes enfans tiraient des fenêtres de leurs harems sur les Autrichiens. Des soldats blessés étaient égorgés sur place par des passans; un officier du 46e régiment d’infanterie fut assassiné d’un coup de pistolet à bout portant par un musulman qui venait de l’inviter à se rafraîchir sur le pas de sa porte; les coups de feu partaient même des rues situées bien en arrière des premières colonnes d’attaque et déjà parcourues par les troupes; bientôt les soldats, exaspérés, ne firent plus de quartier, et la défense devenant de plus en plus énergique, l’hôpital militaire, situé à l’entrée de la ville, regorgea de blessés, que soignaient avec un égal dévoûment les médecins militaires turcs et autrichiens. Le général Philippovitch, qui attendait près de cet hôpital, espérant par un moyen violent faire cesser la résistance, ordonna de lancer trois obus incendiaires sur différens points, et, dans cette ville toute en bois, trois foyers de destruction s’allumèrent aussitôt. Le grésillement de l’incendie et le bruit des munitions renfermées dans les maisons et qui sautaient, ajoutèrent bientôt à l’horreur de la situation, mais amenèrent le résultat désiré; peu à peu la lutte diminua d’intensité, et, vers cinq heures, le général Philippovitch put faire son entrée dans la ville et prendre possession du Konak ou palais du gouvernement. Il s’avança à la tête de son état-major entre deux haies formées par l’infanterie; toute la population chrétienne et juive, dans ses plus beaux atours de fête, se pressait sur le passage du cortège; les soldats poussaient des hurrahs, les tambours battaient aux champs et le canon de la citadelle saluait de cent et un coups de canon l’étendard austro-hongrois hissé sur la crête des bastions. Devant l’église grecque, décorée de riches draperies et dont les cloches sonnaient à toute volée, le clergé était réuni; il en était de même devant la petite chapelle catholique, où se tenaient le curé, ses deux vicaires et les sœurs grises d’Agram; tous les habitans paisibles saluaient dans l’entrée du général autrichien la fin du régime de terreur sous lequel ils vivaient depuis plusieurs longues semaines, par suite de la résistance désespérée d’insurgés fanatiques.
... On prétend que Serajewo doit sa première origine à une exploitation minière tentée par les Ragusains sur la partie du mont Trebeviich appelée Jagodina et où s’élève aujourd’hui la citadelle[2]. Les rois bosniaques y auraient ensuite construit un château dans lequel se seraient réfugiés, vers 123<i et après la destruction de Milecevo par les hérétiques patarins, les évêques catholiques de la province. Malgré cette circonstance, il est probable que ce ne fut qu’une forteresse jusqu’au moment où les Turcs s’en emparèrent en 1464. Mais, dès l’année suivante, deux seigneurs bosniaques, — les premiers qui, d’après la tradition, se firent renégats pour sauver leur fortune, Sokolovitch et Zlatarovitch, à qui appartenait vraisemblablement le territoire d’alentour, — commencèrent à élever des maisons au pied du palais fortifié ou Seraï, que Khosrev-Pacha, le premier vizir turc de Bosnie, avait construit sur l’emplacement du vieux château (Starigrad). C’est de là qu’est venu le nom de Bosnaï-Serai (le palais de la Bosna), que les Slaves ont abrégé ou simplifié en Serajewo. Bientôt, tant à cause de la valeur stratégique et économique de son site que par suite de la présence du vizir, Serajewo prit une grande importance, et fut la résidence favorite des janissaires ou spahis bosniaques, sorte de milice turbulente affiliée à l’aristocratie provinciale dont elle était issue et qui devint peu à peu le boulevard du fanatisme musulman et des franchises du pays. En effet, les Slaves bosniaques, en se convertissant à l’islamisme, avaient entendu conserver une large autonomie locale, et fidèles aux traditions de leur race, ils avaient gardé, sous le gouvernement des califes, leurs libertés municipales. Lorsque, de simple camp de prétoriens, Serajewo fut devenue une ville et la plus importante de toute la province, les spahis qui l’avaient créée obtinrent des privilèges tout particuliers. En réalité, leur constitution municipale faisait de leur cité une petite république féodale et indépendante sous la suzeraineté du sultan. Les citoyens élisaient leurs anciens, et les familles terriennes des environs y étaient représentées par des starechinas héréditaires. A côté de ceux-ci, les marchands et les artisans constituaient des bratsva ou corporations fraternelles, et chaque corps de métier élisait ses chefs.
A l’abri de ce véritable gouvernement communal, les spahis de Bosnaï-Serai, activement protégés par les janissaires de Stamboul, devinrent peu à peu les véritables maîtres de la Bosnie, et réussirent même à éloigner de leurs murs le vizir représentant le pouvoir central. Une loi municipale à laquelle ce fonctionnaire dut se soumettre, lui interdit de passer plus de deux jours chaque année dans la capitale, où, par une compensation insuffisante, sinon ridicule, il était hébergé aux frais de la ville pendant ces quarante-huit heures de tolérance. Le reste du temps, il résidait à Trawnik, où il n’était même pas à l’abri de la tutelle jalouse qui pesait sur lui; car s’il avait le malheur de faire quelque chose qui déplût aux anciens de Serajewo, ceux-ci portaient plainte à Constantinople et l’infortuné pacha ne tardait pas à être relevé de sa fatigante sinécure.
Cette situation avait porté au plus haut point le sentiment d’indépendance des habitans de Serajewo; aussi lors des tentatives de Mahmoud II, au commencement de ce siècle, pour détruire les libertés provinciales, la capitale se mit à la tête de la résistance. Quand les janissaires de Stamboul furent détruits, les spahis de Serajewo trouvèrent un dernier refuge dans leur citadelle, mais la fortune se déclara contre eux : le vizir turc s’empara de la forteresse, où il s’installa, et cent des principaux citoyens de la ville furent proscrits et misa mort. Cependant ce premier succès des Osmanlis ne dura que quelques mois : en juillet 1828, les habitans de Serajewo, aidés par ceux de Visoka, commencèrent dans les rues de leur ville une lutte désespérée contre les deux mille soldats de la garnison, et bientôt le pacha vaincu fut heureux de pouvoir sauver sa vie et celle des Turcs qui n’avaient pas péri pendant le combat. Quelques années après, néanmoins, Serajewo retomba pour la seconde fois au pouvoir des Osmanlis, et ils l’occupèrent sans contestation jusqu’en 1850. Les habitans s’étant révoltés de nouveau à cette époque, ils furent définitivement vaincus et leurs privilèges municipaux disparurent en même temps que la féodalité bosniaque. Depuis ce temps, le pacha résidait à Serajewo, mais cette ville n’en est pas moins restée en Bosnie le foyer du fanatisme musulman et de la résistance aux idées de progrès et de transaction avec les giaours.
Dès leur arrivée, les Autrichiens, comprenant combien il leur serait avantageux de conserver l’esprit municipal de la capitale et de s’en servir pour le maintien de l’ordre et comme moyen d’apaisement, s’empressèrent de confirmer les pouvoirs du conseil communal (mahalebaschi ou hodschabaschi), en y adjoignant les habitans les plus notables et les plus considérés et en lui donnant pour chef ou bourgmestre un des musulmans les plus respectés de la ville, Mustapha Bey. Ce personnage tient plutôt sa notoriété de son père que de lui-même ; en effet, il est le fils de Fazli-Pacha, ancien gouverneur de la ville, dont les grandes richesses (on estime sa fortune à 5 millions), l’énergie et l’intelligence prudente ont fait le personnage le plus en vue de toute la province. Son fils, Mustapha-Bey, quoique moins bien doué que son père, n’en avait pas moins un esprit droit et éclairé et une parfaite connaissance des exigences locales ; le choix ne pouvait donc être meilleur, et le général Philippovitch a eu d’autant plus raison de le faire que Fazli-Pacha et son fils s’étaient toujours tenus à l’écart de l’insurrection et avaient accueilli les Austro-Hongrois de la façon la plus correcte, sinon la plus amicale.
FazIi-Pacha est avant tout, en effet, un fidèle serviteur du sultan : il descend d’une famille arabe, et ses ancêtres portaient le titre de scherif zade. ou descendant du Prophète ; en l’an 900 de l’hégire, ils allèrent, en Crimée. où le chef de famille se fit un nom comme écrivain. C’est le fils de celui-ci qui, étant venu à Serajewo l’an 1100 de l’hégire, y épousa la fille d’un riche beg appelé Tetchitch, dont un village entre Zienitza et Visoka porte encore le nom. De ce mariage est issu l’arrière-grand-père de Fazli, qui naquit lui-même l’an 1222 de l’hégire (1806). A douze ans, il entra comme page dans le palais du gouverneur turc, où il fut élevé ; à vingt-quatre ans, il fut nommé mollah ou cadi, ce qui ne l’empêcha pas, en 1828, lors de la guerre turco-russe, de se mettre à la tête d’une troupe de volontaires et d’aller combattre en Bulgarie les ennemis de l’islam. En récompense de ses services, le sultan Mahmoud le nomma en 1836 pacha et gouverneur de Serajewo. Il maintint l’ordre avec une sévérité impitoyable, mais s’étant brouillé avec Omer-Pacha, il tomba en disgrâce et fut rappelé à Constantinople, où il passa dix-huit années. De retour de cette espèce d’exil, il ne s’occupa plus que de la gestion de sa fortune, et il ne sortait de son recueillement que pour user de son ancienne influence en faveur du maintien de l’ordre et de la paix sociale. Comme on le voit, Fazli-Pacha est un caractère, et c’était de la part du général Philippovitch un acte de bonne politique que de placer sous le patronage de son nom respecté la reconstitution de la municipalité de Serajewo, chargée d’administrer une ville où le vieux levain du fanatisme a plus que partout ailleurs besoin d’être apaisé. — J’avoue, à ma honte, que ces grandes pensées étaient loin de me préoccuper au moment où, après quinze jours et quinze nuits passés sur les chemins invraisemblables et dans les hans primitifs de la Bosnie, nous nous installâmes avec joie au consulat de France, mis gracieusement à notre disposition.
