La Bosnie et l’Herzégovine après l’occupation austro-hongroise/01

La Bosnie et l’Herzégovine après l’occupation austro-hongroise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 130-170).
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LA
BOSNIE ET L'HERZEGOVINE
APRES L'OCCUPATION AUSTRO-HONGROISE

NOTES DE VOYAGE

I.
LA BOSNIE. — DE BROD A SERAJEWO.

« Il n’est pas dans toute l’Europe, dit M. Elisée Reclus dans son excellente Géographie, à l’exception de l’Albanie voisine et des régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une seule région qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques. » Cette phrase, que je lus dans un de ces momens où l’homme le mieux chez lui a soif de mouvement et d’aventures, où la vie civilisée lui pèse et où le home le plus charmant ne vaut pas les émotions du voyageur à la recherche de l’inconnu, fut la cause déterminante d’une excursion que je fis en Bosnie et en Herzégovine au printemps de 1879. Aussi bien, depuis quelques mois, les Autrichiens, occupant ces deux provinces, rendaient le voyage sinon confortable, du moins praticable. D’un autre côté, une mission de recherches archéologiques qui m’était confiée par le ministère de l’instruction publique et des beaux-arts, en me donnant un caractère semi-officiel, m’aplanissait les premières difficultés et me permettait d’espérer mener à bien mon entreprise, et c’est ainsi qu’un soir de la fin d’avril, léger de bagages et plein d’entrain, je dis adieu à ma famille, un peu effrayée de la destination baroque que j’avais choisie, et je m’embarquai à la gare de l’Est pour les bords de la Save et du Danube.

Revenu deux mois après avec la fièvre, je ne pus m’occuper immédiatement de rédiger mon voyage et, bientôt ressaisi par les mille obligations de la vie pratique, j’oubliai dans un tiroir mes calepins et mes albums de touriste. Ils y seraient sans doute encore si l’insurrection qui a éclaté au printemps dernier dans les pays que je visitai alors n’était venue donner un regain d’actualité à mes souvenirs d’il y a trois ans. C’est ce qui me décide à publier tels quels ces extraits de mes impressions journalières ou des lettres adressées à ma famille et à mes amis.

Si certaines modifications d’ordre purement administratif ont pu se produire depuis mon excursion par suite de l’occupation austro-hongroise, les populations n’ont pas changé, et on peut affirmer que leurs sentimens sont restés les mêmes, car nous sommes déjà ici dans l’immuable Orient. De plus, ces notes primesautières auront certainement, à défaut d’autre mérite, celui d’avoir été écrites sans aucune sorte de parti-pris, ce qu’il eût été bien difficile d’éviter dans un travail de forme plus sérieuse. Je n’ai cherché à être agréable ou désagréable à qui que ce soit. J’ai dit ce que j’ai vu et entendu, et j’ai voulu avant tout, voyageur véridique, faire une œuvre de bonne foi.

Il faut pourtant que je me confesse de la seule préoccupation qui soit entrée dans mon esprit, en dehors des impressions même que je ressentais. Voyageant avec une mission qui, bien que d’un caractère tout scientifique, m’obligeait à voir les choses d’un peu plus près qu’un simple touriste, et me trouvant être le premier Français qui, depuis bien longtemps et en dehors de nos agens consulaires[1], fût admis à parcourir aussi complètement ces contrées si récemment ouvertes à l’Europe civilisée et dans lesquelles les sympathies pour la France sont pour ainsi dire innées, j’ai certainement subi l’influence de ces sympathies auxquelles notre pauvre pays n’est plus guère accoutumé maintenant à l’étranger, et j’ai cherché à étudier en patriote français des nationalités vivaces trop peu connues des Français.

Je serais heureux si la publication de ces pages rapides pouvait attirer sur les Slaves du Sud ou Jougo-Slaves l’attention de quelques lecteurs.

Il est certain, en effet, qu’à la suite de nos désastres et du recueillement forcé qui en fut la conséquence, l’opinion publique s’est trop habituée, chez nous, à négliger les questions extérieures qui ne touchent pas directement à la sécurité de nos frontières. La politique d’aventures a fait place brusquement à la politique d’effacement, — masterly inactivity, — et celle-ci n’a pas mieux réussi que celle-là. L’indifférence des chambres laisse trop souvent notre diplomatie maîtresse absolue de traiter les affaires étrangères suivant ce qu’elle croit être les intérêts évidens et traditionnels de la France; puis, au dernier moment, elles lui refusent les moyens de soutenir cette politique, au grand dommage de la dignité nationale. Un nombre trop considérable de nos députés, confiné dans son fief électoral, n’a d’énergie que pour s’y maintenir et s’y fortifier, et néglige bien souvent les questions extérieures, qui ne le touchent que de loin, pour les questions de stratégie ou d’influence parlementaires, qui atteignent plus directement ses intérêts.

Je suis, — je ne le cache pas, — de ceux qui déplorent cette apathie et cette incohérence, et mon ambition serait satisfaite si les notes qui suivent pouvaient rappeler à quelques-uns de mes lecteurs qu’il y a quelque part en Europe vingt millions de Slaves méridionaux dont l’avenir intéresse notre avenir et qui méritent d’entrer dans les préoccupations d’une chambre française au moins autant que la révocation d’un juge de paix ou la nomination d’un percepteur.


I.

Quelques mots sur le passé des provinces slaves récemment occupées par l’Austro-Hongrie me paraissent devoir être l’introduction nécessaire de ces notes de voyages, écrites au jour le jour sans aucune préoccupation de la liaison des faits, et qui ont besoin, par cela même, de s’éclairer à la lumière de l’histoire. Je ne reprendrai pas les événemens les plus lointains dont le territoire aujourd’hui appelé Bosnie et Herzégovine a été témoin ; il me suffira de remonter en quelques mots à l’époque où les habitans actuels sont venus donner à ces provinces, avec leur vrai caractère ethnique, leur langage et leur nationalité définitive.

Les Serbes et les Croates qui peuplent aujourd’hui la Bosnie et l’Herzégovine habitaient au commencement du vif siècle le pied des montagnes qui séparent la Bohême de la Prusse moderne. L’empereur Héraclius, voyant l’Illyrie, de la Save à la Grèce et de l’Adriatique aux Balkans, ravagée par les Goths, les Slaves de l’Ouest et surtout les Avares, qui la parcouraient impunément en y amoncelant les ruines et la dévastation, crut de bonne politique d’opposer barbares à barbares et de se créer des alliés intéressés à maintenir debout à leur profit le corps vermoulu de l’empire romain d’Orient. Il profita donc du désir d’expansion des tribus serbo-croates, qui lui firent alors des demandes de terre pour s’établir, et il leur concéda les pays conquis ou à conquérir sur les Goths et les Avares dans la Dalmatie, la Dardanie (Herztégovine actuelle), la Prévalitane (nord de l’Albanie), la Rascie (partie sud de la Bosnie), en un mot dans toute l’Illyrie occidentale. Cette concession devait convenir d’autant mieux aux tribus slaves à qui elle était faite que, depuis longtemps, leurs frères de race avaient, dans leurs incursions de pillage, appris le chemin de ces contrées où plusieurs avaient même déjà formé des colonies florissantes sous la suzeraineté des empereurs.

