La Bosnie et l’Herzégovine après l’occupation austro-hongroise/03

La Bosnie et l’Herzégovine après l’occupation austro-hongroise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 535-559).
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LA
BOSNIE ET L'HERZEGOVINE
APRES L'OCCUPATION AUSTRO-HONGROISE

NOTES DE VOYAGE

III.[1]
L’HERZÉGOVINE. — CONCLUSION POLITIQUE : L’AUTRICHE SLAVE.


I

Kojnitsa, 8 juin.

… Il faut pourtant s’arracher aux délices de Serajewo, quitter ces hôtes d’une semaine dont nous nous souviendrons avec gratitude toute notre vie ; les remercier de leurs complaisances, renoncer à ces bonnes réceptions consulaires dont Mme W… fait les honneurs avec tant de grâce pour ses invités et tant d’utilité pour le drapeau que représente son mari, — car n’est-ce pas un véritable tour de force que de se créer à Serajewo un petit salon très recherché de tous ? — Enfin, nous devons dire adieu au joli, — comment dirai-je ? est-ce une maison, un hôtel, un petit palais, un kiosque, un chalet : ? — Rien de tout ! — Nous devons donc dire adieu à la charmante habitation où M. et Mme Z…y, lui Polonais, elle Croate, reçoivent si bien les Français et les amis de la France, qu’ils servent avec le double dévoûment de gens qui ont choisi librement leur patrie.

Il faut partir… Le chemin est encore long d’ici à l’Adriatique, et il commence à faire bien chaud pour un Parisien. Aussi, emportant les souhaits de tous et le baisemains des braves kawas du consulat, Mehemet et Vakovitch, nous avons laissé ce matin derrière nous Serajewo et ses aimables habitans, et nous voilà sur la route de Mostar.

A peine sortis de la ville et presque en face du village de Svrakinoselo[2] où a été découverte la stèle romaine qui fait le principal ornement du jardin du consulat de France, nous rencontrons un convoi de vingt-cinq ou vingt-six canons de campagne, dont les uns portent l’étiquette Serajewo, les autres Gorazda, d’autres enfin Vichegrad : serait-ce l’occupation de Novi-Bazar qui se prépare ?

Nous déjeunons à Tarchin, hameau d’une cinquantaine d’habitans et siège d’une étape où les officiers trouvent du moins quelques distractions, car il est bâti au pied du Bjelasnitcha, sur les pentes duquel s’élèvent de magnifiques forêts pleines d’isards.

Toute cette haute plaine entre la vallée du Krapatch et celle du Lepenitcha est assez bien cultivée au pied du Bjelasnitcha, couvert encore de neige malgré la chaleur torride qu’il fait en bas. Pazarich est le centre principal de population que nous rencontrons ; il possède une petite mosquée. Partout ailleurs, les villages ne sont que de misérables trous de trois ou quatre maisons.

La route de Tarchin à Kojnitsa suit en montant les sinuosités du col étroit à travers lequel coulent, d’un côté vers le Danube, la Kalasnitcha, de l’autre, vers l’Adriatique, la Trebenitcha. Nous voyons là les premiers ateliers d’ouvriers bosniaques travaillant à casser et à transporter des cailloux pour faire la route. Ces ouvriers sont mêlés à des manœuvres européens et sont payés 80 kreuizers par jour ; les Européens ont davantage, parce qu’ils comprennent mieux et plus vite la besogne à faire ; mais les indigènes ne s’en considèrent pas moins comme très bien traités, et à nos questions à ce sujet ils répondent presque tous par le mot approbatif : « Dobro ! dobro ! C’est bien ! c’est bon ! »

Nos investigations d’ordre économique ne nous empêchent pas d’admirer le paysage ; ce col, seule porte ouverte par la nature à travers les montagnes qui séparent les eaux de la Mer-Noire de celles de l’Adriatique, est en effet on ne peut plus pittoresque et rempli de beaux arbres, les premiers que nous ayons eu occasion de rencontrer sur notre route. A Topolor-Grab (le tombeau du Boiteux), au sommet de la ligne de faîte, on jouit d’une vue magnifique sur toute la vallée du Lepenitcha, les montagnes qui bornent à l’ouest la plaine de Serajewo et celles de Fojoitsa et de Trawnik ; puis, de l’autre côté, la Narenta (Neretva), dominée par le Prenj Planina, que nous contournerons demain en nous rendant à Mostar, la Jablanitcha Planina, et tout au fond la Glogovo Planina et les sommets de la Montagne-Noire, tous encore couverts de neige. On descend alors vers Kojnitsa et l’on entre en Herzégovine, quelques centaines de mètres avant d’arriver au grand et vieux pont de cinq arches sur lequel on traverse la Narenta ; en effet, bien que le fleuve serve ici de limite aux deux provinces, en face du bourg, la rive droite elle-même, par suite d’une exception d’origine ! historique, appartient aussi à l’Herzégovine.

Kojnitsa[3], l’antique Brindia, par où passait de toute ancienneté la seule route qui reliait la Bosnie à la côte de l’Adriatique, a toujours été une localité d’une importance exceptionnelle. Encore aujourd’hui, c’est, au point de vue stratégique, la clé qui ferme toute communication entre les deux provinces, et une place forte ou un camp retranché à Kojnitsa serait la meilleure position militaire de la Bosnie et de l’Herzégovine. Son pont, qui porte le millésime turc de 1093 (de l’hégire) remonte très certainement à une époque beaucoup plus reculée, et les traditions les plus modestes en attribuent la construction à Falimir, dixième roi de Dalmatie et Croatie ; mais il est fort probable qu’il existait déjà un passage commercial à cet endroit dès l’époque romaine.

C’est à Kojnitsa que fut signée, en 1446, par le roi Thomas de Bosnie, la fameuse charte qui réglait la situation réciproque de la royauté, des seigneurs et du peuple. Cette signature eut lieu dans une assemblée de la nation, sorte d’états-généraux qui se réunirent plusieurs fois dans le même lieu. La pièce originale est conservée aujourd’hui au trésor du couvent de Kojnitsa, ainsi que plusieurs autres actes délivrés au même endroit par les rois de Bosnie en faveur des franciscains. Aujourd’hui, Kojnitsa, peuplée de trois à quatre cents habitans, n’est plus qu’un village, bien déchu de son ancienne importance, malgré son bazar et ses deux mosquées, l’une située sur la rive gauche, l’autre sur la rive droite de la Narenta. Mais elle occupe toujours la magnifique situation commerciale et défensive que la nature lui a donnée et que les hommes n’ont pu lui retirer, et peut-être l’avenir lui réserve-t-il une nouvelle ère de grandeur et de prospérité.

II

Mostar, 9 juin 1879.

… En quittant ce matin notre étape de Kojnitsa et les officiers qui nous y ont si aimablement donné l’hospitalité, nous ne nous doutions pas que nous allions parcourir le bout de chemin le plus pittoresque de tout notre voyage. La Narenta, — dont la route suit pas à pas le cours plein de trous et de tourbillons, — traverse en effet une gorge tellement étranglée qu’on ne sait comment on va en sortir. C’est ici que, sous la domination turque, un pont de fer, amené à grands frais d’Angleterre, resta pendant plusieurs années gisant sur le sol, livré à la rouille et à l’abandon. Les eaux tombent en cascades bruyantes et limpides sur les rochers aux flancs desquels une société d’entrepreneurs est occupée à accrocher une voie… qui sera carrossable ; et, malgré les horribles cabots de notre carriole, malgré les émotions que nous donnent l’étroitesse du chemin, ses tournans aigus, les mines qui éclatent à chaque instant au-dessus, au-dessous et à côté de nous, nous n’avons pas assez d’yeux pour admirer les magnifiques forêts qui bordent la route, les cataractes du fleuve et les pittoresques cavernes qui percent de toutes parts le rocher à pic et dans lesquelles les ouvriers se sont créé des demeures provisoires, véritables abris sous roche qui préparent de la besogne aux archéologues de l’avenir.

Aussi éprouvons-nous, malgré le soulagement physique, une sorte de désappointement quand, arrivés à Selakovatch, la vallée s’élargit tout à coup pour former une espèce de plaine à l’autre bout de laquelle nous apercevons bientôt, au pied de son vieux mont Hum, qui a longtemps donné son nom à la province, la tour de Mostar.