Les Osmanlis prétendent que la capitale de la Bosnie serait, après Constantinople, la plus belle ville de la Turquie d’Europe. Je ne puis contrôler la vérité de ce dire, mais il m’a semblé qu’extérieurement, du moins, Serajewo ressemblait à toutes les villes orientales avec les minarets de ses mosquées, les coupoles de ses bains et de ses églises grecques orthodoxes, les clochers plus modestes de ses églises catholiques et enfin les mâts multicolores de ses maisons consulaires, — le tout émergeant d’un dédale de petites ruelles, à peine coupées dans deux ou trois directions principales par des voies plus larges et moins tortueuses. Il y a cependant un trait dont il est impossible de ne pas être frappé : on sait que, dans tout l’Orient, les différentes confessions religieuses se distinguent extérieurement par quelques particularités ; mais parmi les populations fanatiques de la Bosnie et de l’Herzégovine (et surtout à Serajewo), ces démarcations sont observées avec une rigueur scrupuleuse. Ainsi, tandis que, dans la plupart des villes de la Bulgarie, de la Roumélie et de la Macédoine, la tenue franque, cette espèce de compromis entre le vêtement européen et le vêtement oriental, est d’un usage général, ici, au contraire, le vieux costume osmanli a conservé la faveur des habitans, et le fez et le pantalon ne sont guère portés que par les employés venus des autres provinces de l’empire ottoman, qui, aux yeux des vrais croyans bosniaques, sont toujours plus ou moins suspects de tiédeur et de complaisances coupables pour le giaour. Ce costume turc classique se compose, comme on le sait, d’une espèce de veste en étoffe de soie claire rayée, avec manches de couleur voyante, très souvent rouge feu. La jaquette elle-même est quelquefois écarlate, attestant ainsi le goût très prononcé des musulmans de Serajewo pour les couleurs criardes. Le bas du corps flotte dans de larges caleçons le plus souvent verts quand la jaquette est rouge ou blanche, ou vice versa. Ces caleçons finissent, à la façon des guêtres de nos zouaves, par d’étroits fourreaux boutonnés d’où sortent les pieds revêtus de bas blancs et chaussés de pantoufles de cuir jaune pointues; ajoutez le turban classique, généralement en étoffe blanche parsemée de petits points multicolores ou tissée de fils d’or, et vous aurez une reproduction de ce costume que l’on ne voit plus guère, même dans l’Orient européen, que sur les têtes de pipes et chez les marchands d’orviétan. Ce costume a ici un caractère tout à fait national et religieux, aussi était-il absolument obligatoire pour les gens bien pensans, et on a vu dernièrement les membres du gouvernement insurrectionnel décréter le port du caftan, du turban et des caleçons à jambes étranglées sous peine d’être considéré comme un mauvais musulman et traité comme tel. La chaussure elle-même a son importance politique : tandis que le Turc porte des souliers pointus, les grecs mettent des pantoufles à bouts ronds, et les catholiques, pauvres diables en général, chaussent le national opanké des Jougo-slaves.
Ceux des habitans de Serajewo dont l’habillement se rapproche le plus de celui des mahométans sont les tsiganes, qui, au nombre de 1,800 à 2,000, occupent un quartier particulier à l’ouest de la ville. L’habitude de cantonner les diverses confessions religieuses dans des quartiers séparés est, en effet, encore en vigueur à Serajewo. Au centre de la ville et autour du bazar demeurent presque uniquement les chrétiens orientaux et les juifs ; les mahométans habitent surtout dans les rues abruptes qui gravissent les hauteurs du mont Trebevitch ; il en est aussi qui demeurent dans les rues avoisinant le fleuve. Les tsiganes se sont établis à l’entrée ouest de la ville, dans un quartier bâti de pauvres huttes de bois, entourées de jardinets palissades. Ce quartier tsigane se reconnaît de loin au vacarme qui en sort. Accroupis sur de petits tapis fanés devant leur porte étroite et basse, Ips hommes s’y livrent, sans pitié pour les oreilles du passant, aux divers métiers bruyans qui, dans tous les pays du monde, font de ces nomades mystérieux les parias de la ferraille. Pendant ce temps, leurs femmes vont et viennent pour les travaux de ménage.
Quoiqu’ils se disent musulmans, ils ne sont pas reconnus comme tels par les Turcs bien pensans, qui les considèrent comme des êtres intérieurs. C’est cependant une belle race. Les hommes sont grands et forts, leurs traits sont nobles et pleins d’énergie, leur peau brune, leurs yeux noirs et expressifs. Avec leur barbe et leurs cheveux en buisson et toute cette gamme de tons bruns ou olivâtres relevée par les reflets plus clairs du vêtement, ce sont de vraies têtes d’étude à tenter la palette d’un coloriste. Leurs femmes, bien que soumises théoriquement à la claustration mahométane, jouissent d’une grande liberté, et, leur misère aidant, ont une réputation de légèreté que justifierait, du reste, parfaitement la beauté de leur type, au moins dans l’extrême jeunesse. Leur teint mat, leurs beaux cheveux couleur aile de corbeau, leurs yeux noirs fendus en amande et pleins d’une langueur provocante, leurs mains mignonnes et leurs petits pieds, leurs formes de marbre emprisonnées dans un corsage de couleur voyante, tissé de fils d’or, leurs façons obséquieuses sans embarras et familières sans impudeur, leurs chants mélancoliques qu’elles accompagnent étrangement avec le tambourin, tout cela serait bien fait pour séduire, si tout cela n’était gâté par la plus horrible malpropreté. En effet, linge, mains mignonnes, jolis visages, tout est sale, mais de cette saleté orientale, dont un soleil impitoyable se charge de souligner les moindres détails. De plus, les Tsiganes se fanent vite, et il n’est pas rare de rencontrer, parmi les vieilles, de vrais modèles de sorcières classiques, aux ongles crochus, aux cheveux noirs parsemés de gris et dépeignés, sortant comme une crinière d’un turban sordide, aux yeux ternes, au rictus de faune, aux vêtemens déguenillés. Dans la rue, les femmes tsiganes sont rarement voilées, et quand elles mettent un voile, elles ne se font aucun scrupule de l’écarter pour jouer de la prunelle d’un air provocateur.
C’est sans doute cette absence de voiles des Tsiganes mahométanes qui a induit en erreur certains voyageurs et leur a fait croire que les femmes turques de Serajewo avaient une tendance à s’européaniser. Il est possible qu’elles soient moins rigoureusement voilées que dans certaines villes de province, à Trawnik, par exemple, où les femmes se piquent de vertu, et que les dames de la capitale aient adopté les voiles transparens fort à la mode aujourd’hui parmi les élégantes de l’aristocratie turque. Mais de là à prétendre que les femmes de Serajewo tendent à adopter les coutumes européennes, il y a loin, comme on le voit. Tout ce que j’ai vu pendant mon séjour me porte à penser, au contraire, qu’elles vivent plus retirées, plus farouches que jamais depuis l’occupation. Quand nous en rencontrions dans la rue, notre costume civil étranger et nos allures de voyageurs (rara avis! car, d’après le directeur de la poste, nous étions les premiers touristes que l’on voyait à Serajewo depuis l’arrivée de l’armée), excitaient d’abord leur curiosité, et elles nous regardaient avec attention; mais dès que nous tournions, même sans aucune affectation, la tête vers elles, elles s’écartaient de la manière la moins obligeante, comme des biches effarouchées.
Les costumes des grecs orthodoxes et des Israélites se ressemblent beaucoup; ils portent le plus souvent le fez, et leurs vêtemens comme ceux des Tsiganes, sont en général d’une couleur plus sombre que ceux des musulmans; leur jaquette est presque toujours bleue et leurs caleçons noirs sont retenus par une large écharpe de soie de couleur plus claire. A certains jours de fête, ils passent par dessus une grande houppelande qui leur descend jusqu’à la cheville. Le type des grecs orthodoxes, au nombre d’environ 6,000, ne se distingue pas de celui des autres jougo-slaves ; mais les israélites qui, comme je l’ai dit plus haut, sont d’origine espagnole, ont une physionomie toute différente. On sait que les juifs d’Espagne et de Portugal ont toujours fait classe à part parmi les descendans d’Israël; dans certains pays où. ils s’étaient réfugiés après avoir été chassés de la Péninsule, et notamment en Hollande, ils avaient des synagogues particulières, et leurs cérémonies différaient même assez notablement de celles de leurs coreligionnaires. L’origine de ces prétentions est la croyance dans laquelle ils sont d’être issus de la tribu de Juda, dont les principales familles seraient venues en Espagne au temps de la captivité de Babylone. On voit que leurs pérégrinations en Europe dateraient de loin.
Quoi qu’il en soit, les israélites de Serajewo ont un caractère physique tout particulier ; beaucoup sont blonds et ils sont très facilement reconnaissables au milieu de la population, ils ne sont guère que deux mille, mais c’est la portion la plus riche de la ville; comme partout, ils sont banquiers ou plutôt usuriers, et servent d’interprètes et de bailleurs de fonds aux autorités turques, trop souvent même d’entremetteurs pour les plaisirs des grands begs. Ils sont du reste, bien que très intolérans en matière religieuse, de nature pacifique tt rangée, et ne vont jamais en prison que pour dettes.
La différence entre la toilette de ville et celle d’intérieur existe chez les juives comme chez les musulmanes. La plupart, et souvent les plus âgées, portent au dehors des vêtemens rouge cerise sans ornemens avec des voiles blancs qui leur tombent aux genoux, mais qui laissent leur visage découvert. Les jeunes filles mettent chez elles de jolies vestes brodées d’or ; et la veille ou le jour du sabbat, tandis que, sur le seuil des maisons, les juives du commun viennent exhiber, en tout bien tout honneur, leurs plantureux appas à peine recouverts d’une gaze transparente, il n’est pas rare d’apercevoir quelque joli minois d’Israélite de distinction, à demi caché derrière le grillage de bois qui, à la mode turque, clôt la fenêtre ; les bras et le cou sont chargés de beaux bijoux et souvent aussi un diadème de monnaies d’or orne les cheveux toujours coupés très courts. Les chrétiennes grecques orthodoxes, moins fines en général que les juives, portent chez elles un costume mi-oriental, mi-européen, c’est-à-dire le petit corsage de velours, la veste brodée d’or et le fez orné de glands d’or, puis des jupons de belles étoffes de soie, à la mode de Vienne. Leurs coiffures sont très variées : quelquefois les cheveux sont roulés autour du fez à la manière serbe ; ou bien elles les couvrent d’une mousseline blanche ; d’autres fois enfin elles ont un fez appliqué avec coquetterie sur un des côtés de la tête, et de ce fez tombe en cascade leur notre chevelure chargée d’une profusion d’ornemens d’or et surtout de monnaies. Nous avons signalé tout à l’heure cette coiffure chez les juives ; les femmes chrétiennes de Bosnie, comme les Herzégoviennes et les Dalmates, affectionnent aussi beaucoup cette parure ; et, les jours de fête, les plus pauvres d’entre elles portent bien souvent sur leur tête toute la fortune de la famille. Les commerçans grecs de Serajewo sont, du reste, après les juifs, les habitans les plus riches de la ville, beaucoup plus que les musulmans, rendus par leur fatalisme orgueilleux, incapables de toute entreprise sérieuse. Les Grecs, au contraire, laborieux et intrigans, tiennent dans leurs mains une bonne partie du commerce extérieur de la Bosnie avec l’Autriche, la Dalmatie, la Serbie et Constantinople. Mais c’est une classe égoïste et ignorante, qui ne s’occupe en aucune façon d’améliorer le sort des paysans du même rite, et qui forme dans la ville une caste isolée et peu sympathique.