Les Croates, arrivés les premiers, s’emparèrent de la partie nord des pays concédés, et les Serbes occupèrent le sud. La vallée de la Narenta servait alors, comme aujourd’hui, de limite approximative à la domination des deux peuplades sœurs qui, conformément aux souvenirs de leur lieu d’origine, divisèrent immédiatement leur territoire en petites principautés ou joupanies, se groupant pour la guerre autour d’un grand joupan électif, sorte de généralissime de ces républiques aristocratiques.

Il semble que les chefs de cette espèce de confédération furent d’abord les rois de Dalmatie, puis ceux de Croatie: la situation plus avantageuse de leurs possessions, placées sur le bord de la mer, explique tout naturellement cette supériorité. Au Xe siècle, sous Sélimir, ban de Bosnie (ce titre avait remplacé celui de joupan), la lutte pour l’indépendance commença; elle se continua sous ses successeurs, et la Bosnie forma bientôt une principauté, puis, plus tard un royaume particulier, mais soumis plus ou moins à l’influence de ses différens voisins slaves de Serbie, de Dalmatie, de Croatie et de Rascie.

Quant à l’Herzégovine, elle subit aussi tout d’abord l’hégémonie des rois de Dalmatie et de Croatie, puis des bans de Rascie et de Bosnie. De 1091 à 1165, les Hongrois s’emparèrent de la Croatie et de la partie nord de l’Herzégovine. Puis, le roi serbe Stéphan Nemanja, s’en étant rendu maître en 1181, la donna à ses deux frères Constantin et Mieroslaw ; le fameux saint Saba, dont le nom remplit les légendes populaires des Slaves méridionaux, était le frère cadet de ces deux princes. Nous ne suivrons pas l’histoire confuse des Nemanja, leurs luttes avec les divers seigneurs ou princes du voisinage, leurs rapports éphémères avec Raguse et Spalato, leur renversement par les aventuriers de la famille Branivoj. Cela dura plus d’un siècle, jusqu’au moment où Paul, ban de Bosnie, en 1302, et ses deux successeurs Stéphan IV et Twartko, commencèrent ou complétèrent la conquête de tout le pays de Chelm, nom que l’on donnait alors à l’Herzégovine.

Pendant ce temps, les Hongrois, qui dominaient plus ou moins directement sur toutes les contrées du littoral slave jusqu’à la Narenta, avaient aussi une influence prépondérante sur tous les petits princes à l’intérieur du pays, et c’est à l’intervention de son beau-frère Louis, roi de Hongrie, qui espérait s’en faire un boulevard contre les Turcs de plus en plus menaçans, que Twartko dut d’être proclamé en 1376, roi de Bosnie, de Rascie et de Primorie.

Mais l’espérance de Louis fut trompée. En effet, Twartko Ier et son fils Twartko Il luttèrent pendant tout leur règne contre les Magyars, et ils ne craignirent même pas de s’allier aux musulmans pour satisfaire leurs vues ambitieuses d’agrandissement.

C’est ici que se place l’événement capital de cette époque de l’histoire des Slaves, événement dont les conséquences fatales pèsent encore sur l’Europe tout entière. Je veux parler de la bataille de Kossovo.

Mourad Ier était alors calife des Ottomans; il s’était emparé de la Thrace et de la Thessalie et avait transporté le siège de son empire A Andrinople, ne laissant provisoirement et parce qu’il manquait de vaisseaux, que Constantinople et sa banlieue aux faibles successeurs des empereurs byzantins; il faisait de fréquentes incursions en Macédoine et en Albanie, et devant cette puissance menaçante, les Valaques, les Hongrois et les Slaves, oubliant leur rivalité, unirent leurs forces pour résister au danger commun. Lazare, prince de Serbie, qui avait réuni sous son étendard tous les Slaves de la rive méridionale du Danube, fut choisi comme chef de cette confédération défensive dans laquelle dominaient ceux de sa race.


Celui qui est Serbe et de père serbe,
Qui est de sang et de famille serbe,
S’il ne vient pas combattre à Kossovo,
Que, sous sa main, il ne lui pousse rien !
Que le froment ne pousse dans son champ!
Sur la colline que sa vigne ne pousse!


C’est ainsi qu’une piesma populaire[2] chante l’appel que Lazare adressa aux Slaves avant de quitter sa capitale, Kroutcheva, où il avait reçu la provocation du sultan. Malgré cet appel, l’armée des Turcs, suivant une tradition, — du reste, absolument contraire à l’histoire, — était tellement supérieure en nombre à celle des Slaves que « si tous les Serbes avaient été changés en sel, ils n’auraient pu saler un repas à leurs adversaires, et que la pluie, tombant sur l’armée des Turcs, ne pouvait nulle part tomber sur la terre. »

Néanmoins, la victoire fut longtemps disputée ; mais enfin le croissant l’emporta, et Lazare, resté presque seul, fut fait prisonnier, tandis que ceux qui fuyaient étaient taillés en pièces. Puis, pendant que le sultan vainqueur parcourait le champ de bataille, un soldat serbe blessé se releva et le frappa à mort. Les Ottomans, pour venger leur chef, massacrèrent à ses pieds tous leurs prisonniers et avec eux le tsar Lazare, depuis honoré comme un martyr.

D’après la tradition constante des peuples vaincus, qui ne peuvent admettre leur défaite qu’en les attribuant à la trahison, le désastre de Kossovo serait dû à la lâche défection du voïvode Vouk Brankovitch, gendre de l’empereur Lazare, qui aurait passé à l’ennemi pendant la bataille avec douze mille hommes. À Kossovo, dit un chant populaire,


A Kossovo, Vouk a trahi Lazare,
Il a trahi le prince glorieux.
Que le soleil n’éclaire plus sa face !
Vouk a trahi son seigneur, son beau-père ;
Maudit soit-il, et qui l’a engendré !
Maudites soient sa tribu et sa race !