La Narenta est le dernier fleuve, en allant du nord au sud, de la Croatie à la Grèce, qui ait un cours normal et qui obéisse aux lois ordinaires de l’orographie et de l’hydrographie ; au-delà commence réellement le chaos monténégrin, caractérisé par un entassement de montagnes sur montagnes et un enchevêtrement de ruisseaux sans bassins réguliers, sortant souvent tout formés d’une anfractuosité de rochers pour se perdre un peu plus loin de la même manière. D’après un ancien chant slave, Dieu, pendant qu’il était occupé à créer le monde, parcourait l’espace, portant dans ses mains un grand sac où étaient renfermés les collines et les montagnes qu’il semait çà et là sur la terre comme un laboureur sème le grain dans un champ. Or, comme il passait au-dessus du Monténégro, le sac vint à crever, si bien que les montagnes tombèrent pêle-mêle sur le sol, où elles prirent racine et formèrent la Tsernagora, que M. Guillaume Lejean compare à un énorme gâteau de cire aux mille alvéoles, et M. H. Delarue à une mer houleuse pétrifiée.

On peut en dire tout autant de la partie sud de l’Herzégovine ; mais ce n’est pas seulement par leur aspect physique que ces deux contrées se rapprochent ; il s’est fait entre elles, à toutes les époques, un va-et-vient continuel de population qui se renouvelle à chaque commotion politique. La famille qui gouverne le Monténégro est elle-même originaire de l’Herzégovine. Les Petrovitch de Niegutchi ou Niegostch sont en effet, venus au XVIe siècle du Mont-Niegotch en Herzégovine, pour s’établir au pied du Lovchen, dans un canton alors désert, auquel ils donnèrent leur nom en souvenir de leur lieu d’origine. En 1697, un descendant du premier Petrovitch émigré, ayant été élu vladika (prince-évêque) sous le nom de Danilo, fit déclarer le pouvoir héréditaire dans sa famille et fonda ainsi la dynastie qui règne encore sur le Monténégro.

Mostar signifie en slave vieux pont[4] ; ce nom ne prévalut qu’au XVe siècle ; jusque-là les Slaves l’appelaient Vitrinitcha. Sous la domination romaine, cet endroit portait le nom de Andetrium ou Mandetrium. Le pont de Mostar est d’une seule arche et s’élève à 80 pieds de hauteur, à un endroit où la rivière se rétrécit entre deux rochers. On le croit d’origine romaine ; il fut construit, dit-on, en 98 après Jésus-Christ, sous le règne de Trajan ; d’autres pensent que c’est l’œuvre d’Adrien. Les Turcs, voulant s’en réserver l’honneur, l’attribuent à leur sultan Soliman le Magnifique. Lui et d’autres l’ont certainement beaucoup réparé ; le sultan Mehemet y fit travailler en l’année 1659, comme l’indique une inscription qui y est encastrée. Il serait peut-être plus prudent d’admettre qu’il a seulement pris la place d’un ouvrage romain et fut reconstruit par les Slaves, sans doute au XVe siècle lorsqu’en 1430 Badivoj-Gost, chambellan du duc Stéphan, s’installa dans cette localité, qu’il agrandit et qui prit alors son nom actuel. Les deux grosses tours, plus pittoresques que terribles, qui défendent de chaque côté les portes du pont, m’ont paru être de cette époque. Quoi qu’il en soit de la date de construction du pont, il est certain que c’est aujourd’hui une des curiosités de la ville, et la principale ; il est, comme tous ses pareils, très aigu, très étroit et absolument insuffisant pour les besoins modernes, ce qui ne le rendait, du reste, que plus facile à défendre. Son importance commerciale a toujours été considérable, car c’est le seul passage qui existe sur la Narenta jusqu’à son embouchure.

La capitale actuelle de l’Herzégovine a été peuplée originairement, si l’on en croit la tradition, par des chrétiens latins, qui y avaient encore un évêché au XVe siècle et qui seraient venus s’y établir à l’abri du poste militaire romain d’Andetrium. La moitié de la population du casa de Mostar est catholique, ce qui n’empêche pas la ville elle-même, avec ses dix-huit mille habitans, de compter, outre ses églises latines et grecques, quarante mosquées, dont la plus remarquable est celle de Karageuz-Beg. On voit que messieurs les imans, muftis, muezzins et autres acolytes de Mahomet sont ici en pays conquis. Quoi qu’il en soit, cette ville a toujours été plus attirée vers l’occident et l’Adriatique, où la conduit tout naturellement la vallée de la Narenta, que vers l’orient, dont la séparent les inextricables défilés des Planina bosniaques. On s’aperçoit, en y entrant, que l’influence de Venise et de sa colonie dalmate a toujours été grande ici, et si l’architecture, la langue et les paysages sont bien jougo-slaves, on sent à un je ne sais quoi d’italien que l’Europe occidentale n’est pas loin. Au point de vue des tendances politiques cependant, c’est au sud, vers la Tsernagora, que se tournent les yeux de l’ancienne capitale des ducs de Saint-Saba, et l’on m’a montré de la ville le sommet montagneux qui la domine vers la gauche et sur lequel, lors de l’invasion des Austro-Hongrois, les soldats du prince Nikita étaient arrivés de leur frontière en une journée de marche rapide à travers les hauts plateaux. Malheureusement pour eux, le drapeau des Hapsbourg flottait depuis le matin même sur la tour de Mostar, et ce coup de main slave, — qui pouvait amener des complications graves s’il avait réussi, — était manqué.

Mostar est le centre d’une culture toute différente de celle de la Bosnie. En effet, à partir de Kojnitsa, le climat est changé, la température beaucoup plus élevée, les sources beaucoup plus rares, le sol beaucoup plus rocheux ; on entre dans un pays exposé aux chauds rayons du midi et dans lequel la vigne, le figuier, l’olivier et le grenadier viennent à merveille. Les Herzégoviniens ont, sur ce point, conscience de. la supériorité de leur contrée sur celle qu’habitent leurs voisins du Nord ; aussi ont-ils coutume d’appeler les Bosniaques avec une pitié dédaigneuse des « mangeurs de prunes » (slivari). Dans la vallée de la Narenta, on vit aussi beaucoup plus dehors que sur l’autre versant des montagnes ; les cafés à l’italienne sont assez nombreux, et le règne de la granita[5] commence.

Au point de vue commercial, Mostar, autrefois célèbre pour ses manufactures d’armes damasquinées, offre au voyageur à peu près les mêmes séductions que Serajewo ; mais elle est surtout importante comme lieu de transit ; en effet, c’est la porte des deux provinces sur l’Adriatique. et l’Europe méridionale, et un chemin de fer la reliera certainement un jour aux rivages dalmates, à moins qu’un vieux projet de canalisation de la Narenta, — travail difficile et dispendieux, mais non impossible, — ne soit repris par les maîtres actuels de l’Herzégovine.

L’exécution de ce projet[6] ne ferait, du reste, que rétablir ce qui existait, en partie du moins, à une époque plus ancienne, avant que le fleuve, coulant rapidement des eaux beaucoup plus hautes dans un lit encaissé, ne l’eût creusé au point de dénuder les écueils qui s’y trouvent actuellement et qui forment, par endroits, de véritables rapides. Sans parler, en effet, du lac qui devait, à l’époque préhistorique, s’étendre dans la cavité comprise entre Blagaj, Mostar et le mont Porim, nous apprenons par l’histoire que les Narentani, vers l’an 160 avant notre ère, se rendirent redoutables par leurs pirateries sur le fleuve dont ils portent le nom ; plus tard, la grande ville maritime de Narona occupait le bord du fleuve, à l’endroit au-dessus duquel a été construit depuis Poldchitel (Citluk) ; un autre établissement maritime important était situé au moderne Vido, et enfin, en 1403, la république de Raguse fit remonter quatre de ses galères jusqu’au confluent de la Rama, au-delà de Mostar et tout près de Kojnitsa, pour combattre Ostoja, roi de Bosnie. On voit que, jusqu’au XVe siècle, la Narenta était navigable, au moins pour de petits vaisseaux, sur une longueur très considérable de son cours inférieur.


III

Metkovitch, 11 juin.