Toute cette foule bigarrée dont je viens de passer en revue les élémens, anime de ses vives couleurs les rues de Serajewo quand, vers neuf heures, l’Oriental paresseux se lève et va à ses affaires. C’est alors que des convois de bêtes de somme, amenant toute sorte de marchandises, pénètrent dans l’intérieur de la ville ; les bazars se remplissent d’acheteurs ; les ouvriers commencent à travailler dans leur échoppe ouverte sur la rue, et ainsi continuent le mouvement et la vie jusqu’aux heures chaudes du midi pendant lesquelles tout se ferme et chacun se livre au dolce far niente. Après la sieste, l’activité recommence jusque vers six heures ; alors toutes les boutiques se ferment définitivement, et leurs propriétaires vont se promener au dehors. C’est aussi le moment où les officiers autrichiens, revenant de leurs excursions, caracolent un peu partout, ou le kaiserlick, aussi flâneur que nos petits soldats, traîne ses guêtres à travers les rues en cherchant aventure et où le touriste rentre chez lui et se prépare à aller dans quelque maison hospitalière dîner, se reposer par quelque longue causerie et augmenter ainsi son bagage d’observations, — le seul dont l’encombrement n’est jamais à craindre en voyage.
C’est dans une de ces agréables soirées que Mme W.., qui parle le bosniaque aussi bien que le russe, sa langue maternelle, me proposa de m’accompagner le lendemain au bazar. On devine avec quel indiscret empressement j’acceptai une offre si séduisante, qui me permettait de faire, avec un guide aussi aimable que sûr, une foule d’études de mœurs absolument interdites au simple passant.
Tous les jours ne sont pas bons pour visiter les bazars de Serajewo. En effet, le vendredi, jour férié des musulmans, beaucoup de chrétiens et de juifs les imitent avec empressement ; le samedi, les mahométans rendent la politesse aux juifs, qui se joignent à eux le dimanche pour chômer le repos chrétien, de sorte qu’il n’y a guère que quatre jours d’activité commerciale. Les gens disposés à prendre tout du beau côté prétendent voir dans cet échange de courtoisies une disposition de bienveillance mutuelle amenée, en dépit des haines séculaires, par l’unité de la race; les autres, — et j’avoue que je suis du nombre, — assurent qu’il ne faut attribuer cette circonstance curieuse qu’à la paresse et à l’apathie habituelle aux peuples de l’Orient, pour qui le temps n’est rien et le travail peu de chose. Quoi qu’il en soit de l’origine de cette coutume, elle existe, et si on ajoute aux trois jours fériés hebdomadaires les nombreuses fêtes chômées des deux cultes chrétiens, ou voit que les habitans de Serajewo sont dans l’impossibilité de faire le lundi sous peine de ne plus trouver dans la semaine un jour de travail... pour se reposer de ne rien faire. Dans tous les cas, ce ne sont pas eux qui, comme le savetier de la fable, songeraient à se plaindre de ce que l’iman, le rabbin, le pope ou le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
La capitale de la Bosnie a deux bazars, ou plutôt deux endroits consacrés au commerce de détail. Il y a d’abord la salle de vente (bezestan, de bez, toile, linge), puis la halle de la friperie ou du bric-à-brac. Toutes deux appartiennent à des communautés religieuses qui louent les boutiques aux marchands. Ces boutiques, toutes en bois, sont adossées aux murs d’un cloître, autour d’un vaste préau dont le centre est occupé par une fontaine. En dehors des bazars, le commerce de la ville est concentré dans les cinquante ou soixante rues situées sur la rive droite de la Midljaska, et particulièrement dans celles qui aboutissent aux trois ponts de pierre et aux quatre ponts de bois qui réunissent les deux rives. Ce quartier s’appelle le Tchartchi.
Parmi les marchandises européennes dominent naturellement celles de provenance autrichienne; on y trouve non-seulement des fez, que ce pays a depuis longtemps le monopole de fournir à tout l’Orient, mais encore, à côté du tabac indigène, la tête de pipe en terre cuite, dorée ou non, fabriquée en Hongrie, les bouts d’ambre de la Baltique et les tubes de chibouk en bois de la Vistule. Les fausses japonaiseries et chinoiseries en laque de Vienne sont fort recherchées à cause de leur bon marché relatif et de leur origine supposée; car il est à remarquer que le Turc apprécie beaucouples provenances de l’extrême Orient. Au bazar viennent encore échouer les objets démodés de Vienne et de Pesth, qui font, dans le mystère du harem, les délices des élégantes de Serajewo.
Nous entrons dans une boutique qui ne se distingue en aucune façon de ses voisines; c’est pourtant celle de Mehemet, qui tient ici le même rang qu’Auguste Klein à Vienne ou Alphonse Giroux à Paris. Sur une estrade élevée de trois pieds environ qui règne dans toute la longueur, du côté de la rue, et contre laquelle se tient l’acheteur, Mehemet est assis, les jambes croisées, fumant des cigarettes et regardant sans préoccupation apparente le va-et-vient du bazar. Derrière lui, au fond de l’échoppe, sur des planches ou dans des malles et des tiroirs placés un peu partout, sont dissimulées les marchandises que le malin négociant peut ainsi faire admirer peu à peu au client en graduant savamment ses effets de façon à allumer les désirs. Grâce à mon aimable cicérone, je pus, sans me faire trop écorcher, user et abuser du droit qu’en tout pays s’arroge l’acheteur présumé de mettre sens dessus dessous le magasin sur lequel il a jeté son dévolu.
Après les étoiles de laine ou la soie de Damas, pourpre ou violet foncé et tissée de fils d’or, provenant partie de Brousse et partie de l’Inde, nous déplions les belles pièces de cachemire blanc aux dessins rouge feu, verts ou bleus, imprimés ou tissés; puis viennent les foulards indiens rouges, à raies jaunes ou blanches, avec de magnifiques broderies qui reproduisent en or mat des fleurs et des feuilles; les décorations en or et argent sont du reste prodiguées ici sur tous les tissus, même les plus légers, comme la mousseline et la gaze, et, bien qu’il fasse sombre dans le bazar, le brillant de toutes ces étoiles est vraiment merveilleux. Puis, ce sont des cosmétiques pour les ongles et les yeux, des bijoux en perles, — vraies ou fausses, — un assez grand choix de tapis depuis la grossière natte fabriquée en Bosnie jusqu’aux belles tentures de Roumélie et de Bulgarie, et les dessus de table en poil de chameau, venant de Stamboul. Enfin, des couteaux, de belles armes anciennes, de très jolis objets d’ébène incrustés d’argent et des ciseaux damasquinés d’or de Prizrend, en Albanie, etc. On trouve tout ce qu’on veut dans la boutique de Mehemet, mais, malgré, ses instances et ses ruses intéressées, je voulais réserver une partie de mes ressources pour aller acheter quelques souvenirs aux véritables représentans de l’industrie bosniaque, c’est-à-dire aux fabricans du Thartchi.
Extérieurement, ce quartier ne présente aucune différence avec le bazar proprement dit ; seulement, on n’y vend presque toujours, dans chaque boutique, qu’une espèce de marchandise, et quand on jette un coup d’œil dans le fond des échoppes, ou voit le marchand travailler avec un ou deux ouvriers, et ne se déranger pour grimper sur son estrade qu’au moment même où quelque client se présente. Il y a là une quantité de cordonniers et de tailleurs, puis des fourreurs qui préparent, assez médiocrement du reste, des peaux d’ours, de loups et de renards ; des selliers-harracheurs, des fabricans de filigranes d’or ou d’argent qui rappellent par leurs formes le style de Byzance ; des menuisiers, ouvriers hongrois, depuis longtemps installés à Serajewo ; des couteleurs qui vendent des poignards ou d’excellens coutelas dont quelques-uns, niellés d’or ou d’argent et rehaussés de pierres fines, sont de véritables objets d’art et justifient la réputation des ouvriers damasquineurs : on assure, en effet, que, lors de la conquête du XVe siècle, les sultans appelèrent de Damas des artisans en métaux, et que les vraies traditions de cette célèbre fabrication se sont conservées dans la Damas du nord, comme on appelle encore Serajewo.
À côté des couteliers, ou peut également citer les armuriers, dont l’habileté ne le cède en rien à celle des couteliers, et les orfèvres qui font des services à café en argent et en enivre, dans lesquels on retrouve de belles lignes et des formes élégantes. Ce sont ces orfèvres qui vendent les amulettes ou talismans dont les Slaves du Sud sont si friands. Les plus recherches pour les merveilleuses propriétés qu’on leur attribue, — en particule r contre les maladies de la peau, — sont les cornalines et les jaspes rouges, que l’on trouve en assez grande quantité dans certaines vallées de la contrée, et que des mendians vagabonds viennent vendre à l’état brut sur les ponts de Serajewo. On grave sur ces pierres des étoiles, des monogrammes cabalistiques que le nom arabe du propriétaire, et on les porte en bagues, en colliers, en bracelets ou attachées aux vêtemens. Le cachet-talisman se distingue du cachet ordinaire en ce que l’inscription n’y est pas rétrograde. On rencontre souvent parmi ces amulettes des bijoux antiques, découverts dans le pays ou apportés du dehors. Quand un Turc brise son talisman, il tombe dans la consternation et s’attend à quelque grand malheur que souvent alors lui attire son fatalisme inintelligent. Mais il ne faut pas croire que les musulmans seuls aient conservé cette superstition. Les chrétiens des deux rites y sont aussi fidèles, et peut-être vient-elle aux uns et aux-autres des vieilles traditions gnostiques des manichéens et des bogomiles ou patarins. Quoi qu’il en soit, les chrétiens portent non-seulement des croix avec des inscriptions en vieux caractères cyrilliques, mais encore des versets pieux écrits sur des rouleaux de papier pendus au cou, dans des sachets de cuir, cousus dans la robe ou attachés à la partie supérieure du bras; les musulmans portent de même des stances du Coran ; il n’est même pas rare de voir ces derniers faire bénir leurs rouleaux-fétiches par les pères franciscains dans la croyance que cette bénédiction ajoute encore à leur efficacité. Sans parler des chevaux au cou desquels on attache aussi des talismans, les enfans portent les amulettes pour se préserver du mauvais œil. Tantôt c’est un petit lièvre en plomb, un poisson, un serpent ou une tortue de même métal, et tantôt une griffe d’aigle ou des cornes de lucane-cerf-volant desséchées et montées dans de petits caissons en fer-blanc, ou bien encore, c’est une petite figurine grossièrement taillée dans du jayet. Comme il s’agit, avant tout, d’éviter le premier regard du jettatore, le seul dangereux d’après la croyance populaire, ces talismans sont attachés à un endroit bien en évidence du costume enfantin et le plus souvent sur le fez.