Et ce n’est pas seulement l’épopée qui a conservé ce souvenir ; il se retrouve même dans les documens publics. « S’il se trouvait au Monténégro, dit une déclaration officielle signée par les chefs monténégrins en 1803, s’il se trouvait un homme, un village, une tribu qui, ostensiblement ou occultement, trahisse la patrie, nous le vouons unanimement à l’éternelle malédiction, ainsi que Judas qui a trahi le Seigneur Dieu, et l’infâme Vouk Brankovitch, qui, en trahissant les Serbes à Kossovo, s’attira la malédiction des peuples et se priva de la miséricorde divine. »

Quoi qu’il en soit, le souvenir de la défaite de Kossovo, qui prépara l’asservissement de tous les Jougo-Slaves, est, comme on le voit, resté vivant parmi leurs descendans ; jusqu’à nos jours, tous les événemens qui, de près ou de loin, peuvent être considérés comme la revanche du Vidovdan[3], — y compris la victoire des Monténégrins sur les Turcs à Grahovo, en 1858, ou l’insurrection de septembre 1875, sont célébrés par des chants ou des proclamations dans lesquelles on rappelle la sanglante défaite de 1389. C’est ainsi que les Allemands imprimaient, en 1870, que Sedan était la revanche de Tolbiac ; mais ils n’avaient pas l’excuse de cinq siècles d’esclavage sanglant.

Nous ne savons si les soldats de Twartko prirent part à la défense commune; mais, dans tous les cas, la Bosnie reçut le contre-coup de la défaite des Slaves à Kossovo. En effet, immédiatement après ce désastre, une armée de vingt mille Turcs s’avança en Bosnie. Heureusement, le sort des armes favorisa cette fois les chrétiens, et Vlatko Hranitch, grand voïvode ou général en chef de l’armée bosniaque, défit les musulmans et sauva ainsi, pour un temps du moins, l’indépendance de son pays. Le roi Twartko, en récompense de cet immense service, donna à son voïvode, à titre de fief héréditaire, tout le pays de Chelm, c’est-à-dire l’Herzégovine actuelle.

Cette donation et l’ambition des Hranitch furent, avec les dissensions intestines des Bosniaques, la perte des deux pays. En effet, Sandal, fils de Vlatko Hranitch, inaugura bientôt une politique de bascule, dont le but était de se rendre de plus en plus indépendant des rois de Bosnie ; il prit parti, tantôt pour Ostoja, tantôt pour Twartko, qui se disputaient le trône, et, malgré le succès qu’il remporta, en 1410, à Ugrah contre le roi Sigismond de Hongrie, et l’aide qu’il donna, en 1414, au prince serbe, Stéphan, attaqué par les Turcs, il prépara l’asservissement définitif des chrétiens slaves par les Osmanlis.

Son fils Stéphan continua sa politique d’intrigue, s’appuyant tantôt sur les Magyars, tantôt sur les Turcs, et il arriva au but de son ambition lorsqu’il obtint, en 1440, de Frédéric IV, empereur d’Allemagne, avec le titre de duc (herzog, d’où Herzégovine) du duché de Saint-Saba, la reconnaissance de son indépendance. Il attaqua alors le faible Thomas, roi de Bosnie, son propre gendre, et lui enleva quelques lambeaux de territoire ; et en même temps il favorisait la prédication des hérétiques bogomiles ou patarins, — sorte de secte manichéenne, — espérant trouver dans les dissidences religieuses un auxiliaire pour ses projets ambitieux. Ces luttes déplorables durèrent, avec des incidens divers auxquels furent plus ou moins directement mêlés les rois de Hongrie, Venise, Raguse, et même les sultans de Constantinople, jusqu’au moment où ces derniers crurent le moment favorable, en 1463, pour renouveler leur invasion de la Bosnie et de l’Herzégovine.

Stéphan ne porta aucun secours à son suzerain, au mépris de son devoir de vassal et des intérêts de la chrétienté. Aussi les Turcs, la Bosnie définitivement conquise, se tournèrent-ils vers l’Herzégovine, et Stéphan mourut de chagrin, en 1466, tributaire des Osmanlis. De ses trois fils, les deux aînés, Vlatko et Vladislas, qui avaient recueilli son triste héritage, par la protection des Hongrois, furent définitivement chassés par les Turcs en 1483, tandis que le troisième, Stéphan, livré en otage par son père et imitant sa félonie, se faisait musulman et devenait, sous le nom d’Herzek-Ahmed-Pacha, le gendre du sultan Mehemed, qui le créait beglerbeg de Roumélie. Telle fut la triste fin de la dynastie des Hranitch et de la domination chrétienne dans la Bosnie et l’Herzégovine.

Dès lors, ces deux malheureuses provinces, devenues partie intégrante de l’empire ottoman, furent le principal champ de bataille de la grande guerre entre les Turcs, les Magyars et les Vénitiens, et, au lieu de servir de rempart à l’Europe chrétienne, elles devinrent bientôt la tête d’attaque du croissant contre la croix. La désastreuse bataille de Mohacz (1526), dans laquelle les Hongrois et les Tchèques furent écrasés et leur roi Jagellon tué, valut à la maison de Habsbourg la couronne impériale, spontanément offerte par les chrétiens épouvantés, et assura aux Turcs la conquête des pays au sud de la Save. Néanmoins ce ne fut qu’en 1699, et après une nouvelle série de luttes continuelles entre les Magyars et les Osmanlis pour la possession de la Bosnie, et entre ces derniers et les "Vénitiens pour celle de l’Herzégovine, que ces deux malheureuses provinces furent reconnues par le traité de Karlowitz comme définitivement et irrévocablement annexées à l’empire ottoman.

Désormais isolées du reste de la chrétienté, oubliées et abandonnées à leur sort, livrées, par le fait de la conquête, à un régime agraire désolant et ruineux, — régime dont nous aurons occasion de reparler plus loin, — vivant complètement en dehors de l’histoire et de la civilisation, elles formèrent comme une tache notre sur la carte de l’Europe méridionale.

De temps à autre seulement, une insurrection, — cri de désespoir bientôt étouffé dans le sang, — rappelait au monde qu’il y avait là un peuple qui agonisait; puis tout retombait dans le silence jusqu’à ce qu’une autre génération, lasse de souffrir, tentât un nouvel effort, également impuissant.

Enfin le traité de Berlin (juillet 1878), en donnant à l’Austro-Hongrie la mission, — longtemps désirée par elle, — d’occuper les provinces slaves de la Turquie, mit un terme à cet isolement contre nature; et malgré les résistances partielles des musulmans bosniaques et herzégoviniens et la mauvaise humeur de la Russie, cette occupation fut acceptée comme un bienfait par la grande majorité de la population des deux provinces et accueillie avec un soupir de soulagement par l’Europe qui, malgré son égoïsme, avait honte de l’état d’abandon dans lequel elle laissait des frères de race et de religion.

C’est à ce moment et quelques mois après l’occupation autrichienne, que j’arrivai en Bosnie, et qu’ayant parcouru la Croatie et l’Esclavonie. je pénétrai enfin par Brod dans les nouvelles provinces slaves de la monarchie austro-hongroise, en compagnie d’un Serbe, M. Z…, ancien officier des Confins militaires, qui avait bien voulu se charger de m’accompagner comme interprète, et muni de toutes les recommandations et pièces nécessaires pour pouvoir circuler dans le pays où les officiers, les fonctionnaires et les fournisseurs de l’armée pouvaient seuls entrer librement à cette époque.