De Mostar à Metkovitch, le chemin est relativement facile et rapide, car on est tout à fait sorti des grands massifs montagneux. La route suit presque partout le fleuve. À une heure environ de Mostar, on croise l’embranchement du chemin qui se dirige vers Blagaj et Névésigné. C’est dans la première de ces localités que se trouve une citadelle célèbre qui se dresse fièrement à 800 pieds au-dessus de la Bouna, et qui fut construite, dit-on, par le duc d’Herzégovine Stéphan Hranitch. D’après la légende, son nom (de Blago, trésor) lui vient de ce que le trésor des ducs y était déposé. Cette forteresse, qui fut pendant près de cent ans la capitale de l’Herzégovine et qui était alors formidable, fut néanmoins prise part les Turcs en 1483. C’est encore une ruine imposante du haut de laquelle on jouit d’une vue splendide.

Un curieux phénomène naturel, — dont les exemples ne sont, du reste, pas très rares dans le pays, — se remarque à Blagaj. On y voit reparaître la rivière Zalonska, qui prend sa source au mont Mornitch, près du Montenegro, parcourt toute la plaine de Névésigné et disparaît sous terre au pied du Veletch, près du village de Bukvitcha, pour reparaître ici après avoir traversé souterrainement tout le plateau de Dubrava. On raconte à ce sujet qu’un pâtre de Névésigné, ayant un jour jeté son bâton dans la Zalonska, ce bâton fut retrouvé par son père, meunier sur la Bouna à Blagaj. Le père et le fîls mirent à profit cette découverte. Chaque jour, le pâtre tuait et jetait dans la Zalonska un mouton que son père repêchait dans la Bouna, et aux observations de son agha, qui s’étonnait de voir ainsi disparaître son troupeau, il répondait en mettant le méfait sur le compte des nombreux loups de la contrée. Enfin l’agha conçut des soupçons, fit surveiller son pâtre et le surprit un jour jetant sa proie dans la rivière ; le lendemain, le meunier, au lieu d’un mouton, repêcha le corps décapité de son fils.

Le village de Bouna, agréablement situé au confluent de la rivière de ce nom et de la Narenta, est remarquable par son pont de quatorze arches dont on attribue, comme toujours, la construction aux Romains. On y voit aussi une mosquée. C’est là que se trouvait la maison de campagne où fut arrêté en 1851, par Omer-Pacha, le vizir Ali-Pacha Rizvanbegovitch, qui gouverna l’Herzégovine pendant vingt ans, et qui, presque indépendant de fait, avait voulu rompre le faible lien de vassalité qui le rattachait à la Sublime-Porte. La vie de cet aventurier mérite que l’on s’y arrête quelques instans.

Ali Rizvanbegovitch appartenait à la noblesse renégate d’Herzégovine, et ses possessions héréditaires étaient à Stolatch. Cependant, une insurrection des seigneurs musulmans ayant éclaté en 1831, il donna son aide au sultan, ayant réussi à entraîner les raïas chrétiens de ses domaines en les leurrant de belles promesses et en leur garantissant sur toutes choses que leurs diverses redevances seraient abolies et remplacées par un impôt unique et annuel de 100 paras. L’insurrection étouffée, la Sublime-Porte, reconnaissant les services d’Ali, lui donna le gouvernement de l’Herzégovine, érigée pour lui en vizirat indépendant de celui de Bosnie. Le pacha s’empressa alors d’oublier ses sermens aux chrétiens, et pour se faire pardonner, sans doute, ses anciennes relations intéressées avec eux, il les accabla d’exactions et de mauvais, traitemens. Toutes les cruautés. étaient permises contre eux au fanatisme musulman, représenté par les agens du vizir. Sous prétexte de se saisir des raïas réfugiés au Monténégro et dont le retour dans leurs foyers était interdit, Ali expédiait des détachemens de sicaires qui parcouraient les villages chrétiens et maltraitaient ou massacraient qui il leur plaisait. Il faut lire, dans la naïve chronique du moine indigène Cokjorilo[7], le règne du terrible vizir, pour avoir une idée des souffrances endurées par les raïas et des plaisirs sanguinaires que se donnait le tyran du palais de Mostar. Le pacha faisait poursuivre avec la dernière rigueur les uscoques, ou chrétiens fugitifs de sorte que quand ses chasseurs ne parvenaient pas à mettre la main sur du vrai gibier, ils cherchaient à s’en procurer l’équivalent par d’autres moyens afin de ne pas revenir les mains vides auprès de leur maître. C’est ainsi qu’en 1849 Ali avait envoyé son kawas-bacha Ibrahim à la poursuite des uscoques.

« Ibrahim, dit notre fidèle narrateur, séjourna à Drobniaki. jusqu’en octobre, mais ne trouva rien à faire. Il se rendit alors au village de Tsernagora, et après y avoir passé la nuit, il donna des ordres pour qu’un villageois de chaque maison l’accompagnât à Piva. Les pauvres paysans le suivirent comme il l’ordonnait, et quand ils furent à une heure de leur village, on leur attacha les mains, et ici, dans la plaine près de Lysina, le kawas-bacha Ibrahim les fusilla l’un après l’autre. Ainsi, furent massacrés quinze hommes tous chrétiens, misérables vraiment pendant leur vie, mais innocens devant le Très-Haut. Et pourquoi furent-ils tués ? Uniquement. pour qu’il y eût moins de vlaks… » Les musulmans désignaient ainsi en Herzégovine les raïas chrétiens.

« Le plus grand plaisir du vizir, dit encore ailleurs le bon moine, était de voir des têtes de chrétiens empalées. De sont palais de Mostar ; il ne pouvait apercevoir les murs de la forteresse, et pour ce motif il les fit élever afin d’en avoir la vue pendant ses repas ; et tout autour de cette forteresse, il fit établir des palissades de chêne pointues que couronnaient des têtes de chrétiens ; et alors il regardait de sa fenêtre et son cœur bondissait de joie. Lorsqu’il voulait opprimer un homme, il parlait ouvertement et disait : « Ne cesseras-tu jamais de m’ennuyer jusqu’au moment où je séparerai ta tête de ton corps et où je donnerai l’ordre de la mettre sur les palissades ? Alors, tu me laisseras enfin la paix. » Sur cette forteresse il y avait cent cinquante pieux, et sur chacun de ces pieux se trouvait toujours une tête. Quand ses bandes de meurtriers rapportaient une nouvelle tête et qu’il n’y avait plus de place, Ali donnait l’ordre d’enlever une ou plusieurs des plus desséchées, et il les faisait jeter dans la rue où les enfans s’en amusaient en les poussant à coups de pied, sans qu’aucun homme osât y toucher. » Le moine ajoute que mille chrétiens et seulement trois musulmans subirent ce barbare traitement pendant le gouvernement d’Ali-Pacha.

Quelque horreur que nous inspirent de pareilles cruautés, — qui se passaient, il faut bien avoir le courage de le dire, il y a trente ans à peine, à dix lieues de l’Adriatique, — il est juste d’ajouter que cette habitude d’accrocher les têtes de ses ennemis aux palissades de sa citadelle n’était pas le monopole d’Ali-Pacha Rizvanbegovitch. Au même moment, les mêmes hideux trophées ornaient le palais du vladika, ou prince-évêque de Monténégro, à Cettigne et c’est en vain qu’on essaya à plusieurs reprises de faire renoncer les deux adversaires à cette horrible coutume, dont les deux crânes couronnés que nous trouvons empalés dans les armoiries de la Bosnie indiquent peut-être l’antique tradition chez les Slaves du Sud.

Bientôt cependant, le crédit d’Ali auprès de la Sublime-Porte diminua en même temps que le souvenir des services rendus et le développement de sa farouche indépendance ; enfin, ses intrigues avec les seigneurs mahométans de Bosnie, lors de leur nouvelle révolte contre le sultan en 1850, lui attirèrent les représailles du général turc Omer-Pacha. Ses troupes furent dispersées et lui-même, comme je l’ai dit plus haut, arrêté dans sa maison de campagne de Bouna et amené à Mostar. Je laisse encore la parole au naïf chroniqueur de ces temps désastreux :