Pour en revenir au quartier marchand de Serajewo, je ne sais s’il y existe des libraires, mais je n’en ai pas vu ; c’était, du reste, un commerce complètement inconnu sous la domination ottomane; je n’en veux pour preuve qu’une anecdote qui m’a été racontée. Il paraît qu’en 1875, des Anglais philanthropes, qui avaient tenté de créer une école slave chrétienne dans la capitale de la Bosnie, ayant voulu faire passer par Brod une certaine quantité de livres classiques nécessaires à leur enseignement, la permission leur en fut impitoyablement refusée. On peut juger par là de l’état intellectuel de ce malheureux pays.
En dehors de ses bazars, Serajewo offre encore à la curiosité de l’étranger quelques mosquées et la grande église grecque orthodoxe. Cette dernière, qui est aujourd’hui le principal monument de la ville, fut commencée en 1870; elle coûta, dit-on, 325,000 francs, somme énorme pour le pays. L’érection de cette église monumentale, dans la plus grande rue de la ville et tout près de la mosquée impériale, dont je parlerai tout à l’heure, ne se fit pas sans soulever les vives protestations des musulmans fanatiques, en dépit des firmans du Grand Seigneur et de la présence du corps consulaire. Aussi, lorsqu’on annonça que l’inauguration, qui devait se faire le jour de Pâques de 1875, aurait lieu au son des cloches, l’exaspération de la population mahométane fut portée à son comble. J’ai déjà signalé plus haut l’aversion des musulmans de Bosnie pour les cloches des églises chrétiennes, qui, disent-ils, troublent les prières des muezzins sur les minarets du voisinage, et qu’ils considèrent comme un défi jeté à la supériorité de leur foi. Faire carillonner les cloches à l’inauguration de la grande cathédrale orthodoxe constituait donc une bravade qui risquait d’amener les désordres les plus graves; en effet, une conspiration se trama parmi les mahométans et ils résolurent d’empêcher à tout prix ce sacrilège ou de laver cette souillure dans le sang des chrétiens. Fort heureusement, la police des consuls fut avertie à temps; ceux-ci prévinrent le pacha, qui éloigna de la ville les plus exaspérés, rendit les modems responsables du maintien de l’ordre, obtint des chrétiens qu’ils renonceraient à faire sonner leurs cloches et prit enfin des mesures militaires si énergiques que la cérémonie put avoir lieu sans amener de conflits sanglans, et la cathédrale orthodoxe élève aujourd’hui fièrement ses coupoles byzantines au-dessus des plus grandes mosquées de la ville.
Deux de ces mosquées sont cependant très remarquables ; l’entrée en était, bien entendu, absolument interdite aux giaours sous la domination ottomane, mais aujourd’hui j’ai pu les visiter en détail, sous la conduite de mes aimables hôtes. L’une, la Tchareva Dzamia, ou mosquée impériale, fut construite par le sultan Mehemet, au moment de la conquête ; l’autre, la Begova Dzamia, doit sa fondation à Khosrev-Beg, le premier vizir ou gouverneur ottoman. Cette dernière est la plus grande et, avec son dôme central, ses coupoles latérales et le portique de sa façade, elle présente extérieurement tous les caractères d’une église byzantine primitive. Devant ce portique s’étend une petite place plantée d’arbres, au milieu de laquelle s’élève une fontaine de pierre alimentée par une source d’eau pure pour le Ghusel ou les lustrations religieuses. Ce détail se retrouve, du reste, dans toutes les mosquées un peu importantes. Dans le porche sont utilisées deux colonnes monolithes de marbre brun, provenant d’une église chrétienne antérieure. Cette mosquée, qui est divisée en trois parties, contient une chapelle dans laquelle sont déposés deux sarcophages dont l’un, — le plus grand, — renferme les restes du fondateur, l’autre ceux de sa femme; tous deux, et surtout le premier, sont couverts d’objets de prix déposés par la piété des fidèles. Aucun tableau, bien entendu; on sait que la religion mahométane ne permet pas de reproduire les êtres animés, — ce qui, entre parenthèses, n’empêche pas les musulmans les plus rigoristes de se laisser photographier, la photographie n’étant pas, pour eux, un portrait; de même qu’ils se refusent à considérer le champagne comme du vin, liqueur défendue par le Coran. Il est partout des accommodemens avec le ciel! — L’intérieur des grandes mosquées de Serajewo est, comme toujours, blanchi à la chaux, et sur ce fond sont peints des versets du Coran ; le sol est couvert de tapis persans. Au fond sont deux pupitres ou tribunes, l’une pour les prières ordinaires, l’autre exclusivement réservée à celle qui est faite en grande solennité tous les vendredis pour le calife ; dans le mur, une pierre carrée, la Kibla, indique la direction sacrée de la Mecque.
Quelques jours après ma visite du bazar et des mosquées, une circonstance heureuse me permit de pousser une pointe au sud et à l’est de la ville, et comme Serajewo devait être le point extrême de notre voyage, je saisis avec empressement l’occasion qui m’était offerte d’une excursion dans les deux directions que notre itinéraire de l’arrivée et du départ laissait précisément de côté.
Nous sommes donc partis un matin à cheval pour faire une excursion au sud de Serajewo, sur la route de Gorazda, accompagnés des deux braves kawas du consulat français, l’un mahométan, qui répond au nom de Mehemet, et l’autre chrétien, qui s’appelle Philippe Vakovitch; notre caravane se complétait par le beau chien Pseto, qui, lui aussi, fait respecter à sa manière le drapeau aux trois couleurs françaises.
Nous rencontrons d’abord la haute vallée de la Midljaska; rien de pittoresque comme ces gorges étranglées où passe le sentier que gravissent nos chevaux, munis d’excellentes selles anglaises, jouissance nouvelle depuis Brod. A une heure de Serajewo, nous passons la rivière Midljaska sur un vieux pont slave appelé le pont du Chevrier ou pont des Chèvres (Kozia Tchupria), et dont l’arche unique s’élève fièrement à une vingtaine de mètres, au moins, au-dessus du lit de la rivière. D’après la légende, ce pont est dû à la générosité d’un pauvre chevrier habitant la montagne voisine, qui, ayant trouvé un trésor, et témoin journalier des fréquentes noyades de voyageurs et de bêtes de somme qui avaient lieu en cet endroit dangereux, voulut « faire quelque chose de bon pour les hommes et laisser un souvenir de lui. » On voit que le charitable pâtre a réussi, si la légende dit vrai, puisqu’aujourd’hui encore son nom est béni par tous les voyageurs.
Le sentier, véritable casse-cou, suit le tracé probable du futur chemin de fer qui, à travers un long défilé de plus de 250 kilomètres coupé par des contreforts secondaires et des cours d’eau encaissés, reliera Serajewo à Mitrovitsa. Ce sentier serpente dans l’étroite vallée en suivant les sinuosités du torrent; et un peu avant d’arriver au ban de Ljubognsco (ou Ljebogosta, d’après la prononciation du maître du ban lui-même), on traverse une fois de plus la Midljaska sur un pont que l’on appelle Dervend poreg (le pont au bois), non pas, comme on pourrait le croire, à cause de la matière dont il est construit, mais bien parce qu’autrefois il y avait sur ce pont une cabane où un employé turc prélevait un morceau de bois sur chaque cheval chargé de combustible qui passait ; ce péage était censé destiné à entretenir le pont. L’impôt, perçu sous cette forme primitive, n’en constituait pas moins une lourde charge pour le contribuable ; en effet, le petit cheval de montagne ne peut porter par ces affreux chemins qu’un poids tout à fait médiocre que l’on peut estimer au maximum à 120 ou 130 kilogrammes[3] ; cela ne donne donc pas un nombre considérable de morceaux de bois par charge de cheval ; et il est à croire que le percepteur qui devait entretenir non seulement le pont, mais lui-même, — sans parler du pacha et des autres fonctionnaires inférieurs, — ne prenait pas le plus petit morceau.
On rencontre dans tous les sentiers de la Bosnie et de l’Herzégovine des caravanes de ces petits chevaux qui portent les denrées. Ils marchent à la file, le premier et le dernier ayant au cou une clochette, et quand ils croisent une voiture ou des cavaliers, dans ces voies étroites et presque toujours suspendues au-dessus du précipice, ils se rangent d’eux-mêmes très adroitement et tous du même côté, en présentant leur croupe en biais, de manière à ne jamais faire accrocher leur charge.
La précaution est plus que nécessaire sur le chemin de Serajewo au han de Ljubogosco, où nous avons déjeuné avec des œufs cuits d’une manière atroce, d’excellent fait caillé de chèvre et du café. Pour boisson, de l’eau claire arrosée de slivovitsa, que nous avons bue, — luxe inouï que nous n’avions pas encore eu l’occasion de constater ailleurs que dans les villes, — dans deux verres, dépareillés il est vrai, mais enfin deux vrais verres à boire. Muharem Kurtevitch, l’aubergiste, était tout fier de sa vaisselle. C’est du reste un gaillard avec lequel il ne serait pas bon de se rencontrer dans un chemin creux s’il était disposé à vous faire un mauvais parti ; mais pour l’instant, comme il est uniquement occupé à nous préparer à déjeuner, j’en profite pour le croquer comme un type des paysans des montagnes au sud de Serajewo.
Sa tête, rasée haut sur le front et d’où tombent de chaque côté de longues mèches droites de cheveux châtains foncés, est couverte pour le moment du kalpak ou fez de laine blanche, caché lui-même par la cula, bonnet de toile gris avec petite bordure ornée de broderies ; mais quand il sort pour aller à la ville, il met sur tout cela son fez rouge de cérémonie, et je vous assure qu’il a très bon air là-dessous avec son teint bronzé et ses longues moustaches blondes, car Muharem est chrétien, cela va sans dire. Sur sa chemise de dessous, qui laisse ses bras nus à partir des coudes, il porte une veste rouge à broderies noires et à double rangée de boutons, serrée à la taille par une énorme ceinture rouge faisant plusieurs fois le tour du corps et sous laquelle apparaît de nouveau la chemise, qui tombe à mi-cuisse, dissimulant l’attache du caleçon de toile blanche, qui couvre les jambes jusqu’à la moitié du mollet. Le bas des jambes et les pieds sont nus; des sandales de cuir jaune protègent seulement la pointe des pieds, et ainsi accoutré, allant nous chercher dans un vase de terre à forme archaïque et originale de l’eau au ruisselet qui passe au pied de sa maison, Muharem Kurtevitch est un beau gars et a meilleure mine que nos dandys du boulevard.