II.


Dervend, 15 mai 1879.

Nous voici enfin en Bosnie. Nous avons quitté Brod hier matin, à quatre heures, et nous sommes arrivés à Dervend par le petit chemin de fer stratégique qui n’est pas encore ouvert au public, mais dont nous avons le droit d’user, grâce à nos firmans.

Dervend (de dervo, bois), bien que possédant dans ses six cent cinquante maisons une population de quatre mille habitans environ (sans compter les quatre-vingts hommes du génie et du train qui composent en ce moment sa garnison), Dervend est un affreux trou, formé de trois ou quatre rues tortueuses, mais qui a le mérite pour le touriste venant de la Save d’être le premier centre musulman qu’il rencontre sur son chemin. En effet, ce sont les villes qui représentent surtout ici l’élément turc, tandis que les villages sont presque exclusivement peuplés de chrétiens. Le régime féodal, avec le propriétaire mahométan et le serf chrétien, régime qui existe en Bosnie depuis la fin du XVe siècle, a naturellement groupé autour du château tous les cliens personnels du seigneur, ses officiers, ses valets, tous ceux enfin qui, par ambition beaucoup plus que par conviction, avaient embrassé la religion du vainqueur, tandis que les pauvres raïas, fidèles à leur foi, restaient dispersés dans la campagne, obligés de cultiver la glèbe à laquelle ils étaient attachés de par la loi du plus fort, et désireux d’ailleurs de traîner leur misérable vie le plus loin possible des vexations du maître et de ses parasites.

Tout le pays des environs appartient ici à deux grands begs, dont l’un s’appelle Youssouf et l’autre Bustem Alibegovitch. Ils sont parens et possèdent à eux deux un territoire au moins égal à un département français. Youssouf est le plus riche ; sa terre s’étend jusqu’à la Save. Ce sont des gens bien élevés, paraît-il, et dont la vie privée est des plus honorables. Comme presque tous les Slaves musulmans de Bosnie, ils n’ont chacun qu’une femme (ou compte seulement à Dervend trois musulmans polygames, et ils ne sont pas des plus distingués). Avant l’arrivée des Autrichiens, ils menaient l’existence de grands propriétaires campagnards, se bornant à manger tranquillement, et sans trop compter, les redevances du tiers des produits de la terre que leur devaient leurs métayers raïas. Ils n’ont essayé aucune résistance, — le premier coup de fusil a été tiré à Kotorsko, et c’est plus loin, à Maglaï et à Doboj, qu’ont eu lieu les premiers engagemens sérieux, — et ils manifestent aujourd’hui l’intention de faire venir des paysans d’outre-Save pour travailler leurs terres, leurs raïas étant décidément trop paresseux et trop ignorans. Est-ce là seulement une flatterie à l’égard des envahisseurs ou le résultat de l’ancienne influence du voisinage des pays civilisés? On ne parle pas moins tout bas de leur prochain départ pour une terre musulmane, et on assure que, au moins en ce qui concerne Youssouf-Beg, c’est une décision absolument arrêtée.

Je reviens à la ville de Dervend. Sauf quelques édifices particulièrement soignés et, parmi eux, les demeures des deux grands begs, Dervend, comme toutes les villes de la Bosnie, est bâtie exclusivement en bois. Les maisons des pauvres chrétiens se composent d’une misérable cabane en planches avec soubassement de terre, qui n’a qu’un trou pour cheminée et pas de cloisons intérieures. C’est là dedans que grouillent pêle-mêle le père, la mère, les enfans et les cochons (ces deux catégories sont ordinairement nombreuses), sans compter la vermine. Les maisons des musulmans du commun sont un peu plus confortables : elles ont en général un étage, et le rez-de-chaussée est exclusivement consacré aux quadrupèdes, au-dessus desquels demeurent les bimanes.

Le seul reste ancien de Dervend est la ruine de son vieux château, dont deux portes existent encore et dans l’enceinte duquel se trouvent une petite mosquée et le tombeau d’un saint musulman recouvert d’un mauvais hangar entouré d’une grille en bois. Autour de ce tombeau, un cimetière turc, qui est loin de valoir comme pittoresque, sinon comme propreté, ceux qui sont disséminés dans les bosquets entourant immédiatement la ville. Quant aux cimetières chrétiens, les musulmans exigeaient en signe de mépris qu’ils fussent relégués au loin dans la campagne; celui de Dervend est à plusieurs kilomètres de la ville, sur la route de Serajewo. Les chrétiens sont pourtant relativement très nombreux ici, et, s’il y trois mosquées, il y a, d’autre part, une chapelle catholique et une église grecque orthodoxe (serbisch).

Tout ce monde-Là vit, du reste, très calme sous la bannière austro-hongroise : à sept heures et demie du soir, toutes les boutiques, — si l’on peut donner ce nom aux misérables échoppes des étalagistes du lieu, — se ferment, sauf deux ou trois tenues depuis l’occupation, par des giaours sans scrupules; les rues appartiennent alors à d’énormes rats qui se cachent pendant le jour dans les crevasses des soubassemens des maisons, et le franghi curieux et noctambule peut apercevoir, à travers les planches mal jointes qui servent de murailles, des scènes intimes qui, pour être orientales, ne sont pas toujours empreintes de la plus pure poésie.

La police de la ville se compose de seize zaptiés, qui ne sont peut-être pas payés très régulièrement, — je veux le croire, du moins, pour l’honneur de l’uniforme... qu’ils pourraient avoir, — car ils acceptent facilement le bakchich. Lors de mon arrivée, la première personne que je rencontrai fut un de ces pauvres diables qui, rassemblant tout ce qu’il savait d’aimable dans une langue civilisée, me salua d’un : « Bravo! » en me tendant la main. Était-ce pour serrer la mienne ou pour me demander d’augmenter son casuel? Je n’en sais rien... Toujours est-il que je me débarrassai de cet honorable garde-champêtre en lui donnant quelques kreutzers, qu’il reçut avec une dignité froide et une satisfaction marquée. La ville de Dervend ferait peut-être mieux d’avoir un peu moins de zaptiés et un peu plus de soin de ses rues, qui sont dans un état lamentable et qui se changent en fondrières à la moindre pluie.

Ce lieu de délices possède encore deux hôtels, l’hôtel Kostitch, le plus ancien, et le nouveau, le meilleur et le plus à la mode, l’hôtel Europa. On y trouve une unique chambre à deux lits, pavée en briques et munie des meubles et des ustensiles rigoureusement indispensables-, en un mot, le suprême confort des hôtels de province... en Bosnie. Quant aux draps, par exemple, ils sont là, comme ailleurs dans les pays jougo-slaves, à peu près inconnus; on les remplace avantageusement, — pour le budget de blanchissage de la maison, — par des pièces de toile carrées boutonnées ou cousues aux couvertures et qu’on change seulement quand elles sont sales... Heureux le voyageur qui passe le premier !.. En m’introduisent dans cette unique chambre, le patron de l’Europa, croyant sans doute me faire plaisir en me donnant cette bonne nouvelle, m’affirma que, pour 100 florins, je ne trouverais pas un appartement pareil jusqu’à Serajewo. C’est possible; mais la perspective manque d’agrément quand on a encore une dizaine d’étapes à faire avant d’arriver à la capitale bosniaque.