« Le vieux boiteux Ali-Pacha, dit-il, fut forcé d’aller à pied, en boitant, un bâton à la main, au pont sur la rivière Narenta, et là on le plaça par moquerie sur une mule étique et galeuse, et en cet état Omer-Pacha mena avec lui notre Ali-Pacha, celui-là même qui pendant tant d’années avait gouverné l’Herzégovine suivant son caprice et y avait commis tant de mauvaises actions. Mais Ali était vivement affecté de son abaissement et il commença à railler Omer-Pacha, lui disant entre autres choses : « Pourquoi me tourmentes-tu ainsi ? Tu es un vlak et le fils d’un vlak ; de qui as-tu autorité pour me traiter de la sorte ? Vraiment, même si j’avais pris les armes contre le sultan, il ne t’appartiendrait pas, à toi, serais-tu trois fois seraskier, de me traiter comme si on m’avait pris sur le champ de bataille. Ainsi, ô vlak immonde ! envoie-moi plutôt à mon padischah, afin qu’il me juge, et ne me torture pas dans ma vieillesse. » Or, quand Omer-Pacha entendit ces paroles, il craignit, à son tour, de souffrir lui-même du dommage à Stamboul ; car Ali-Pacha avait de nombreux amis en belle situation, à qui il envoyait beaucoup d’argent de l’Herzégovine. Aussi, Omer-Pacha, retournant ces choses en son esprit, s’avisa enfin qu’il serait mieux qu’Ali-Pacha ne fût plus de ce monde ; et, ô merveille ! la nuit, sur les deux heures, on entendit le bruit d’un coup de feu et on apporta à Omer-Pacha la nouvelle que, par mégarde, un fusil était parti, et, miracle ! que la balle avait passé par la tête d’Ali-Pacha. Ainsi mourut Ali-Pacha Rizvanbegovitch, le vingtième jour de mars 1851. »

Avec cet abominable tyran, — qui, mieux inspiré, eût pu, par son intelligence, devenir le civilisateur de son pays, — finit la féodalité militaire des provinces slaves de Turquie.

… A partir du pont de la Bouna, la route quitte les bords du fleuve Narenta pour gravir et traverser le plateau dénudé et pierreux de Domanovitch, qui, il y a cinquante ans à peine, était couvert d’une magnifique forêt de chênes. En bas de ce plateau et sur le bord du fleuve, se trouve le couvent orthodoxe de Gétomislitch, construit en 1585 par Milo Radovitch, riche seigneur d’Herzégovine, et qui a eu le bonheur d’échapper, depuis ce temps, à tous les ravages qui ont désolé ce malheureux pays. Une partie de la famille Radovitch est maintenant établie en Russie, une autre s’est convertie à l’islamisme et possède de grands biens en Herzégovine.

En dehors de Gétomislitch, les grecs-unis ont encore en Herzégovine les monastères de Trebigné, Zavala, Kossierevo et Piva. Il y en avait autrefois un bien plus grand nombre parmi lesquels on citait Petrov, Dougi, Dobricevo, Milocevo, Troïtsa, Davalja, et Névésigné.

Bientôt la route laisse sur la droite le petit village turc de Poldchitel (ou Seid Esselam), célèbre autrefois sous le nom de Citluk par le rôle que sa forteresse a joué dans les luttes des Turcs et des Vénitiens au XVIIe et au XVIIIe siècles. Les ruines de ce château existent encore et portent la trace des remaniemens que lui firent subir les Vénitiens, auxquels il appartint momentanément après la paix de Carlowitch, en 1699.

Puis, on aperçoit sur son promontoire Gabela ou Gabella, dont le nom slave Gabell (fourchette) indique la situation au confluent des marécages de la Krupa et de la Narenta. Gabella, qui occupe l’emplacement de l’antique Bistuæ veteres[8], fut aussi au XVIIe siècle une importante place forte ; elle fut prise par les Vénitiens en 1694, année où ils poussèrent leur conquête jusqu’à Mostar, et elle leur resta depuis ; c’était leur place frontière sur la Narenta et elle s’appuyait sur de nombreuses tours isolées qui commandaient le confluent de ce fleuve et de la Kroupa et dont on voit encore près de la route quelques ruines pittoresques. À cette époque aussi, l’importance commerciale de Gabella était assez grande pour que la France ait jugé à propos, en 1693, d’y nommer un consul ; c’était un Grec du nom de Giovanni Millo.

… C’est ici, à deux pas de la frontière, que naquit l’insurrection de 1875 ; les habitans des villages de Dracevo et de Rasno s’assemblèrent en armes sur la route, au pont de la rivière Kroupa ; mais ils eurent d’abord une attitude toute pacifique : ils laissaient passer les voyageurs et même les zaptiés, disant qu’ils faisaient la guerre aux begs et non pas au sultan ; c’est à une demi-lieue en arrière, vers Mostar, au moulin de Struge, sur la Narenta, que les véritables hostilités commencèrent. Le meunier était un musulman qui, offensé de l’attitude prise par les raïas des villages voisins, refusa de moudre leur grain ; les paysans de Goritsa voulurent l’y contraindre ; le meunier, aidé par les gendarmes, se défendit, et c’est ainsi que partirent les premiers coups de fusil. Les chrétiens ayant été repoussés, les Turcs, par représailles, envahirent la nuit suivante Goritsa, qu’ils pilèrent et incendièrent ; ils profanèrent même l’église et le cimetière chrétien, où ils déterrèrent les corps d’un homme et d’un enfant. Ces attentats furent suivis de l’incendie de Doljani, village frontière, puis de l’assassinat d’un père franciscain, et bientôt les catholiques, terrifiés, se soumirent sur l’ordre de leur évêque Kraljevitch. Mais l’étincelle avait jailli et d’autres incendies s’allumèrent au loin dans les deux provinces.

C’est après Doljani que nous pénétrons en Dalmatie, au milieu d’un paysage désolé de rochers nus qui rappellent les solitudes espagnoles et où la chèvre des montagnes elle-même a peine à se nourrir. Bientôt après nous entrons dans la malpropre et fiévreuse petite cité de Metkovitch, où, à mon grand regret, je suis obligé de m’arrêter pour prendre quelques dispositions nouvelles.

C’est là, en effet, que je dois me séparer de mon excellent guide M. Zörnleib, qui va rejoindre directement par voie de mer Trieste et Venise. Pour le remplacer, M. Wiet, notre consul à Mostar, a bien voulu me prêter Nicolas, son kawas, qui parle italien, et qui m’accompagnera jusqu’au bout de mon voyage, car, avant de quitter l’Herzégovine, je veux voir des tombeaux chrétiens situés non loin du couvent de Humatch, près de Ljubuski ; et de là je regagnerai un point quelconque de la côte.

IV

Monastère de Humatch, 13 juin.

… Me voici encore une fois sous le toit hospitalier des frères franciscains. Désirant voir en passant les antiquités de Vido, l’ancienne ville des Narentins, je quittai donc hier matin Metkovitch pour aller, à quelques kilomètres à l’est, m’embarquer dans un petit bateau plat qui m’a amené à l’autre bord, au milieu d’une forêt de roseaux des moins rassurans pour la stabilité de notre esquif. Ce bras de la Narenta, qui n’est aujourd’hui qu’un très profond marécage, était, je crois, l’ancien lit du fleuve devant servir de port à la ville romaine, l’antique Narbona, déjà célèbre cinq siècles avant notre ère et qui fut annexée à Rome en 168 avant Jésus-Christ par Lucius Amnius. A peine débarqué à Vido, j’aperçois des fragmens de colonnes et d’énormes pierres couvertes d’inscriptions, adossées au mur de la première maison et qui attendent mélancoliquement qu’on leur fasse une bonne route, ou qu’on leur creuse un port pour les transporter au musée de Spalato, à qui elles appartiennent. Où sont les temples de Jupiter, de Diane et de Bacchus, qui ornaient cette riche colonie ? En 639 de notre ère, la ville et ses monumens furent réduits en cendres par une horde d’Avares et, quelques années plus tard, les Slaves, appelés par Honorius, prirent possession de ces lieux dévastés et y bâtirent une nouvelle cité dominée par un temple du dieu slave dont le nom Vido ou Vito, christianisé plus tard en saint Vit, s’est perpétué jusqu’à nos jours.

De Vido à Humatch nous suivons une voie romaine parfaitement reconnaissable, et qui, laissant à droite la vallée de la Trébézatz, passe par les sommets où se trouvent les tombeaux slaves que l’on m’avait indiqués. Ces tombeaux sont, du reste, analogues à ceux que j’ai vus dans le rester de mon voyage, bien que plus ornés ; la tradition populaire les attribue aux patarins, hérétiques du moyen âge. Patarins ou catholiques, ce sont évidemment des tombes slaves antérieures à la conquête musulmane. Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre davantage sur les observations que m’ont suggérées les nombreux spécimens que j’ai étudiés pendant mon voyage.