Nous l’interrogeons longuement sur le pays qui entoure son han. Il nous montre de loin l’emplacement où se trouvait un vieux château slave (starigrad), presque inabordable aujourd’hui et qui ne présente plus du reste que quelques ruines informes. D’un côté, le han est dominé par la Romanya; de l’autre, par la Jahorina Planina, dont les sommets sont encore couverts de neige. A propos de la première de ces montagnes, Muharem nous propose de nous dire une légende ; nous lui offrons avec empressement une tasse de son café et il nous raconte ce qui suit :
« Il y avait autrefois à Visegrad une reine païenne qui, ayant toujours besoin d’argent et voulant faire bâtir un palais, mit un impôt énorme sur ses sujets, en céréales et en or, plus une corvée. En pauvre chrétien, appelé Novak[4], eut honte de travailler au palais de la reine; il dit : « Je veux bien donner l’impôt en céréales et ce que je pourrai de l’or qu’on me demande, mais je ne ferai pas de corvée pour des païens. » La reine lui fit dire : « Si d’ici à huit jours tu n’es pas venu faire toi-même ta corvée et m’apporter en même temps la somme à laquelle tu es imposé, je te ferai mourir. » L’homme eut peur; il retourna à sa maison et chercha à ramasser l’argent demandé, mais il n’y parvint pas. Alors il alla errer sur les pentes de la Romanya Planina; et comme les huit jours étaient expirés, il se dit : « Puisque je ne puis trouver d’argent et que je ne veux pas travailler au palais de la reine, je vais rester ici. » Or il avait pour toute arme un crampon. Alors vint à passer un riche Turc à cheval: « Que fais-tu ici? dit le Turc. — Je ne puis plus retourner à la cabane, répondit Novak, la reine m’a demandé plus d’argent que je n’en puis trouver, et je ne veux pas travailler aux demeures des païens ; je vais donc rester ici. — Je te dénoncerai à la reine, reprit le Turc, et je lui dirai que tu es ici. »
«Alors Novak, avec son crampon, tua le Turc, prit son cheval et se fit bandit, — le premier bandit de la Romanya-Csernagora ; bientôt son frère, nommé Gronica, le rejoignit, puis un autre fugitif, puis deux, puis vingt, puis cent ; et depuis ce temps, il y eut toujours des bandits sur cette montagne. Bientôt ils devinrent les protecteurs de tous les chrétiens des vallées avoisinantes. Quand un beg maltraitait un raïa, le raïa se plaignait aux braves bandits, et le beg était puni ; et c’est ainsi que les compagnons du pauvre Novak et ses successeurs devinrent les grands justiciers de la contrée. »
Telle fut l’histoire que nous dit Müharem.
Sous sa forme naïve, la légende des bandits de la Romanya-Planina, que l’on croit remonter au XVe siècle, peint bien ce qui a dû se passer souvent dans ces montagnes entre les victimes et les tyrans. En effet, chez tous les peuples opprimés, le banditisme, c’est-à-dire la révolte individuelle contre l’état de choses existant, fut considéré comme une profession noble et patriotique ; et celui qui s’exerçait en grand sur les montagnes, entre Visegrad et Serajewo, préoccupa les Turcs pendant tout le temps de leur domination. Il y a une douzaine d’années à peine qu’à la suite du massacre d’un poste et de l’enlèvement de 10,000 ducats par les out-laws de la Romanya-Planina, une véritable bataille eut lieu entre les Turcs et les successeurs de Novak. Aujourd’hui, tout cela n’est plus qu’un thème à récits, le soir, à la veillée, et l’ordre le plus parfait règne dans la contrée, sous les drapeaux de Franz-Joseph ; mais le feu qui couve n’est pas éteint ; et si le populaire avait à se plaindre de l’administration austro-hongroise, il est probable que l’on verrait les mêmes causes produire les mêmes effets et de nouveaux partisans « prendre la montagne[5]. »
… Du han de Ljubogosco nous sommes repartis à travers bois pour rejoindre une autre route, en grimpant des sentiers de chèvres, qu’il ne faut regarder ni avant ni après y avoir passé, mais où l’on passe quand même ; nous avons dû descendre de cheval vingt fois pour franchir des barrières rustiques ou des fossés profonds ; et enfin, nous sommes arrivés à Mokro. C’est par ce point que passe la route stratégique des Austro-Hongrois, qui va d’un côté vers Rogatica, de l’autre vers Vlasenica. De Ljubogosco, un autre chemin se dirige sur Praca, Gorazda et Foca (12,000 habitans), Yisegrad (1,200 habitans) et Cainica. Novi-Bazar est à trois étapes plus loin (environ vingt-quatre heures de marche effective, ou trois journées). Des trois points extrêmes occupés aujourd’hui chacun par un bataillon et de l’artillerie, l’armée fait patrouille jusqu’à la frontière pour tenir en respect les Turcs et les Albanais, qui se préparent évidemment à la résistance pour le cas où les envahisseurs voudraient s’avancer plus loin que les limites traditionnelles de la Bosnie et de l’Herzégovine.
Après avoir, à Mokro, constaté la présence des ruines d’une vieille basilique chrétienne et de plusieurs autres restes d’antiques monumens, que j’étudiai aussi consciencieusement qu’il me fut possible de le faire dans cette rapide excursion, nous reprîmes le chemin de Serajewo, que nous regagnâmes, cette fois, par la grande route stratégique. Cette route est toute différente comme aspect de celle que nous avions suivie le matin : elle passe, en effet, par les sommets et donne une vue superbe sur deux énormes plateaux aux pics couverts de neige ; et après une descente de 12 kilomètres, ramène à Serajewo, dont le panorama se déroule aux pieds du touriste bien avant d’entrer dans le dédale des petites rues qui entourent la vieille citadelle.
Sans se prolonger au-delà des bornes raisonnables d’un repos nécessaire, après les rudes journées du voyage d’arrivée, mon séjour à Serajewo me permit encore de voir beaucoup de personnages distingués, parmi lesquels je citerai seulement le gouverneur de Bosnie, général Jovanovitch, qui me reçut avec la plus grande affabilité dans le konak, ou palais du gouvernement. Ce palais, situé près d’une des deux grandes mosquées de la ville, est une vaste construction en pierres, assez imposante, et précédée d’une grande cour entourée de murs et de grilles. A l’arrivée des Autrichiens, il était littéralement obstrué aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur par des monceaux d’immondices, et il dut être désinfecté de la cave au grenier pour être rendu habitable. Au premier, sont les bureaux et les archives, et, au second, les appartemens du commandant en chef. Le général Jovanovitch, qui parle très purement le français, voulut bien me questionner longuement sur mes impressions de voyageur et je dus lui avouer que j’avais constaté partout un mécontentement général. « Je le sais, me répondit mon illustre interlocuteur, mais j’espère que bientôt, quand les premières difficultés de la transition seront surmontées et nos intentions mieux comprises, les choses reprendront leur cours normal. Pour le moment, ce que le veux empêcher avant tout, c’est l’espèce de grève dont nous menacent les raïas, et j’ai donné les ordres les plus sévères pour qu’on punît de la prison tous ceux qui refuseraient d’ensemencer leurs terres. » Involontairement ma pensée se reporta vers le pauvre paysan dont j’avais été l’hôte, — un peu malgré lui, — sur la montagne entre Tesanj et Doboj et je dus constater que le gouverneur était bien informé. Pendant celle conversation si intéressante pour moi, un coup de canon, parti de la citadelle, retentit tout à coup, et aussitôt un panache de fumée notre s’élevant du quartier turc sur la croupe du mont Trebevitch, annonça qu’un incendie venait d’éclater. C’est un événement pour ainsi dire quotidien dans cette ville de bois, et personne ne s’en émeut ou ne s’en occupe jusqu’au jour ou quelque grande catastrophe, — comme la destruction du bazar de Serajewo, qui a eu lieu depuis mon voyage dans cette ville, — fait tenter un nouvel effort, toujours impuissant, contre ce terrible fléau.
Je quittai le général Jovanovitch, charmé de sa réception et muni de tous les nouveaux firmans qui étaient nécessaires pour continuer mon voyage jusqu’à Mostar et l’Adriatique, dès que les études que je faisais à Serajewo seraient terminées; j’avais, en effet, entrepris de profiter de cette halte réconfortante dans la capitale pour compléter mes investigations générales sur la Bosnie. Je pus, notamment, me trouvant au siège de toutes les administrations provinciales, colliger de nombreux documens sur la grosse question de la propriété foncière, et rapprochant ce que j’appris alors de ce que je savais déjà, je parvins à réunir quelques données intéressantes que je crois l’occasion favorable de consigner ici, puisque j’ai bon lit et bonne table, à l’abri d’un toit hospitalier sur lequel flottent les trois couleurs nationales, à l’ombre desquelles il est si doux de vivre quand on est loin de la patrie.
J’ai déjà eu l’occasion de dire que, lors de la conquête musulmane, les seigneurs slaves de Bosnie et d’Herzégovine avaient embrassé le mahométisme pour conserver leurs fiefs et leurs privilèges, tandis que la plupart des paysans, plus fanatiques ou moins intelligens, restèrent chrétiens, et devinrent ainsi, sous le nouveau régime, plus que jamais une race déparias taillables et corvéables à merci. C’est là ce qui donne à la conquête de ces provinces un caractère tout particulier dans l’histoire. « Dans la Serbie propre, dit M. Guillaume Lejean[6], la féodalité qui se développa très tard et seulement par imitation de l’Occident, fut enveloppée dans les désastres nationaux, et périt ou fut réduite à l’état de raïa comme le reste du peuple. Il y a quelques années, on demandait à un Serbe libre, s’il y avait des nobles dans la principauté : « Nous sommes tous nobles, » répondit-il. lin Bosnie, au contraire, la noblesse passa à l’islamisme pour conserver ses fiefs, et elle est restée l’élément le plus rétrograde et le plus féodal de toute la Turquie; aussi, la Bosnie n’a-t-elle cessé de protester par les armes contre les réformes de Mahmoud II et d’Abdul-Medjid. Cette aristocratie, très oppressive pour ses vassaux, est musulmane, mais nullement turque ; elle conserve ses usages, sa langue et ses noms de famille, et le voyageur qui ne saurait que le turc éprouverait en parcourant la Bosnie des mécomptes continuels... » On comprendra ces résistances aux réformes, si l’on se rappelle qu’en réalité la Bosnie et l’Herzégovine étaient, depuis la conquête, des provinces autonomes, administrées par les begs ou possesseurs de fiefs nobles, exempts de tout impôt et ne devant au suzerain de Constantinople que le service militaire en cas de guerre.
La terre y appartenait exclusivement, sous la dénomination de spahiliks, à cette arrogante noblesse héréditaire qui se transmettait ses fiefs, non par droit d’aînesse, mais indivisément, suivant l’usage oriental, entre tous les membres d’une même famille, qui choisissaient pour chef le plus brave ou le plus âgé d’entre eux, chargé, en cas d’appel aux armes, de les conduire au combat. Dans la seule Bosnie, il y avait douze mille de ces fiefs disposant de quarante mille soldats. Cette organisation avait été acceptée par la Turquie, dans l’impossibilité, au moment de la conquête, de réduire autrement ces fiers vassaux. Mais quand, la paix rétablie, elle put consacrer à des réformes intérieures une partie de ses forces, elle s’attacha avec cette patience persévérante qui distingue les théocraties à diminuer l’importance des begs slaves ; son premier pas dans cette voie fut l’envoi en Bosnie d’un pacha chargé de représenter à titre permanent le pouvoir central.