Je n’ai plus rien à citer à Dervend que sa rivière, torrent rocailleux que l’on traverse en temps ordinaire en retirant ses chaussettes, — je ne fais ici, bien entendu, aucune allusion aux indigènes qui ignorent l’usage de ce vêtement inutile, — et dans laquelle les femmes lavent leur linge d’une façon encore plus primitive et en montrant leurs jambes un peu plus haut que leurs voisines des bords de la Save.

Puisque je parle du beau sexe, je dirai ici une fois pour toutes que les échantillons que l’on en rencontre en Bosnie ne sont pas faits pour donner une grande idée de ses charmes. Il est vrai que l’on voit seulement à visage découvert des chrétiennes, pauvres créatures vouées dès leur plus jeune âge aux privations, à la misère et à la servitude des rudes travaux des champs. Quant aux musulmanes, elles sont invisibles. On remarque seulement quelquefois vers le midi, allant en nombre presque toujours, des paquets d’étoffes qui rasent les murailles et qui, du plus loin qu’elles aperçoivent le roumi, se détournent avec mépris de leur chemin. Saluez, voyageurs, l’amour et la poésie de l’Orient qui passent! C’est le harem de M. Y... qui va faire visite au harem de M. Z.. !

... Le commandant d’étapes, aimable officier slave, a bien voulu nous promener toute l’après-midi. Il nous a conduits à un monastère catholique du voisinage. Le couvent de Saint-Marc-les-Pléhan (Samostan Sv. Marka na Plehan) est habile par six franciscains prêtres et cinq clercs ou élèves ; il a été fondé seulement en 1872 et n’est pas riche. Le père gardien, — Pater Steplianus Cicatch, — jeune homme aimable et intelligent, nous fit lui-même les honneurs de son couvent, dont l’église est une espèce de grange affreusement décorée à l’intérieur. Les pères, hommes simples et de peu de besoins, vivent d’aumônes, de leur école et des services qu’ils rendent; ils ont quelques châtaigniers et quelques lopins de terre qu’ils cultivent et dont ils tirent aussi une maigre ressource. Ces lopins sont-ils bien à eux? Nul ne saurait le dire, car il n’y a dans le pays ni bornage ni cadastre, et, en dépit des droits féodaux, la devise primo occupanti peut encore avoir une certaine valeur en haut de la montagne de Pléhan.

Il faut, en effet, faire une véritable ascension à travers des chemins creux coupés de rochers que l’on exploite pour l’entretien de la route qui passe en bas, avant, d’arriver au couvent de Saint-Marc, mais aussi on jouit de ce sommet d’une vue splendide.

Au nord, la Save, Brod et les collines qui ferment le bassin de cette rivière, et à la base de ces collines, à droite, le profil des tours et de la coupole de la cathédrale de Djakova, vers lesquelles, au temps de la domination turque, les regards des bons franciscains se tendaient toujours comme vers le symbole de l’espoir et de la délivrance. A l’ouest, le haut plateau de Molajitcha et les montagnes au pied desquelles se trouvent Banjaluka, au nord, et plus bas Trawnik. Au sud, le panorama est raccourci par le fouillis des collines qui resserrent le cours de la Bosna; mais, à l’est, la vue s’étend encore fort loin par-dessus cette rivière jusqu’au plateau de Majevitcha et aux montagnes qui dominent les frontières de la Serbie. Je ne crois pas qu’il existe en Europe beaucoup de points de vue d’une pareille étendue; il y a, en Bosnie même, un bon nombre de sommets plus élevés, mais celui-là a le mérite de l’isolement au moins de trois côtés, et cette circonstance, jointe à la largeur inusitée de la vallée de la Save qui s’étend mollement à ses pieds, lui donne une ouverture d’horizon des plus remarquables.

Au moment où nous quittions Pléhan, fatigués, mais non rassasiés d’admiration, et à l’instant précis où je franchissais le seuil du monastère, le père gardien m’offrit très cérémonieusement une pomme. Prévenu auparavant par mon excellent guide et interprète Z.., je reçus cette attention très sérieusement et avec force remercimens pour un si grand honneur fait à ma modeste personne. C’est, en effet, un ancien usage conservé chez quelques Jougo-Slaves d’offrir à l’hôte de distinction qui les quitte et à qui ils veulent témoigner l’espoir et le désir de le revoir, soit une orange, soit un citron, soit une pomme, symbole de paix et d’amitié. Cet hommage ne se rend ordinairement qu’à l’hôte principal et à un seul ; voilà pourquoi la pomme fut donnée, à Pléhan, et cela à l’exclusion du commandant et de Z.., au premier Français qui visitait le monastère de Saint-Marc.

La culture est ici tout à fait semblable à celle que nous avons vue au-delà de la Save ; c’est une culture pastorale avec quelques parcelles semées en maïs et en avoine, çà et là des bouquets de bois, le tout rappelant quelque peu une Normandie mal exploitée et montagneuse. La terre est très profonde dans les vallées et vaut, près de la ville, de 3 à 400 florins le jocke[4] (2,000 francs l’hectare à peu près), ce qui, dans tous les pays du monde, constitue déjà une assez jolie valeur donnée au sol. Il est vrai que, dans la campagne, cette valeur diminue beaucoup et que les pentes et les crêtes des montagnes n’ont plus aucun prix. D’ailleurs les transactions ont toujours été très rares et très difficiles, à cause du régime féodal.

On fait peu de vin autour de Dervend, par suite, me dit le père gardien du couvent de Pléhan, de la défense du Coran, qui, comme on le sait, l’interdit aux musulmans. Cela est possible, et je ne voudrais pas répondre à l’excellent franciscain que je ne crois pas les musulmans aussi scrupuleux, quoiqu’on Bosnie leur rigorisme soit très remarquable. Mais il y a peut-être encore une autre raison : la terre de tout ce canton me paraît forte, un peu grasse, et trop argileuse dans les vallées pour produire de bons vins ; et les habitans n’en sont pas encore arrivés à sentir l’utilité qu’il pourrait y avoir pour eux à défricher la montagne.