… Il y a à Humatch six prêtres, dix clercs étudians et quatre garçons de service. Les deux monastères catholiques de l’Herzégovine, Cirokibrjeg, fondé en 1844 et contenant vingt-cinq pères et quinze profès, et Humatch, à peine terminé, avec leurs curés paroissiaux, comptent seulement une cinquantaine de prêtres dépendant du vicaire apostolique de Mostar. Nous fûmes reçus par ces braves religieux moustachus, à bras ouverts et à verres pleins. Il faut vous dire qu’ici, dans ces deux provinces slaves aux mœurs encore primitives, dès qu’un étranger arrive quelque part, on débouche la meilleure bouteille de vin blanc le plus capiteux (Dieu sait si le vin indigène porte à la tête !) on prend le verre le plus grand et on oblige l’hôte, avec une insistance aussi bienveillante que peu conforme à nos usages civilisés, à boire à sa santé, à la santé de celui qui le reçoit, à celle de sa famille, etc. Cela n’en finit pas.

Pour échapper à ces rasades assassines, j’accable les bons pères de demandes indiscrètes et je les mets, comme toujours, sur la question agraire. Ils se plaignent surtout ici de la difficulté d’établir la propriété, ce qui donnait lieu aux abus les plus crians. Ainsi, un raïa voyait une terre inculte et complètement abandonnée ; il la défrichait et la mettait en culture ; puis, quand il croyait jouir en paix du fruit de ses sueurs, un Turc arrivait muni d’une concession ancienne ou récente obtenue à Constantinople moyennant bakchich et réclamait le paiement de la tretina, accompagné de toutes les vexations habituelles. On voit que l’établissement du cadastre, dont vont s’occuper bientôt les Austro-Hongrois, sera le bienvenu des raïas.

… Humatch est bâti sur une colline, au pied de la montagne, au sommet de laquelle s’élève Ljubuski. J’ignore pour quel motif les habitans de cette petite ville forte partagent avec ceux de Niksitch, actuellement annexé au Monténégro, le triste privilège de passer pour les plus sots et les plus poltrons des Herzégoviniens. Je n’ai rien remarqué de particulier, ni en bien ni en mal, chez les gens de Ljubuski, et je ne sais sur quoi peut reposer cette réputation de béotisme.

Le monastère de Humatch, comme presque tous les couvens franciscains des deux provinces, se compose d’un grand rectangle avec corridor ou cloître intérieur ; son église est surmontée d’un clocher qui a 27 mètres de hauteur.

Quant à Ljubuski, c’est un village groupé sur les flancs d’un énorme rocher, au pied d’un grand château en ruines. Son nom lui viendrait de la princesse Ljubitsa, fille du duc Stéphan, à qui elle avait été donnée en dot ; le château paraît, du reste, de la même époque que celui de Blagaj. Il est bâti sur l’emplacement d’une station romaine dont le temple, d’après les inscriptions, devait être consacré à Bacchus. De son sommet, on a une vue splendide sur une immense plaine entourée de hautes montagnes et formant une gigantesque cuvette dont la butte où se trouve Ljubuski est le centre. Au nord, on aperçoit le couvent de Cirokibrjeg, et au sud Vergoratch, en Dalmatie, avec la route construite au commencement du siècle par les ordres du maréchal. Marmont, duc de Raguse, et qui va de Knin et de Sebenico à Metkovitch. Cette route est encore aujourd’hui le seul ouvrage d’art qui réunisse les diverses parties de la Dalmatie : aussi le souvenir des Français y est-il populaire.


V

Makarska, le 15 juin.

Partis hier à six heures du monastère de Humatch sur des chevaux turcs, — que j’ai eu toutes les peines du monde à me procurer, — nous sommes arrivés à Vergoratch, en Dalmatie, à dix heures.

La route parcourt la vallée de la Trébizatz jusqu’au moment où l’on entre en Dalmatie. On passe la rivière elle-même sur un pont qui doit occuper l’emplacement d’un autre pont d’une époque bien reculée, puisque c’est la direction de Vergoratch et de la mer. La rivière est divisée en deux par une île, ce qui est encore une raison de penser qu’il y a eu là un passage depuis l’antiquité. D’en bas, on aperçoit à mi-côte le mur qui sert de frontière et la route qui suit cette frontière de Vergoratch à Metkovitch. La vallée n’est pas mal cultivée, surtout en vignobles, aux endroits du moins où les pierres qui jonchent partout le sol permettent le travail agricole, et on se rend bien vite compte que l’on entre dans un pays depuis longtemps soumis à une administration régulière, en marchant dans des chemins plus droits, bordés de murs en pierres sèches et d’une largeur à peu près normale. Cela n’empêche pas le système de culture d’être bien primitif, témoin plusieurs charrues que nous rencontrons attelées de huit bœufs et menées par trois ou quatre hommes qui font un labour moins profond de moitié que ceux que nous ferions avec deux ou trois de nos bœufs nivernais.

On laisse à droite, avant de franchir la frontière et sur une colline basse qui émerge du milieu de la plaine, les ruines du château de Vasarovitch, qui m’ont semblé tout à fait analogues à celles de Vergoratch, dont nous voyons bientôt la vieille tour carrée au-delà des lagunes de Raskok. Ces lagunes sont produites en hiver par l’amas des eaux surabondantes qui s’écoulent ensuite, dit-on, pendant la belle saison, par des égouts naturels et inexplorés, pour reparaître de l’autre côté de la montagne et se jeter dans la mer Adriatique. La plupart de ces lagunes se trouvent en territoire dalmate ; et comme elles engendrent des miasmes dangereux, des ingénieurs autrichiens ont étudié la question de leur dessèchement au moyen d’un tunnel sous la montagne ; mais ce projet a été abandonné : il coûterait beaucoup trop cher pour le résultat à obtenir.

Nous sommes aimablement accueillis à Vergoratch par le brigadier de gendarmerie et ses hommes, tous Dalmates et parlant parfaitement l’italien, ainsi, du reste, que tous les employés et fonctionnaires de la Dalmatie ; ils nous aident à voir le château en ruines, d’origine turque, dit-on, qui domine fièrement le col où est située la petite ville, commandée elle-même par une montagne en pain de sucre qu’on appelle Matokit ; plusieurs parties de cette forteresse, — qui fut prise et reprise à diverses époques par les Turcs et les Vénitiens à la fin du XVIIe siècle, — sont aujourd’hui rendues à peu près inabordables par l’éboulement des murailles et des escaliers qui y conduisaient.

Grâce à l’intervention de nos gendarmes, nous trouvons enfin, à deux heures, des chevaux et un guide pour nous mener au port de Makarska, où nous devons coucher. Quarante-huit kilomètres à faire et un retard de deux heures, cela me met de fort méchante humeur ; mais cette humeur se change en une profonde mélancolie quand je vois la route. Qu’on se figure un lacet blanc et tout frais macadamisé (grand agrément pour nos montures et pour nous ! ) qui court tantôt sur le flanc de la montagne et tantôt à ses pieds, au milieu d’un vaste horizon de roches et de cailloux. Partout, devant, derrière, au-dessus, au-dessous, dans une étroite vallée fermée de tous côtés comme une gigantesque casserole dans laquelle le soleil nous cuit de ses rayons, un amas indescriptible de pierres,

:……. Rudia indigestaque moles,


dont la fatigante et monotone blancheur est à peine entrecoupée ça et là de quelques taches vertes formées par de maigres broussailles ou bien par les cultures de seigle, d’avoine ou d’orge que font dans les creux de rochers, dont le plus grand n’a pas 20 ares de superficie, les malheureux indigènes de cet enfer. Car cet affreux chaos a des habitans : nous apercevons un ou deux hameaux, ça et là quelques enfans qui gardent des chèvres ou des moutons, quelques hommes qui piochent littéralement la pierre… Au milieu de la vallée serpente un torrent de cailloux, déversoir des hivers et des orages, actuellement sans une goutte d’eau. Pas un arbre dans cet horizon désolé.

Tout cela me rappelle d’une manière frappante certaines illustrations de Gustave Doré pour l’Enfer de Dante, et je conseille fort aux peintres qui voudraient avoir une idée du chaos de faire cette excursion. Quant aux autres touristes, je les conjure, dans leur intérêt, de ne jamais prendre cette route horrible.