Le rôle de ce fonctionnaire fut d’abord des plus effacés. Installé à Trawnik, seule ville où, comme nous l’avons vu plus haut, il lui fût permis de résider, il dut d’abord se bornera bâtir des mosquées pour réchauffer le zèle des musulmans envers le calife de Constantinople, à nommer des cadis pour connaître sinon de tous les crimes et délits qui appartenaient à la justice des begs, au moins des petites causes civiles et religieuses de moindre importance ; puis il s’attacha les chrétiens en maintenant et faisant maintenir les anciens privilèges pour l’exercice de leur culte; enfin, et petit à petit, il mit dans la main du sultan toutes les terres de la contrée restées sans propriétaire. Allant plus loin, le représentant du pouvoir central avait même essayé d’établir un impôt foncier et personnel qui, à la vérité, ne devait frapper que le raïa, — et qui, par conséquent, aurait rapporté peu de chose au trésor, — mais qui, du moins, eût été comme une consécration officielle de la prise de possession du pays.
Les spahis virent le danger et le conjurèrent en se rapprochant de leurs raïas et en se montrant moins exigeans à leur égard. Ils avaient besoin, en effet, de ménager la solidarité qui, malgré eux. les unissait à leurs frères de race, devenus leurs sujets, et de maintenir les derniers sentimens de patronage et de clientèle qui, prenant leurs racines dans les anciennes traditions du clan slave, avaient survécu à la conquête; il leur fallait des soldats pour résister au pouvoir ottoman, et ils essayèrent de prendre vis-à-vis de leurs serfs une attitude moins vexatoire. Aussi la Porte ne tarda-t-elle pas à s’inquiéter de l’accord qui semblait régner entre les Slaves chrétiens et les Slaves musulmans de ses provinces, et elle crut trouver le remède au danger que courait sa domination en essayant de diminuer l’influence que donnait à la noblesse bosniaque et herzégovienne la division des terres en vastes et riches spahiliks. Afin d’arriver à son but, « la Porte, dit M. Cyprien Robert[7], voulant, dans son ambition jalouse, réduire ses alliés à l’état de sujets, excita, d’une part, le fanatisme si prompt à s’enflammer des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis; de l’autre, elle jeta un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les spahiliks en tchiftliks sous prétexte de récompenser leur dévoûment à la cause de l’islamisme. »
Ces tchiftliks étaient des espèces de majorats pris sur les terres libres et constitués par la Turquie au profit des seigneurs partisans dévoués de l’autorité du sultan. Ils donnaient le droit de prélever les dîmes de la récolte et d’expulser les raïas chrétiens établis sur les terres qui en dépendaient, à moins que le seigneur ne préférât pressurer ces malheureux pour en tirer le meilleur parti possible[8]. « Partout où cet infernal système fut appliqué, continue M. Cyprien Robert, il excita l’horreur des raïas et le dépit des spahis qui n’obtenaient pas de tchiftliks; il en résulta des luttes violentes, et une irritation extrême régna dès lors parmi les possesseurs des fiefs, qui furent amenés à ériger de leur propre autorité leurs terres en tchiftliks. Les tchiftliks privés étaient, en effet, le seul moyen infaillible de neutraliser l’influence des tchiftliks impériaux. Les raïas, foulés aux pieds, n’eurent plus d’autre propriété que celle de leur corps. Tout spahi qui passait près de leurs cabanes se faisait héberger et nourrir par eux; il pouvait employer leurs chevaux pour un jour de marche sans être obligé de les payer; il pouvait même accabler de coups le raïa, qui n’osait répondre, car tous les musulmans étaient sacrés; il y avait peine de mort pour le chrétien qui aurait frappé l’un d’eux. » — « Les Bosniaques, disait à peu près à la même époque M. Hippolyte Desprez, les Bosniaques se débattent dans l’anarchie la plus douloureuse pour tous, paysans et seigneurs; mais ils sont tellement aveuglés par leurs haines mutuelles et ils croupissent dans un tel état d’ignorance qu’ils sont incapables de comprendre leurs vrais besoins et de se concerter pour en obtenir la satisfaction. Ils n’en sont que plus à craindre peut-être pour le gouvernement, qui est obligé quelquefois de recourir à de grandes expéditions armées pour les pacifier... Le calme, la paix, la sécurité, sont inconnus dans leurs montagnes. Combien de fois, pour le moindre incident de la vie ordinaire, n’a-t-on pas vu toute la population en émoi, arrachée à la charrue, se soulever le fer et le feu à la main pour porter d’un village à l’autre la ruine et la désolation! Aussi le paysan bosniaque est-il voué à la misère la plus profonde... La physionomie du pays porte l’universelle empreinte de la terreur sous le poids de laquelle il gémit. En beaucoup d’endroits, les maisons ressemblent à de petites citadelles sombres et menaçantes; des postes d’observation sont établis quelquefois dans les arbres, le long des chemins. Quiconque ose s’aventurer parmi ces populations sans cesse armées pour attaquer ou se détendre court à chaque instant le risque de payer cher sa témérité... »
C’est sous ce régime que vécurent la Bosnie et l’Herzégovine jusqu’à l’insurrection de 1850. À cette époque, les Slaves musulmans de la Bosnie, blessés des tentatives réitérées de la Porte pour établir dans la province un ordre de choses un peu plus régulier et plus conforme aux idées modernes de souveraineté, de justice et de progrès, et ayant appris, de plus, que le sultan avait résolu d’introduire chez eux les principes généraux du tanzimat ou des nouvelles réformes politiques et administratives dont l’application venait d’être faite dans le reste de l’empire, prirent les armes et se révoltèrent. C’était, en effet, la fin de leur domination et de leur indépendance et la ruine de leurs privilèges. Aussi organisèrent-ils une formidable résistance au corps d’armée qui fut envoyé pour les soumettre et pour faire en même temps rentrer dans le devoir Ali, pacha d’Herzégovine, qui ne tendait à rien moins qu’à se rendre indépendant. Mais Omer-Pacha, qui commandait cette armée, les vainquit et, après une sanglante répression, établit l’autorité absolue du sultan dans tout le pays. La Porte profita de son succès pour anéantir le régime féodal et la puissance des begs et pour introduire dans les deux provinces une administration à peu près régulière et analogue à celle qui était en vigueur dans les autres parties
[9] de l’empire. Je n’ai rien à dire de cette administration, puisqu’elle est aujourd’hui supprimée par l’arrivée des Autrichiens, mais je dois examiner la situation nouvelle qui fut faite aux raïas vis-à-vis des begs, car c’est la question bosniaque tout entière, quel que soit le drapeau qui dans ce pays protège l’ordre matériel, quel que soit l’uniforme des soldats qui y tiennent garnison.
Sous l’ancien régime, antérieur à l’insurrection, les engagemens conclus entre les propriétaires et les kmètes ou paysans pouvaient être de deux espèces : ou bien, comme dans le centre et le midi des deux provinces, l’agha fournissait la terre, la maison, les bêtes de trait, les outils agricoles et les semences, et le paysan n’apportait que la main-d’œuvre, et alors le partage se faisait entre eux soit par moitié, soit deux tiers pour le propriétaire et un tiers pour le raïa; ou bien, suivant l’usage ordinaire de la partie septentrionale du pays et surtout dans la Kraïna et la Possavina, les deux districts les plus fertiles de la Bosnie et les plus peuplés de chrétiens, le propriétaire ne fournissait que la terre, et alors le fermier gardait les huit neuvièmes de la récolte.
Cet état de choses qui, bien que dur, pouvait permettre au raïa de vivre, avait été violemment modifié vers 1848, et la tretina ou droit au tiers de la récolte pour l’agha, fut substituée à la devetina (droit au neuvième). On décida bien, il est vrai, que le beg serait partout obligé de fournir, outre la terre, la maison, les outils et les semences ; mais comme en fait les conditions stipulées ne furent pas exécutées par les propriétaires, le kmète fut réduit à mourir de faim. Aussi l’émigration prit-elle des proportions inusitées et plusieurs tentatives de soulèvement se produisirent.
Bientôt après avait lieu l’insurrection musulmane, vaincue par Omer-Pacha ; la féodalité était supprimée, et la Porte croyait le moment venu d’opérer des réformes dans le régime agraire et social de ses provinces slaves.