Nous sommes venus de Brod ici par le chemin de fer nouvellement établi pour le service de l’armée d’occupation austro-hongroise. Ce petit railway a seulement 0m,75 de gabarit. Les traverses, — dont beaucoup sont en sapin ou autres bois blancs, — ont 1m,50 de longueur et reviennent, toutes posées, à 1 florin la pièce. C’est cher, penserez-vous, dans un pays où le bois est pour rien, et vous n’avez pas tort. Mais il faut compter avec la paresse des Bosniaques qui, tant chrétiens que musulmans, résistent aux réquisitions (bien que ces réquisitions leur soient mieux payées que toute autre main-d’œuvre locale), de manière à obliger presque partout à se servir d’ouvriers étrangers, en grande majorité Italiens, et aussi avec l’absence de voies de communications, qui rend les transports très difficiles. Aussi a-t-on dû se contenter d’un railway tout à fait rudimentaire, et on l’a fait passer par monts et par vaux. Ainsi, le terrassement n’est préparé que pour une voie; il est vrai que, dans ce pays, l’expropriation du terrain nécessaire pour la pose d’une seconde voie, ne coûterait pas grand’chose, — si l’on n’attend pas trop longtemps, — car le gouvernement s’est contenté de payer les maisons qu’il a fallu démolir; quant à la terre aux champs, on l’a prise provisoirement sans indemnité, faute de savoir à qui elle appartient; les droits de chacun sont réservés et le règlement doit se faire quand le cadastre auquel on va procéder sera terminé.

La chemin de fer fait des détours sans fin pour traverser la ligne de faîte entre la vallée de la Save et celle de la Bosna; c’est ce qui explique la longueur des distances kilométriques entre des stations très rapprochées l’une de l’autre à vol d’oiseau. La station de Modron est le point culminant: de Dervend à ce point, on monte de 160 mètres, à peu près 1 mètre pour 80.

Les poteaux télégraphiques sont très primitifs, de simples brins de bouleau non écorcé. Quant aux ponts, ils sont tous en bois, bien entendu. Du reste, tout est en bois en Bosnie, et cela se comprend, si l’on songe qu’il y a dans cette province 400,000 milles carrés de forêts, tant à l’état qu’aux communautés, aux vakoufs et aux particuliers. Que de richesses encore inexploitées, ou, ce qui est pis encore, mal exploitées !

Pour en revenir à notre chemin de fer, il a été ouvert jusqu’à Dervend en novembre 1878 et en mars 1879 jusqu’à Doboj. Les travaux sont entrepris seulement jusqu’à 41enitza, parce que de ce pointa Serajewo, la route est toujours bonne, tandis que de la Save à Zienitza, les chemins sont tellement mauvais que, l’hiver dernier, mille voitures du train ont été arrêtées par une fondrière pendant deux jours entiers. Pour le moment, les rails ne dépassent pas Zeptche, où on a trouvé du charbon qui sert à alimenter les machines. Le chemin de fer coûte à l’état de 25 à 30,000 florins le kilomètre, matériel compris (soit vingt locomotives et quatre cents wagons) ; et rien que cela empêcherait à jamais la Turquie de remettre pacifiquement la main sur ses provinces slaves occupées par l’Austro-Hongrie en vertu du traité de Berlin. Comment, en effet, pourrait-elle rembourser cette dépense et tous les autres frais de l’occupation, qui s’élèvent déjà, à l’heure où j’écris, au bout de huit mois, à plus de 200 millions de florins ?

Quoi qu’il en soit de ses défauts de construction, ce tramway a bien servi l’armée envahissante, et c’est lui seul qui rend possible l’occupation de la Bosnie. Mais, en dehors de son utilité stratégique, il est certainement destiné à alimenter tout le commerce entre les anciens pays de la couronne de Saint-Étienne et les nouvelles provinces; et, remplacé par une voie plus large et à pente plus douce, il sera un jour une des grandes lignes du trafic entre l’Orient et l’Occident. Il n’est pas douteux, d’un autre côté, que l’établissement de cette voie ferrée de Brod, dans la direction de Serajewo et de Salonique, a fait perdre pour toujours à Agram l’espoir de devenir la tête de ligne du grand chemin de fer de l’Occident à l’Archipel. Les Hongrois, qui ont réussi à empêcher jusqu’ici la continuation sur Sissek de la ligne de Banjaluka à Novi, préparent maintenant l’aboutissement fatal à Buda-Pest de la grande route commerciale méditerranéenne à travers la presqu’île des Balkans, route qui passera par Brod, Serajewo et Novi-Bazar.

Déjà, depuis quelques jours, la ligne stratégique transporte les marchandises des particuliers, et parmi eux le principal est Rustem-Beg, le grand beg de Dervend lui-même, — les inventions diaboliques de ces mécréans de giaours ont parfois du bon ! — Dans quelques semaines, sans doute, les voyageurs pourront circuler librement de Brod à 41enitza, et quand la voie s’avancera jusqu’à Serajewo, les 250 kilomètres qui séparent cette ville de la Save seront franchis plus facilement que l’on n’allait autrefois de Brod à Dervend[5].

Le voyage, sur ce rudiment de chemin de fer, n’est pas moins accidenté aujourd’hui que la ligne elle-même. A chaque instant, le train s’arrête. Tantôt c’est la locomotive qui a besoin de faire de l’eau aux petits torrens qui coulent un peu partout et que l’on a captés là où ils coupaient la voie, sans se préoccuper de savoir si c’était ou non à une station; tantôt c’est une vache ou un porc qui barre la route et qui regarde bêtement le train arriver sur lui, sans se déranger et sans s’émouvoir des coups de sifflets désespérés de la locomotive; ici c’est une chaîne d’attache qui se rompt; là un pont que l’on a des raisons de croire peu solide ; plus loin, c’est un monsieur qui a perdu son chapeau, — comme cela m’est arrivé à moi-même un peu avant la station de Velika. Alors, du dernier wagonnet où sont assis sur leurs valises les rares voyageurs militaires ou civils autorisés à se servir du chemin de fer, on hèle le mécanicien à un des continuels tournans de la voie ; le train s’arrête, on ramasse le couvre-chef vagabond, et fouette, cocher! Nous avons bien le temps,.. ne sommes-nous pas à peu près en Orient? Et quelles secousses, à chaque arrêt ! et quels soubresauts pour se remettre en marche!

Dans ces conditions de transport, on a peu de dispositions à admirer le paysage, qui, da reste, ne présente rien de bien original, si j’en excepte une série de moulins microscopiques, grands comme nos cabanes de bergers, mais beaucoup moins bien construits, et qui s’étagent de 500 mètres en 500 mètres sur la rivière de Velika, dont nous avons suivi les bords pendant un certain temps.