Sous l’influence de la fatigue, du soleil et de l’énervement causé par la monotonie du paysage, les rochers prennent des formes bizarres. Je croyais voir partout des têtes grimaçantes, des yeux grands ouverts, qui m’observaient d’un air goguenard, des bouches horribles qui me ricanaient impertinemment. Tout ce monde pétrifié commençait à m’agacer terriblement, quand le guide me montra un endroit où, un mois auparavant, deux passans avaient été trouvés égorgés. La perspective était peu agréable, mais cela me sortit pourtant du monde fantastique où je m’hypnotisais et modifia le cours de mes idées. Je me dis qu’au demeurant, bien armé comme j’étais, ce serait presque un but à donner à cet insupportable voyage que de purger cet enfer des démons qui le rendaient peu sûr, et mes yeux, au lieu de regarder les pierres, examinaient avec soin ce qui pouvait se lever derrière. Le fait est que le paysage est créé à souhait pour tenter les bandits : une solitude de dix lieues trouée de cachettes dans les interstices de chaque rocher, et avec cela une circulation des plus restreintes ; c’est un vrai pays de fra Diavolo philosophe et méditatif, et l’on comprend qu’un monsieur peu délicat cède à l’envie d’y tuer son rare prochain, quitte à mourir ensuite de faim lui-même dans quelque caverne ignorée, s’il n’aime mieux se livrer à mes amis les gendarmes de Vergoratch ou à leurs collègues de Makarska.

Il y a peu de temps encore, m’ont-ils dit, qu’il y avait une quinzaine de bandits dans ce désert ; aujourd’hui ils sont réduits à cinq. Ce sont de vulgaires meurtriers qui ne sont même pas ennoblis par une pointe de vendetta.

Pour peu que vous fassiez jamais comme moi cet affreux trajet sur un petit cheval de montagne, rétif et ayant peur à chaque pierre, c’est-à-dire dans un état d’affolement perpétuel, — assis dans une selle barbare composée de deux rondins de bois réunis par une toile capitonnée en dessous, pour protéger la monture, de plus, mal attachée et qui menace de tourner à chaque instant, — avec des étriers de corde trop courts, un guide qui ne dit pas un mot de français ni d’italien, et un interprète inintelligent et grossier, la fête sera complète ; il ne me restera plus alors qu’à vous souhaiter d’arriver avant la nuit au sommet du magnifique panorama que présente la mer et ses grandes îles noyées dans l’azur, lorsque l’on est auprès de la petite chapelle de San Vincenzo de Podgora ou S. Elia, bâtie tout au haut de la falaise ; enfin, le dernier vœu que je me permettrai de faire, c’est qu’en vous couchant à minuit après avoir fait 66 kilomètres en si bel équipage, vous ne trouviez pas votre lit préalablement occupé par ces petites bestioles dont j’ai déjà signalé la présence en maint endroit de la Bosnie et de l’Herzégovine, et dont l’espèce, paraît-il, n’est pas encore éteinte en Dalmatie, bien que la civilisation y remonte plus haut.

Makarska (1,700 habitans), petite bourgade épiscopale, d’où dépendent nominalement les catholiques d’Herzégovine, n’avait du reste rien de bien séduisant pour un voyageur. Quand j’aurai dit qu’en 1497 elle fut prise par les Turcs, depuis peu maîtres de l’Herzégovine ; que, en 1646, elle se donna aux Vénitiens ; qu’en 1663 Ali Tchengitch, général ottoman, l’attaqua sans succès, et qu’en 1669 la paix de Candie la réunit de nouveau à l’Herzégovine, dont elle fut détachée peu de temps après ; puis enfin qu’en 1693 elle résista victorieusement aux Turcs, j’aurai fait en peu de mots toute l’histoire de Makarska.

Cette ville ne renferme aucun monument qu’une église sans grand, caractère, et dans le voisinage un couvent de moines mendians, à la quête hebdomadaire desquels j’assistai par hasard. Comme j’attendais le bateau qui devait me conduire à Spalato, je vis passer un clerc, tenant un cierge d’une main et de l’autre une bourse plate en cuir, pareille au sac habituel des Slaves du Sud. Suivi d’un servant qui portait un seau pour les dons en nature, il tendait à chacun sa besace en marmottant à toute aumône un remerciement religieux en langue croate.

Le soir du même jour, j’arrivais à Spalato avec un bon accès de fièvre causé par les fatigues des derniers jours et peut-être aussi par les miasmes délétères des marais de la Narenta.


VI

On me permettra, en terminant, de dire quelle est mon opinion sur l’avenir de la Bosnie et de l’Herzégovine et sur la nouvelle situation que l’occupation de ces deux provinces crée à la monarchie des Hapsbourg.

Et d’abord, en dépit d’une chanson très populaire à Vienne quelque temps après l’occupation, chanson dont le refrain était : « Ce ne restera pas définitivement notre propriété[9], » je crois, comme tout le monde d’ailleurs, que les provinces turques d’outre-Save font désormais partie de l’empire austro-hongrois et que la fiction qui les a laissées sous la suzeraineté nominale du sultan disparaîtra bientôt devant la réalité des faits. Mais est-ce bien le cas ici de citer la maxime chère aux politiques pratiques : Beati possidentes !

Certes, tout homme civilisé doit cordialement applaudir à l’acte par lequel l’Autriche a enrichi le dictionnaire diplomatique international d’un nouveau mode d’annexion et a fait elle-même l’acquisition de deux belles provinces. Mais je suis loin de croire que cette conquête légitime soit profitable à l’Autriche elle-même tant qu’elle suivra la politique actuelle. Il est impossible, en parcourant ces paysages si pittoresques, ces plateaux accidentés qui n’attendent qu’une culture intelligente, ces montagnes pleines de richesses forestières et minérales et ces plantureuses vallées qui n’ont besoin que d’un peu de travail pour produire au centuple, il est impossible, dis-je, de ne pas reconnaître que, malgré toutes les difficultés causées par les froissemens d’intérêts des uns, les espérances déçues des autres et la substitution de la civilisation à la barbarie, il y a là pour l’Autriche une somme considérable de force et d’avantages au point de vue matériel. Mais doit-il en être de même au point de vue politique ? Il est permis d’en douter et je crains bien que la monarchie austro-hongroise n’ait fait une dangereuse acquisition, — qu’une main puissante et perfide l’a certainement poussée à réaliser dans une pensée égoïste, — acquisition qui lui coûtera beaucoup de peines et d’argent, et qui, en fortifiant l’élément jougo-slave dans l’empire, sera un nouvel agent de dislocation de ce grand corps qui manque de centre de gravité. Je voudrais me tromper, mais je n’ai que trop de raisons de penser que je suis dans le vrai.

Est-ce à dire, comme le prédit la chanson populaire citée plus haut, que l’Autriche travaille ici pour la Russie et que le panslavisme menace les nouvelles provinces occupées ? Je ne le crois pas, bien que j’aie eu l’occasion, dans le cours de mon récit de voyage, de donner des preuves de la popularité des Russes dans ces deux provinces.

Le panslavisme est un croquemitaine dont se sert la bureaucratie allemande de Berlin, de Vienne et de Pesth pour effrayer le reste de l’Europe et pour pouvoir, en toute sécurité, opprimer ou du moins annihiler politiquement les Tchèques, les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Polonais, les Ruthènes, les Bulgares, les Roumains et les Grecs. Le panslavisme, en effet, n’existe ni à Prague, ni à Laybach, ni à Agram, ni à Belgrade, ni à Varsovie, ni à Sophia, ni encore moins, — j’ai à peine besoin de le dire, — à Bucharest ou à Athènes. Le seul pays où il y ait des panslavistes est la Russie, car le seul panslavisme, c’est le tsarisme russe. Le tsar se prétend, en effet, le chef naturel de tous les Slaves, comme celui de tous les chrétiens orthodoxes, ayant pour mission de les réunir dans une immense unité linguistique, politique et religieuse, réalisant un formidable empire gréco-slave qui tiendrait en sa possession la mer Caspienne, la Mer-Noire, l’Archipel et l’Adriatique, et qui aurait son centre de résistance à Moscou et son centre d’expansion à Constantinople. C’est là seulement, en Russie, que le panslavisme, — qui devrait, bien plus justement, s’appeler panrussisme, — est un but et le terme suprême d’une politique ; partout ailleurs, il n’est qu’un moyen pour des peuples opprimés d’arriver à la liberté. Les Slaves méridionaux, comme les autres, demandent l’établissement de nationalités slaves distinctes, unies, si cela est possible, par un lien fédéral. Au fond, ils redoutent l’autocratie russe, mais ils s’en servent, parce que son appui leur est indispensable pour résistera leurs oppresseurs. La fameuse omladina serbe ne constituait-elle pas, malgré les apparences contraires, pour tout homme qui connaît l’Orient, un mouvement séparatiste, eu égard aux visées des panslavistes ?