Elle nomma donc une commission du « tanzimat » pour donner son avis, et en 1859 cette commission proposa et fit approuver par le sultan un règlement dont les principales dispositions étaient les suivantes : 1° Suppression de la corvée. Jusqu’à cette époque, il était d’usage, surtout dans les districts où les propriétaires touchaient moins d’un tiers de la récolte, que les fermiers fussent soumis à un certain nombre de corvées qu’ils étaient obligés de faire sans rémunération, comme de couper et d’amener chez eux le bois nécessaire à la provision des aghas, de transporter leurs personnes et leurs provisions, d’entretenir gratuitement leurs jardins, enfin de leur rendre d’autres services de domesticité. Le règlement de 1859 supprime toutes ces charges et oblige seulement le kmète à transporter au magasin du propriétaire ou au marché le tiers de la récolte qui lui revient, et, dans le cas où ledit agha n’aurait droit qu’au quart ou au cinquième de la récolte, oblige le fermier à donner quelques soins au jardin potager de son seigneur. — 2° Construction et réparation des habitations à la charge du propriétaire. Il arrivait souvent qu’après avoir tout rebâti à neuf, un kmète était renvoyé sans aucun motif par le beg, qui, dans ce cas, n’était tenu envers son fermier à aucune indemnité. C’est pour faire cesser cet abus que le règlement de 4859 stipule qu’à l’avenir la construction et la réparation des maisons resteront à la charge de l’agha. — 3° Diminution de la part des propriétaires dans la récolte des fruits, des légumes et du foin. Tandis que, sur le reste de la récolte, l’agha ne prélevait que le tiers, il était presque partout d’usage qu’il prît la moitié, et même dans certaines localités les trois quarts sur les fruits, les légumes et les fourrages[10]. Souvent même, il prenait en eau-de-vie la portion lui revenant sur les prunes qui devaient servir à la distillation de cette eau-de-vie. Le règlement de 1859 réduit au tiers la part revenant au propriétaire sur ces récoltes comme sur les autres. — 4° Abolition du droit de gîte de l’agha. Un des droits les plus vexatoires était l’obligation pour le fermier d’héberger l’agha et toute sa famille, aussi longtemps qu’il lui prendrait fantaisie de vivre chez lui, à ses dépens. Le règlement supprime ces droits ainsi que l’usage des cadeaux périodiques de beurre, de laitage, etc., imposé aux kmètes dans beaucoup de localités. — 5° Interdiction aux propriétaires de céder à des tiers les revenus de leurs propriétés. Les aghas endettés ou désireux de s’affranchir des ennuis de la direction de leurs propriétés en cédaient souvent les revenus à leurs créanciers ou à des spéculateurs, — la plupart juifs ou grecs phanariotes, — qui, n’ayant pas les mêmes raisons que le maître du fonds de ménager le fermier, accablaient ce malheureux d’exactions et de mauvais traitemens. La moisson à peine coupée et encore sur le champ, le receveur se présentait et, comme la taxe devait être payée en argent, si le paysan ne pouvait ou ne voulait payer ce qui lui était demandé et qui souvent s’élevait au double ou au triple de la somme réellement due, on l’obligeait à laisser pourrir sur place le fruit de son travail. Si cela ne suffisait pas, on employait des moyens encore plus persuasifs. Les zaptiés étaient appelés à la rescousse pour faire respecter la loi, et avec leur aide, on soumettait à toutes sortes de tortures le raïa récalcitrant. Tantôt on le mettait nu et on l’attachait à un arbre où il était, l’été, dévoré par les insectes que l’on avait soin d’attirer en enduisant son corps de miel, et l’hiver, littéralement gelé jusqu’aux os. D’autres fois, on l’enfermait, sans nourriture, dans une cabane où on l’inondait d’eau froide jusqu’à ce qu’il criât miséricorde ; ou bien encore, on l’enfumait au-dessus d’un feu de bois vert, ou on l’enterrait jusqu’au cou à la porte de sa maisonnette jusqu’à ce qu’il consentit à payer. On voit que, si le musulman n’avait pas tout à fait contre le chrétien le droit de vie ou de mort, il avait au moins celui de torture à peu près illimité. Croyant mettre fin à ces horreurs, le règlement de 1859 décide que, dorénavant et sous quelque prétexte que ce soit, aucun beg ne pourra plus donner en régie une partie quelconque de ses propriétés. — 6° Règlement des contestations entre propriétaires et fermiers. Jusqu’au règlement de 1859, les kmètes étaient presque toujours, en cas de difficultés avec leurs propriétaires, victimes de l’arbitraire des tribunaux locaux, soumis la plupart du temps à l’influence des riches aghas ou begs. L’appel même à la cour de medjliss, la seule devant laquelle fût admis le témoignage des chrétiens, était absolument dérisoire, car ce témoignage, fût-il apporté par vingt chrétiens, était annulé, en fait, par le dire d’un seul musulman. Le règlement décide donc que, dorénavant, toutes les difficultés de ce genre seront soumises à quatre arbitres désignés par les parties et qui, en cas de désaccord, en nommeront un cinquième pour les départager, et que les tribunaux de district ne seront appelés à intervenir que pour enregistrer la sentence prononcée et veiller à ce qu’elle soit impartialement exécutée. 7° Enfin, le règlement ordonne que tous les contrats précédemment passés soient confirmés, dans toutes les dispositions qui ne lui sont pas contraires, et qu’à l’avenir, prohibant toutes conventions verbales, tous les contrats entre propriétaires et fermiers seront faits par écrit et passés sans aucuns frais devant l’autorité locale, et signés en double expédition par les deux contractans, qui en garderont chacun une copie légalisée.
Comme on le voit, il y avait dans le règlement de 1859 les élémens d’une excellente réforme... sur le papier. Malheureusement, elle resta sur le papier ; les aghas profitèrent des clauses qui leur étaient favorables et continuèrent à exiger de leurs kmètes impuissans à se défendre les mêmes redevances que par le passé. La Porte aurait eu un moyen de remédier d’un seul coup à tous les abus : c’était de supprimer purement et simplement le droit de tretina, la corvée et le reste, et de laisser en présence pour un libre contrat l’agha et le fermier ; mais cela eût été bien simple et bien libéral pour des Turcs ; d’ailleurs la dîme a chez eux un caractère religieux; et, en attendant, le raïa continuait à être indignement exploité par son seigneur et maître. L’occupation autrichienne n’a pas, il faut bien le dire, amélioré au point de vue légal la situation du raïa. C’est le propre des gouvernemens réguliers et civilisateurs, à qui répugnent les moyens violens, de laisser vivre momentanément les abus qu’ils trouvent installés dans les pays semi-barbares dont ils prennent possession, et d’être mêmes obligés de protéger l’exercice de ces abus jusqu’au jour où ils peuvent légalement, et avec le moins de secousse, les faire disparaître. Le gouvernement austro-hongrois a même été forcé, non seulement de tromper les espérances des raïas, mais encore de prêter l’appui de son autorité au recouvrement de ces redevances maudites qui, depuis plusieurs années, et à la faveur de l’insurrection, étaient peu ou point payées. Aussi les haines, loin de se calmer, se sont-elles ravivées encore, et est-il à craindre que bientôt les chrétiens de Bosnie et d’Herzégovine, sous le coup de l’amère déception qu’ils ont éprouvée, n’en arrivent à confondre dans un même sentiment leurs maîtres d’hier et leurs maîtres d’aujourd’hui.
Dès mon arrivée à Derwend, la première localité bosniaque où je m’étais arrêté, j’avais pu constater le mécontentement général. Lors de l’invasion, les raïas chrétiens, en effet, avaient cru que l’armée autrichienne allait les libérer de la tretina et que la terre leur appartiendrait. Aussi sont-ils restés tranquilles, favorisant de tout leur pouvoir l’entrée des frères chrétiens du nord de la Save. Maintenant que leurs espérances ne se sont pas réalisées, ils se demandent ce que sont venus faire ici les Autrichiens, qui parlent prématurément de conscription et qui prêtent leur appui aux begs pour toucher leurs redevances.
Il n’est pas possible de se figurer à quel point la première de ces exigences, — le service militaire, — est d’avance impopulaire dans les deux provinces, où les chrétiens en étaient dispensés sous le régime turc, moyennant une taxe de 28 piastres par mâle. En y réfléchissant un peu cependant, rien n’est plus compréhensible que cette aversion. Dans les agglomérations de peuples disparates, ou peu avancés en civilisation, et par conséquent peu familiarisés avec les nécessités modernes, rien n’est plus contraire à la nature et ne semble plus tyrannique que l’enlèvement prévu, régulier et presque mécanique du fils de la maison par le recrutement obligatoire. Si encore on savait pour qui et contre qui l’on va se battre ! Mais il faut s’enrégimenter avec des Allemands ou des Hongrois que l’on déteste, pour aller sur l’Adriatique, sur le Rhin ou sur la Vistule échanger des coups de fusils avec ces Italiens ou ces Français contre lesquels on n’a aucun grief, et qui inspirent même une sympathie latente, ou avec ces frères russes sujets du puissant tsar que toutes les chansons populaires saluent et appellent comme le grand protecteur des Slaves opprimés. Le drapeau est étranger. Le commandement se fait dans une langue barbare ; c’est l’exil incompris et sans but, dans les conditions les plus dures d’esclavage physique et de compression morale, au service d’un despotisme césarien dont le pauvre hère ne voit pas la raison d’être, et au milieu d’une promiscuité de races qui blesse tous ses préjugés nationaux. On comprend que, dans ces conditions, la crainte du service militaire ait beaucoup augmenté, chez les nouveaux sujets chrétiens de l’Austro-Hongrie, la désaffection que leur a causée l’attitude impartiale prise dans la question agraire par le gouvernement de Vienne.
Quant aux Turcs, qui voient succéder un régime régulier à leur domination factice et arbitraire, ils sont aussi mécontens, cela va sans dire. Si on leur parle du rachat de toutes les corvées ou redevances dues par les raïas aux propriétaires musulmans, moyennant une rente en argent, ils objectent, le Koran à la main, que la loi religieuse leur défend de vivre du produit de l’argent capitalisé, que Mahomet assimile l’intérêt à l’usure et que les usuriers « seront livrés au feu, où ils demeureront éternellement. » La question des vakoufs, ou biens de mainmorte, n’est pas moins embarrassante : non-seulement l’Autriche, en prenant possession de la Bosnie et de l’Herzégovine, s’est engagée à respecter les propriétés des communautés religieuses; mais, comme ces propriétés sont libres de tout impôt, elle se trouve en présence d’une quantité de ventes fictives au moyen desquelles beaucoup de musulmans, au prix d’un minime tant pour cent sur les produits, abandonnaient la propriété nominale de leurs terres aux mosquées ou aux religieux et conservaient ainsi leurs revenus, tout en se dispensant de toute charge fiscale, car il y a des accommodemens avec le ciel et, comme dit encore le livre inspiré : « Dieu a permis la vente, » même quand elle constitue une tromperie, tout en interdisant l’usure, même quand elle n’est que le produit légitime du capital argent.
On voit à quelles difficultés inextricables se heurtera la réforme agraire vis-à-vis des musulmans et on comprend quels doivent être leurs sentimens envers leurs nouveaux maîtres ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que presque tous les grands begs veulent louer ou même vendre leur terre et se retirer en pays mahométan ; pour beaucoup d’entre eux:, ce serait déjà chose accomplie si l’Autriche, sachant que cette émigration n’aurait pour résultat que de faire passer tout le sol aux mains des usuriers juifs, race que l’on n’aime guère à Vienne et surtout à Pesth, et que l’on sait être plus difficile à évincer que le Turc, ne s’était empressée d’interdire provisoirement toute transaction ayant la propriété foncière pour objet[11]. Quoi qu’il en soit, le musulman de Bosnie ou d’Herzégovine n’a certainement pas encore renoncé, au fond, à l’idée de s’accommoder du nouveau régime et de vivre en bonne intelligence avec ses nouveaux maîtres. Ce qui le prouve, c’est son attitude vis-à-vis de l’armée d’occupation. Le beg ou l’agha n’a pour le simple soldat que de l’indifférence boudeuse ou hautaine, mais il subit, malgré lui, l’ascendant de l’officier ou de l’employé austro-hongrois, son égal au moins pour l’éducation et la position sociale, et son supérieur de beaucoup pour la culture intellectuelle. Le Turc d’ailleurs, avec sa finesse d’homme relativement bien élevé, sait que, s’il a les chefs pour lui, il n’a rien à craindre des inférieurs. Il fait donc, autant que son caractère le comporte, la cour aux officiers, vis-à-vis desquels il se montre souvent presque obséquieux, malgré sa morgue ordinaire.
Aussi les officiers et fonctionnaires autrichiens sont-ils assez disposés à voir toutes choses, en Bosnie et en Herzégovine, d’une manière bienveillante pour les musulmans, d’autant plus qu’aucun Bosniaque ou Herzégovinien mahométan ne veut qu’on lui dise qu’il est Osmanli; c’est une injure à lui faire : il est Bosniaque, il est Herzégovinien, dit-il, et pas autre chose; au fond, il sait qu’il est Slave et non Tartare. Il y a là un particularisme absolument comparable au sentiment des Corses vis-à-vis des Français du continent, avec cette différence que la légende napoléonienne, la communauté de religion et la fraternité d’armes ont créé entre les continentaux et les Corses insulaires un véritable lien national.