Kotorsko, où l’on passe, est un affreux village de 400 habitans, situé à un bon kilomètre de la station du même nom. C’est là que commença la résistance lors de l’entrée des Autrichiens en Bosnie, et les environs n’en sont pas encore très sûrs. Doboj est beaucoup plus important et compte environ 1,400 habitans, parmi lesquels les neuf dixièmes sont Turcs; aussi les chrétiens y sont-ils la lie de la population, et les musulmans les tiennent en mépris particulier. Le château en ruines est fort pittoresque et commande superbement la vallée de la Bosna, cette vallée est assez bien cultivée, autour de la ville surtout ; mais ces gens-là, même les moins paresseux, ont décidément du temps et de la force à perdre. Il n’est pas rare de voir un gaillard, dans la vigueur de l’âge, gravement occupé à garder quatre ou cinq pourceaux. On rencontre aussi souvent dans la campagne six bœufs attelés à la même charrue et accompagnés de six paysans, hommes et femmes, une personne pour guider chaque paire de bœufs, une autre qui pousse à la charrue, la cinquième tenant l’araire, et la sixième, peut-être le chef de famille, ne faisant rien, — comme le quatrième porteur du convoi de Marlborough, — mais suivant consciencieusement en regardant le travail, tandis que les autres crient, tapent, hurlent, sans doute pour animer les attelages. Puis, quand l’heure du repas arrive, pour les bêtes et les gens, on retire une cheville du collier des bœufs qui ne sont pas, ici, attelés par les cornes, et l’animal, devenu libre, se met à pâturer çà et là, suppléant ainsi à la maigre pitance de l’étable jusqu’au moment où, docile, il revient prendre sa place sous le joug et recommencer sa besogne. Et quelle besogne ! Le rayon de la charrue est aussi tortueux que peu profond. Mais, que voulez-vous? ces gens-là n’ont pas lu les gros livres de nos économistes, et personne ne leur a appris les bienfaits de la division du travail. En sont-ils beaucoup plus malheureux ?


III.


Techanj, 18 mai 1879.

… Départ de Doboj pour Techanj (prononcez Techani), localité située à 24 kilomètres, sans route pour y arriver et occupée par quelques troupes autrichiennes. Je tenais beaucoup à voir cette ville, ancienne capitale d’une petite principauté bosniaque, le banat de Ussora, et dans laquelle se trouvent les ruines d’un vieux château slave, le plus grand et le plus célèbre de la contrée.

Nous partons à six heures du soir, dans une carriole bosniaque frétée à grand’peine, attelée de deux bons petits chevaux et conduite par un indigène, avec un uhlan devant et un autre derrière ; le commandant d’étapes, responsable de nos précieuses personnes, n’avait pas voulu nous laisser aller sans cette escorte, le chemin de traverse qui mène à Techanj étant encore peu sûr et la nuit pouvant nous surprendre. C’était à Doboj un véritable événement : deux étrangers, dont un « Franzous » (on n’en a jamais vu s’arrêter ici), qui partent pour Techanj ! Mais il faut six heures pour y aller, ils coucheront dans la forêt, etc. Comme j’étais absolument convaincu que nous pourrions arriver, comme nous étions bien armés et accompagnés par des soldats ayant fait souvent la route, j’étais parfaitement tranquille ; le pis qui pouvait nous advenir était d’être obligés, en débarquant la nuit à Techanj, de coucher au poste ou dans une écurie ; c’est un petit inconvénient pour des gens qui, depuis Djakova, n’ont plus vu de draps et qui, depuis plusieurs jours, couchent par terre dans leurs couvertures ; aussi je passai outre. Mais quelle carriole, bonté divine ! et quel chemin ! Impossible de rien dire à cet égard qui approche de la réalité. Figurez-vous une charrette tout en bois, sauf quelques clous et vis et les fers des roues, sans ressorts, bien entendu, et dans laquelle, pour lui donner plus d’élasticité et de solidité, les moyeux des roues sont reliés à l’écalage par des sortes de membres en écorce tordue. Juchez là-dessus des bancs de bois, agrémentés en notre honneur de sacs de paille hachée, faites rouler le tout pendant quatre mortelles heures de nuit, sur un large sentier frayé à travers trous et fondrières, et vous aurez une idée de l’état et de l’équipage dans lequel nous fîmes, à dix heures et demie du soir, notre fort peu solennelle entrée dans l’antique capitale des bans de l’Ussora. Au bruit, un porte-turban non endormi entre-bâille sa porte. Nous demandons s’il y a un endroit quelconque où l’on puisse coucher. Né! né! nous répond-on en secouant la tête de droite à gauche. Lorsqu’un indigène étranger vient ici, paraît-il, il couche chez un ami ou à la belle étoile, hôtellerie que l’on trouve partout et à la portée de toutes les bourses ; quant à un homme civilisé, on ne voit que des soldats, et encore ils sont tous Croates et, par conséquent, à moitié du pays. Il n’y a même pas de han pour les voyageurs, attendu qu’il n’y a pas de voyageurs à Techanj. Nous demandons le commandant de la ville. — Couché. Et son brosseur refuse énergiquement de le réveiller, car il a eu son accès de fièvre dans la journée et il a défendu sa porte de la façon la plus absolue. Mais n’y a-t-il donc plus un officier encore debout? Heureusement que cette idée était bonne et qu’en effet deux jeunes sous-lieutenans étaient encore à causer et à fumer dans la petite chambre turque qui sert aux sept officiers de la garnison de cercle, de smooking room, de salle à manger et de salon de réception.

Grâce à l’obligeance de ces messieurs, qui nous cèdent leurs paillasses et vont coucher avec des camarades, nous pouvons enfin reposer nos membres endoloris dans la soupente où ils demeurent ; ce n’est pas un palais : on s’y tient à peine debout ; dans un coin une espèce de huche sordide ; dans un autre coin, un grand poêle bosniaque, une valise et deux paillasses : tel est le mobilier. Mais quand on est rompu de fatigue, on n’a pas besoin de berceuse, et nous ronflons à qui mieux mieux.

Le lendemain, dès l’aube, nous sommes sur pied, et, grâce à nos hôtes qui rivalisent de bonne grâce envers les étrangers et qui nous invitent à partager leur repas (ce qui est plus qu’une politesse, car le restaurant est aussi inconnu à Techanj que l’hôtel), nous commençons notre visite de la ville et des environs.

... Techanj a été tout d’abord une forteresse des bans d’Ussora, dont la résidence était à deux heures de distance, au lieu dit Vrutchitcha (eau chaude) et où l’on voit encore quelques ruines. Plus tard, ces petits princes vinrent établir à Techanj même le siège de leur gouvernement. Lors de l’invasion turque, les bans de Vrutchitcha, de Yaetze et de Srebrenitza, qui se partageaient tout le pays, étaient tributaires de Raguse. Le sultan Mahomet ayant été longtemps arrêté devant les défenses de Vranduk, ravagea tout le voisinage, y compris Velika, Techanj et Doboj, où il rencontra l’armée de Mathias Corvin, roi de Hongrie.