« Pas plus par nos idées que par nos sentimens, me disait un patriote intelligent et circonspect comme il y en a tant parmi les Slaves méridionaux, nous ne sympathisons réellement avec la Russie ; nous avons, en effet, une nationalité historique autre que celle des Russes, et, au point de vue moral, social et économique, ils se sont développés d’une tout autre manière que nous ; mais nous avons besoin de la Russie pour vivre ; sans elle, nous n’aurions jamais obtenu ce que nous avons et nous ne serions pas ce que nous sommes. Faibles, nous tournons les yeux vers le fort qui, par ambition, s’est donné pour lâche de nous défendre, nous et nos congénères, et nous nous servons de l’idée panslaviste, qu’au fond nous trouvons dangereuse et égoïste, pour résister aux Allemands et aux Magyars, nos ennemis héréditaires. » On peut dire que telle est, en réalité, la pensée de tous les Jougo-Slaves éclairés, vrais fils des héros de leur race qui sont morts pour ne pas être germanisés ou magyarisés, mais qui se seraient aussi bien fait tuer pour ne pas être russifiés. Quant au peuple, il ne voit dans la politique, comme toujours, que ce qui le touche de plus près, et il déteste cordialement le maître, c’est-à-dire l’Allemand, le Hongrois ou le Turc ; mais il est loin d’aimer le Russe, et, de même que les Roumains disaient : « Coûte que coûte, mieux vaut le despotisme autrichien que la liberté hongroise, » les Slaves danubiens disent : « Le joug turc est de bois, le joug russe est de fer. » Aussi les Slaves du Sud ne se jetteraient-ils réellement et définitivement dans les bras de la Russie que s’ils avaient perdu tout espoir de vivre de leur vie nationale. Il dépend de l’Autriche que cela n’arrive jamais.

Si le panslavisme est une chimère, où est donc le véritable danger de la dislocation définitive qui se prépare dans l’Europe orientale par suite de l’expulsion des Osmanlis ? Ce danger, pour tout homme qui a visité sans parti-pris les vallées de la Save et du Danube, doit être cherché dans la direction qu’imprime à la politique européenne la puissante main qui, depuis douze ans, pèse si lourdement sur les destinées du monde civilisé, et qui, avec la persévérance du génie heureux et la patience de la force prépondérante, marche sûrement vers le but suprême de son ambition inassouvie. Ce n’est donc pas sur Saint-Pétersbourg, mais sur Berlin qu’il faut avoir les yeux ouverts pour défendre le statu quo de l’Europe orientale, ou pour modifier dans l’intérêt général l’équilibre instable qui y règne depuis si longtemps. Ce n’est pas le panslavisme qui est ici à craindre, c’est le pangermanisme.

Déjà, du reste, le jeu de l’Allemagne se découvre jusque dans sa politique officielle ; et M. de Bismarck est ouvertement aujourd’hui le grand ami et protecteur du sultan Abdul-Hamid ; les Teutons sont à la mode à Stamboul ; mais les Turcs seraient bien naïfs de croire que c’est pour leurs beaux yeux que l’empereur Guillaume dérange ses officiers et ses employés civils ; ces messieurs n’iraient-ils pas plutôt, en fourriers, faire les logemens pour leur excellente amie et fidèle alliée, l’Austro-Hongrie ?

Pour les Allemands, en effet, l’Autriche n’est qu’une avant-garde, un pionnier de l’Allemagne en Orient, et sa mission est de civiliser, c’est-à-dire de germaniser tout le sud-est de l’Europe. Pour les politiciens de Berlin, la forme actuelle de la monarchie des Hapsbourg n’est qu’une forme provisoire, préparatoire, qui ne doit durer qu’aussi longtemps qu’elle sera nécessaire pour couvrir de son drapeau l’infiltration lente des Germains dans la vallée du Danube ; tous les pays soumis à l’Austro-Hongrie sont considérés dés à présent comme autant de provinces d’une grande Allemagne future, et les nations qui les habitent comme des vassales de la race allemande. Aussi favorisent-ils de toute leur influence les prétentions des Magyars, — aujourd’hui réconciliés avec les Allemands par le partage du pouvoir, — et qui, comme on le sait, se regardent comme les héritiers de leurs ancêtres du moyen âge, non-seulement en ce qui concerne les peuples qui sont maintenant rattachés à la couronne de Saint-Étienne, mais encore ceux qui, à une époque quelconque de l’histoire, ont été plus ou moins, d’une manière permanente ou intermittente, ses sujets ou ses vassaux. C’est ainsi qu’ils réclament, documens en mains, les royaumes de Serbie et de Roumanie, ainsi que les Bulgares[10]. Au couronnement de l’empereur d’Autriche comme roi de Hongrie, les étendards de ces peuples, — et ceux de la Bosnie et de l’Herzégovine qui appartenaient alors aux Turcs, — figuraient à côté de ceux des provinces qui leur sont effectivement soumises. Ce sont, en effet, pour les Magyars, des sujets in partibus infidelium.

Et il ne faudrait pas croire que ces idées appartiennent seulement aux classes dirigeantes de la Hongrie. Écoutez un paysan magyar : « Il vous dira que le peuple magyar est le plus grand des peuples, que sa langue est la plus harmonieuse des langues ; que ses magnats sont plus nobles que le roi et que quelques-uns d’entre eux descendent directement de Noé par Attila ; que saint Etienne, patron de la Hongrie, est le plus grand saint du paradis ; enfin que Dieu a donné la révélation en langue magyare et qu’il porte habituellement le costume national de son peuple de prédilection[11]. » Avec un pareil orgueil, soutenu par de réelles qualités, un peuple peut parfois succomber, mais il accomplit toujours de grandes choses.

Les Allemands ont parfaitement compris que, sans les Magyars, la monarchie des Hapsbourg, n’ayant plus à se ménager les moyens d’une politique de bascule, deviendrait slave du jour au lendemain ; aussi entre-t-il dans leurs vues de flatter l’amour-propre hongrois et de favoriser ses revendications ; ils ont donc été heureux d’aider politiquement l’Austro-Hongrie à obtenir cette profondeur sur l’Adriatique[12] qui était depuis si longtemps le rêve des militaires et des politiques à courte vue de la cour de Vienne. Drang nach Osten ! En avant vers l’Orient ! dit l’Allemand, et toute la politique actuelle du chancelier de fer tend vers ce but : le Danube doit être un fleuve allemand, et pour le devenir, il doit d’abord être un fleuve autrichien. Les Roumains, qui possèdent l’embouchure de cette grande voie fluviale, ont déjà pour roi un Hohenzollern ; c’est une pierre d’attente qui a sa valeur, bien que Charles Ier semble avoir adopté cordialement le peuple qui l’a choisi. Mais le grand jeu se joue à Vienne et à Pesth, et c’est l’Autriche-Hongrie que l’Allemagne pousse sur la route du Bosphore. Les deux étapes de cette route sont faciles à déterminer.

1re étape. — L’Austro-Hongrie, démesurément étendue vers l’orient, devient réellement l’empire de l’Est,.. à la condition, cela va sans dire, d’abandonner à la grande Allemagne les sept millions de Germains qu’elle détient encore.

2e étape. — L’empire des Hapsbourg, s’épuisant vainement à maintenir dans une cohésion factice ses peuples ethniquement et linguistiquement séparés et rivaux, sinon hostiles, ne réussit dans cette tâche qu’avec l’appui de l’empire des Hohenzollern et sert, en échange, de véhicule et de champ de germanisation à la culture allemande.

Puis, quand cette germanisation aura fait assez de progrès, quand l’empereur d’Autriche, devenu à son tour l’homme malade, ne gouvernera plus que des Magyars, des Roumains ou des Slaves teutonisés, la presqu’île des Balkans tombera comme un fruit mûr aux mains du Gargantua de Berlin, qui pourra tranquillement alors quitter les tristes bords de la Sprée et transporter sa capitale sur les rives plantureuses de la belle Donau, sinon sur les eaux bleues de la mer Egée. Drang nach Osten !

Tel est le plan pour l’exécution duquel le prince de Bismarck trouve des auxiliaires plus dévoués à Vienne même qu’à Berlin, car, à Berlin, il règne encore un certain particularisme ; on y trouve toujours des Prussiens comme il y a des Bavarois à Munich et des Wurtembergeois à Stuttgart, tandis qu’à Vienne, noyé au milieu des Slaves et des Magyars, il n’y a que des Allemands, des Grands Allemands, comme on dit là-bas, et leurs journaux, tous aux mains des juifs, ont même le tort de trop laisser voir le but vers lequel ils tendent et les chances qu’ils peuvent avoir de réussir.