Une autre raison encore dispose bien les autorités autrichiennes envers leurs nouveaux sujets musulmans, c’est que Serajewo, capitale et siège du gouvernement, est en même temps le chef-lieu d’un district où prédomine la population mahométane, par suite de l’origine même de cette ville et de la tendance naturelle qu’a eue, à toutes les époques, cette population à se grouper autour du pouvoir central ; il en résulte nécessairement des frottemens plus nombreux entre vainqueurs et vaincus, et les fonctionnaires austro-hongrois que leur éducation rapproche plus des begs et des aghas que des raïas chrétiens et qui, de plus, reçoivent leur mot d’ordre de Serajewo, sont en général favorablement disposés pour les musulmans.
Est-ce à dire que l’apaisement se fera facilement entre les anciens et les nouveaux maîtres du pays? Je suis loin de le penser, et, dans tous les cas, la possibilité de cet apaisement est subordonnée au règlement de la question agraire, qui est la grande difficulté intérieure en Bosnie et en Herzégovine. Mahométans et chrétiens ne pourront marcher ensemble pacifiquement et loyalement sous le sceptre de la maison de Habsbourg que lorsqu’ils auront supprimé entre eux cette cause d’antagonisme séculaire qui rend tout progrès précaire et toute amélioration impossible. Malheureusement, tout est à faire dans cette voie et l’arrivée des Autrichiens, au lieu de calmer les passions, a encore exaspéré la haine qui sépare les chrétiens et les musulmans des deux provinces.
Le dieu Hasard, patron des voyageurs, me fournit un jour l’occasion de prendre pour ainsi dire sur le fait les sentimens réciproques des begs et des colons bosniaques.
J’étais installé dans un café turc situé sur la grande place de Zienitsa. Suivant mon habitude presque quotidienne, j’étais allé dans ce forum enfumé des musulmans, — où, sans les carreaux cassés qui ne manquent jamais, on étoufferait littéralement, — dans l’espoir de recueillir quelque renseignement ou de saisir sur le vif quelque scène de mœurs. Une dizaine de musulmans, jeunes ou vieux, étaient assis ou plutôt accroupis sur le banc de bois d’un demi-pied de haut qui, en guise de divan, régnait tout autour de la salle ; dans un coin, le grand bahoura, ou poêle bosniaque en forme de pyramide arrondie, recouvert de plâtre et orné de ses ronds de poterie vernissée, rouges ou verts ; entre les bancs, deux grands braseros. Pendant que tout ce monde fume, se gratte le des avec son chibouck sans se préoccuper du qu’en dira-t-on, se mouche sans sourciller avec les doigts, et surtout boit sans cesse les petites tasses de café servies par un jeune garçon, un fumeur, juché sur un grand fauteuil en X, forme Renaissance, abandonne sa tête au cafetier, qui cumule en même temps, comme c’est l’usage, les importantes fonctions de barbier, et rase tous ses clients à tour de rôle. A chaque tasse de café servie, le garçon fait avec un morceau de craie une raie blanche sur une des poutres du plafond, noir de suie comme tous les plafonds de Bosnie ; chaque client a son morceau de poutre, et ce système primitif de comptabilité, que j’ai constaté chez beaucoup de cafetiers bosniaques, est, je crois, le seul en usage chez ces industriels.
J’étais là depuis une heure, ne trouvant rien à noter et interrogeant vainement ces hommes à l’intelligence si bornée sous une apparence de dignité qui leur est, du reste, tout à fait naturelle, et que leur ont donnée de longs siècles de violente domination et l’habitude du commandement, — lorsque tout à coup un individu vêtu comme un paysan entra dans le café, et après le dobardan (bonjour) d’usage, s’accroupit à côté de moi.
Pendant qu’il s’installait et demandait une tasse de café, je vis que sa présence jetait un froid et je compris que c’était un chrétien; nous étions au dimanche. Je fus étonné, car je croyais que les chrétiens ne mettaient jamais le pied dans un café turc. L’explication ne se fit pas longtemps attendre. A peine lui eut-on présenté le café qu’il fit signe au servant de le porter à un vieillard au turban blanc et à l’air distingué, qui était placé en face de lui.
— Tiens, Mohammed-Beg, dit-il en même temps, veux-tu accepter ce café en paiement de la redevance que je te dois?
Le Turc se contenta de faire un geste de mépris.
— Tu ne veux pas de ce café en paiement de ma tretina? Eh bien ! tiens, voici du tabac; allumes-en ton chibouk, et nous serons quittes.
Et il jeta aux pieds du beg un paquet de tabac de dix kreutzers.
Le Turc, sans s’émouvoir et sans qu’un muscle bronchât sur sa figure régulière et vénérable, attendit une seconde ; et, prenant légèrement le paquet de tabac, il le rejeta du côté du colon.
Puis il dit sans élever la voix :
— Tu es un mauvais homme! (Ti si zlocest covek!)
— Ah! tu ne veux pas de mon café ni de mon tabac en paiement, s’exclama l’autre, qui commençait à s’animer et qui criait déjà comme un homme du commun que la colère gagne. Eh bien! si tu ne veux pas de cela, tu n’auras rien du tout. Je te paierai avec... (ici le mot célèbre injustement prêté à Cambronne).
— Coquin! répondit en se levant le Turc, qui, cette fois, perdit son sang-froid ; et il lança au chrétien une injure dont j’ai le texte, mais qu’il est impossible d’imprimer dans aucune langue. Le chrétien riposta par la contre-partie.
— Va-t’en ! fils de chien, continua le vieillard en brandissant son long chibouk et en faisant un pas en avant, ou je te casserai cent bâtons sur le dos.
Les voisins s’interposèrent.
— Cent coups de bâton ! repartit le colon goguenard. Allons donc! Tu sais bien, beg, que nous ne sommes plus au temps des Turcs. C’était bon autrefois; mais aujourd’hui, si tu me donnais cent coups de bâton, je te les rendrais, car sous Josef, un raïa est l’égal d’un beg.
Le Turc, blême, s’était accroupi de nouveau ; il ne disait plus rien, tandis que le chrétien continuait ses récriminations et ses invectives.
Les autres Turcs regardaient sans mot dire, sauf un vieillard à caractère conciliant sans doute, qui allait de l’un à l’autre, disant au beg : Ne te mets pas en colère! ne t’excite pas! (Ne razjarnj se!) et au chrétien : Tais-toi donc! reste tranquille! (Cuti! mir !) Mais on comprenait bien que, sous ce calme apparent, tous ressentaient vivement l’injure faite à l’un d’eux ; et je crois que, si nous n’avions pas été là, mon compagnon de voyage et moi, le chrétien eût été vite jeté à la porte... et peut-être par la fenêtre. Il est vrai que, dans cette hypothèse, il eût sans doute été moins impertinent, et il n’est même pas impossible que, nous ayant vus monter dans le café, il ait voulu profiter de notre présence pour faire son petit scandale et dire impunément au beg quelques dures vérités.
— Le misérable ! dit assez tranquillement celui-ci à un moment où le raïa époumonné reprenait haleine, il m’offre de me payer un chibouk et il me doit quinze kueble[12] !
— Quinze kuèble !.. Il prétend que je lui dois quinze kuèble! Mais voleur et fils de voleur ! je ne te dois rien, car tes pères ont pris leurs terres à mes pères; et, si tu ne veux pas de mon tabac, tu n’auras rien.
— Pourquoi m’as-tu coupé mon jardin de pruniers?
— Je n’ai rien coupé du tout : ce sont les soldats. Il fallait rester ici à garder ton bien et ne pas partir pour aller en Albanie retrouver les insurgés!.. Car tu y étais, Mohammed!
Notre présence, si elle encourageait l’insolent raïa, gênait évidemment le beg. Nous ne voulûn.es pas abuser plus longtemps de notre situation, et nous laissâmes les champions aux prises. Ils paraissaient, du reste, se calmer au moment de notre départ, et ils répondirent avec les autres à notre salut par le même sbogom (adieu), mais je le crains bien, avec des idées très différentes sur nous autres Européens, gens civilisés, et sur le rôle que l’Autriche est appelée à jouer en Bosnie. Chez nous, une querelle de ce genre finirait chez le juge de paix ou ailleurs; ici, elle est sans issue. C’est là le mal.
Quant à moi, je quittai ce café plus que jamais persuadé que la question bosniaque est, avant tout et depuis des siècles, une question sociale et agraire, et que, loin d’être résolue par l’arrivée des Autrichiens dans la province, elle ne fait qu’entrer dans sa phase aiguë ; enfin, qu’il faudra à la monarchie des Hapsbourg, non-seulement beaucoup de décision dans les idées, mais encore beaucoup d’énergie dans l’exécution de ces idées, pour la résoudre pacifiquement.
Vte DE CAIX DE SAINT-AYMOUR.
- ↑ Voyez la Revue du 1er janvier.
- ↑ Engel, Geschichte des Freistaates Ragusa.
- ↑ Cette charge de bois valait, au moment de mon séjour à Serajewo, 1 florin.
- ↑ Ce nom équivaut à peu près au Neumann allemand.
- ↑ Lorsque j’écrivais ces lignes, en 1879, j’étais loin de penser que moins de trois ans après, les événemens justifieraient ces craintes.
- ↑ Ethnographie de la Turquie d’Europe, Gotha (Justus Perthes), 1861, in-4o, p.26.
- ↑ Les Slaves de la Turquie. Paris, 1844, et Revue des Deux Mondes. 1er mai 1843.
- ↑ C’est peut-être aussi à cette pensée de la Porte d’être agréable aux spahis qu’il faut rattacher la création de ces trois légions de petits nobles : celle de Kliss, celle de Zvornik et celle de Bosna, qui, en 1865, comprenaient environ vingt mille titulaires, recevant en moyenne chaque année une pension de 400 piastres et grevant ainsi le budget de la province de 8 millions de piastres sur les 40 qu’elle produisait au maximum.
- ↑ Hipp. Desprez, les Peuples de l’Autriche et de la Turquie, Paris, 1850, et Revue des Deux Mondes, 1er juin 1848.
- ↑ On comprend cependant que, suivant la nature des récoltes, l’origine du défrichement et la différence du travail nécessité par chaque produit, la part du propriétaire ait été et soit encore variable. A Kojnitsa, par exemple, en Herzégovine, le beg ou l’agha a un tiers sur les céréales, un quart seulement sur les arbres fruitiers et un sixième sur la vigne.
- ↑ Cette tendance à l’émigration que je constatais en 1879 n’a fait que s’accentuer depuis, et d’après tous les renseignemens, l’exode des riches musulmans prend de jour en jour plus d’importance.
- ↑ Mesure de blé appelé metzen en allemand (les Croates disent aussi quelquefois metzen) et qui contient environ 50 kilogrammes.