Hélas ! il faut bien le dire, ces chances sont sérieuses.

Une nation, ethnographiquement et historiquement unifiée, n’a pas besoin de remplir une mission spéciale pour avoir le droit de vivre ; il n’en est pas de même d’un amalgame de peuples qui n’existe, comme l’Austro-Hongrie, que par une fiction politique, et il n’a sa raison d’être que s’il a une œuvre internationale à accomplir. Or l’Autriche, dans les limites qu’elle a encore à peu de chose près aujourd’hui, avait pour de voir de défendre la chrétienté contre les Turcs ; c’est pour cela que les Slaves et les Hongrois s’étaient donnés à elle au XVIe siècle après la désastreuse bataille de Mohacz. Depuis que cette mission a pris fin par la décadence de la puissance expansive de l’islam en Europe, la maison de Hapsbourg avait assumé la tâche de diriger ce monstre à vingt têtes qu’on appelait le saint-empire romain germanique, et le groupement d’états qui lui appartenaient en propre, à titre héréditaire, était nécessaire pour maintenir en équilibre ce grand corps vermoulu ; mais aujourd’hui que cet équilibre est rompu, que le saint-empire romain est allé, mort, rejoindre les choses mortes dans les catacombes de l’histoire et que, sur ses ruines, d’est élevé le nouvel empire d’Allemagne, où tout est prussien, sauf le nom, quai peut être le rôle de da maison d’Autriche si elle ne veut pas se prêter à celui que bai confient et que voudraient lui voir jouer ses bons amis de Berlin ?

Il n’y a qu’un moyen pour cette race illustre d’échapper au danger qui la menace, c’est de se laisser aller du côté où la poussent à la fois ses intérêts dynastiques et les vœux ardens de la grande majorité des peuples qu’elle gouverne, c’est-à-dire des Slaves.

En effet, les Slaves d’Austro-Hongrie sont dix-huit millions, et ils croissent plus rapidement que les autres races de l’empire ; les Roumains de Transylvanie sont trois millions, les Magyars sont cinq millions, les Allemands enfin sont sept millions. Or, un jour viendra peut-être qui verra les sept millions d’Allemands de l’Autriche, subissant la loi d’attraction universelle, se fondre dans la grande unité germanique. Ce jour-là, les Slaves constitueront près des trois quarts de l’empire danubien, et la monarchie des Hapsbourg, débarrassée du boulet qu’elle traîne aujourd’hui, pourra, si elle le veut, se mettre à la tête d’une fédération de peuples jeunes, vigoureux, et devenir réellement, dans l’Europe renouvelée, l’empire de l’Est.

Pour cela, elle n’aura qu’à s’appuyer sur ses Slaves sans opprimer ses autres sujets. L’historien tchèque Palacky a écrit : « Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer, » et, après lui, le docteur Rieger, soutenant à la fois le maintien de l’empire et l’adoption du système fédératif, s’écriait au nom des vieux Tchèques : « Tous nos efforts doivent tendre à un seul but : conserver l’Autriche et nous conserver nous-même dans l’Autriche. » Les Polonais disent aussi : « La Pologne se fera par François-Joseph ! » Ces sentimens sont ceux de tous les Slaves d’Austro-Hongrie, et quand le moment sera venu, son empereur n’aura qu’à s’adresser à eux pour trouver dans leur fidélité et dans leur courage la base solide et indépendante qui manque aujourd’hui à sa dynastie.

Dans quelles conditions cette rénovation pourrait-elle se réaliser ? Il serait difficile de le prévoir. Mais il n’y a aucune témérité à affirmer que telle doit être la solution de la question qui bientôt ne sera plus seulement la question orientale, mais s’appellera la question européenne. Il est aisé de voir, du reste, que ces préoccupations ne sont pas loin d’entrer dans le domaine de la politique active. Au mois de mars dernier, la Gazette nationale de Berlin ne proposait-elle pas ouvertement « le groupement des Slaves qui vivent au-delà du Danube et de la Save en un corps de nations sous le sceptre d’un archiduc autrichien ? » A quoi la Nowoye Wremia, journal russe, répondait que les peuples slaves du Sud possédaient des dynasties nationales et demandait la formation d’une confédération des états slaves des Balkans, y compris la Bosnie et l’Herzégovine, avec le prince de Montenegro comme chef militaire. D’un autre côté, l’alliance étroite de la Serbie et de l’empire austro-hongrois n’est-elle pas, pour le moment du moins, un fait accompli, et un membre de la délégation autrichienne n’a-t-il pas pu dire publiquement, le 17 novembre dernier, qu’il ne voterait les sommes demandées pour l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine « que dans l’espoir que la Bosnie sera cédée un jour à la Serbie et liée à l’Autriche-Hongrie par une convention militaire, de même que par des conventions se rapportant au commerce, aux chemins de fer, aux postes et aux télégraphes. »

Complétons la pensée du député austro-hongrois et faisons avec le Montenegro, augmenté de l’Herzégovine, une opération analogue, nous aurons un commencement de réalisation de ce fédéralisme slave, à qui l’avenir appartient. Chimère ! dira-t-on ; soit. La chimère d’aujourd’hui est la vérité de demain, surtout quand elle répond à des nécessités inéluctables. Qu’on ne dise donc pas que tout cela est impossible ; ce serait avouer que l’existence de l’Austro-Hongrie elle-même est impossible.

Il y a en histoire des lois supérieures aux coups de main brutaux de la force aussi bien qu’aux savantes combinaisons de la politique. Sous quelles formes, après quelles secousses se fera la transformation de l’Europe orientale dans le sens que nous indiquons, l’avenir seul pourrait répondre ; mais ce qui paraît évident pour tout homme qui étudie sans parti-pris la situation respective des grandes puissances et l’état d’émiettement où se trouvent les races de la péninsule balkanique, c’est que l’Austro-Hongrie doit pencher à l’est, vers Salonique et vers Constantinople, et devenir la tête d’un grand empire fédératif réunissant des royaumes slaves, grecs, hongrois, roumains ; ou bien qu’elle doit disparaître, laissant la vallée du Danube livrée, sinon à l’anarchie politique, du moins aux influences contradictoires de toutes les ambitions rivales et léguant au hasard, après des luttes sanglantes, le choix entre l’écrasement de la grande Allemagne par le reste de l’Europe coalisée ou la germanisation complète et définitive de tous les pays qui s’étendent du Rhin et des Alpes aux collines de la Vistule et aux rives du Dnieper.


Vte DE CAIX DE SAINT-AYMOUR.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 janvier.
  2. Le village des Corneilles.
  3. Le pays ou la ville des Chevaux.
  4. Most, pont ; star, vieux.
  5. Sorte de glace ou sorbet italien.
  6. À l’exposition de Trieste (septembre 1882), on voyait un plan en relief d’une rectification projetée de la Narenta.
  7. Publié d’abord en russe, cet ouvrage fut ensuite traduit en allemand dans Turkische Zustände.
  8. Pour compléter la liste des localités antiques occupées par les Romains en Herzégovine, je citerai, outre celles que j’ai déjà nommées : Bitché (Bistuœ novœ), Duvno (Delminium), Trébigné (Terbunium), Goransi (ad Matrices) et Vrdi (Verdœi).
  9. Mir Kultivirens provisorisch, S’ahört (pour : das gehört) uns not definitiv
  10. D’après les Hongrois, les Bulgares leur appartiennent ethniquement ; en effet, disent-ils, les immigrans qui vinrent d’Asie au VIe et au VIIe siècle s’établir entre le Balkan et le Danube étaient de la même race que les Ongres ou Magyars. Le fait est que ces immigrons furent noyés dans la masse slave, et qu’aujourd’hui les Bulgares sont Slaves par la langue et surtout par ce libre choix qui constitue le titre le plus légitime d’une nationalité.
  11. H. Desprez, les Peuples de l’Autriche. Paris, 1850, I, p. 55.
  12. Venise, qui au plus beau temps de son histoire, savait certainement coloniser, n’avait jamais sérieusement recherché cette « profondeur sur l’Adriatique ; » elle préférait n’avoir à garder que le littoral par lequel elle était toujours maîtresse de l’intérieur du pays.