Plus tard, le prince Eugène y vint aussi, mais il n’osa pas attaquer le château, où s’étaient réfugiés les habitans sous les ordres d’Ali, leur gouverneur. Il se contenta de bombarder et de démolir la ville. A la suite de cet événement, Ali ayant constaté que ce château était trop petit pour servir d’asile à toute la population, en augmenta l’enceinte et y fit de nouvelles constructions que l’on voit encore. Après la ruine de Techanj, les Impériaux allèrent jusqu’à Serajewo, où ils lancèrent quelques bombes ; puis ils remontèrent vers le nord.

C’est le dernier événement militaire dont Techanj fut le théâtre; aujourd’hui, et bien que la première bataille un peu sérieuse livrée aux Austro-Hongrois en 1878 ait eu lieu non loin de là, au défilé de Kosna sur la Bosna, la vieille capitale de l’Ussora vit en paix sous ses nouveaux maîtres, représentés par deux compagnies du 79e régiment d’infanterie, chargé aussi de garder toutes les étapes de la route depuis Brod jusqu’à Zeptché. Ce régiment, — comme l’indique du reste son nom (Jelacich), — est exclusivement croate. Tous les régimens d’infanterie slaves (16e, 53e, 70e, 78 et 79e) sont actuellement en Bosnie, ainsi que les uhlans (5e et 12e) croates. Il est tout naturel que l’on ait envoyé dans les deux provinces nouvellement occupées les régimens composés de congénères des Bosniaques et des Herzégoviniens, qui, parlant la langue du pays, avaient le double avantage de rendre l’occupation moins odieuse et l’installation plus facile. Mais n’est-ce pas la reconstitution pour ainsi dire forcée d’une armée slave? Les Magyars le craignent, et ils n’ont pas tout à fait tort.

Pour en revenir à Techanj, c’est une petite ville pittoresque, groupée au pied de son vieux château et dans laquelle les grecs orthodoxes sont nombreux et influens. Avant Kossovo, m’a-t-on dit, il n’y avait pas ici de quartier serbe; depuis cette mémorable défaite, de nombreux chrétiens grecs (Serbes et Albanais) sont venus s’y installer; et, en dépit des mesures vexatoires qui les obligeaient, par exemple, à ne bâtir leurs maisons que dans des carrières ou dans les plus mauvaises terres des faubourgs et qui leur interdisaient d’avoir des fenêtres du côté de la ville, ils ont prospéré, et le quartier grec contient aujourd’hui huit cents habitans.

Aussi ai-je été heureux de l’occasion qui s’est présentée pour moi de rendre visite au P. Théodor Slavecevitch Ilitch, le paroch de Techanj. C’est, sinon un martyr, au moins un confesseur, car il a pourri durant cinq années dans les prisons turques, un an à Banjaluka, deux ans à Serajewo et deux ans ici ; et il n’a été délivré qu’il y a quelques mois, lors de l’arrivée du général Philippovitch. Il était accusé de « tendances » de rébellion contre la domination turque! Wétait-ce pas adorable? Disons cependant, à la décharge de ses bourreaux, que, pendant ces cinq ans de tortures, ils ont permis à sa courageuse femme de rester à Techanj, attendant des jours meilleurs.

Le P. Hitch a le titre de doyen ; c’est un homme dans la force de l’âge, qui a une bonne maison et m’a bourré de café et d’eau-de-vie de prunes. La reconnaissance de l’estomac ne doit pas m’empêcher de dire cependant que les mauvaises langues accusent les curés orthodoxes de Bosnie d’augmenter trop facilement les tarifs de leur casuel, sous prétexte que ce casuel doit aussi servir à entretenir pour un cinquième l’évêque (qui réside à Serajewo), et pour un autre cinquième l’école, — sans parler des monastères. En ce moment, ces monastères ne coûtent plus rien, car ils ont tous été détruits et leurs religieux massacrés pendant les dernières insurrections d’il y a deux ans. Il y avait trente moines tout près d’ici, à Liplje et à Ozren. Tous ont été assassinés, et les deux couvens, — construits autrefois par l’empereur serbe Nemanitch, — pillés ; les murs sont cependant restés debout, et il paraît que de nouveaux religieux vont bientôt en reprendre possession. C’est un phénomène assez curieux à constater que les catholiques ont moins souffert en Bosnie que les orthodoxes. Est-ce par un hasard du fanatisme ou par haine du nom russe, partout protecteur de la religion orthodoxe, et l’éternel ennemi du calife ? Il serait difficile de le dire, mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que le voyageur impartial ne peut s’empêcher d’être frappé de la popularité des Russes chez les chrétiens jougo-slaves, ici comme à Agram, aussi bien chez les catholiques que chez les grecs unis; il y a là une grosse question politique qu’un avenir prochain résoudra sans doute.

Partout où j’ai passé j’ai constaté ce sentiment. Les officiers slaves disent eux-mêmes : sans la Russie il n’y aurait plus de Slaves. Quant au peuple, il appelle de tous ses vœux l’intervention du grand tsar moscovite.

Je me promenais un jour dans la banlieue de Techanj, à la recherche d’un poste commode pour en dessiner le château, lorsque tout à coup, dans un pli de terrain qui nous cachait, j’entendis un petit pâtre qui chantait. Frappé de l’accent qu’il y mettait, je priai M. Z... de me transcrire sa chanson. La voici :


O misérable Turc! tu perds toute la terre
Dans la Bosnie et à Plevna!
Le Russe est ton vainqueur aux quatre coins du ciel...
Le Magyar ne peut te défendre.
Kossuth verse des pleurs et dit à la Turquie :
« Vois si les Serbes sont unis ! »
Allons, va! ô islam! et retourne en Asie,
Car ici, tu perds tous tes bommes.
Le Russe à la peau dure avance sûrement...
Le Turc dit : « Dieu! que vais-je faire?
Les Russes ont la force, et tous se sont unis...
Les Turcs disent : « Où nous cacher ? »
O prince Nikita! contre les Magyars,
Fais alliance avec notre frère !
Le nom de Nikita deviendra glorieux,
Et celui de Milan, son frère!


Je donne ici cette grossière trad action, — à laquelle j’ai essayé de conserver quelque chose du rythme de l’original, — parce que cette chanson était, au moment de mon passage en Bosnie, une actualité, et qu’elle avait trait aux événemens récens qui venaient d’avoir lieu dans la presqu’île des Balkans; mais je n’aurais qu’à ouvrir certains vieux recueils de chansons bosniaques, que l’on rencontre encore çà et là, pour y retrouver, sous une autre forme, les mêmes idées et les mêmes sentimens, qui peuvent se résumer en deux formules : Espoir dans la Russie, haine du Hongrois et du Schwada (Allemand). Qui sait ce que pourrait produire ce sentiment, en cas de conflit armé, et ce que deviendrait, dans une guerre avec le grand empire slave, la monarchie austro-hongroise, qui compte, dans ses états-majors, 60 pour 100 de généraux appartenant à la race slave?

... Pour quitter le terrain brûlant de la politique et passer à un sujet plus gracieux, je vous dirai que le beau sexe de Techanj est cité pour sa vertu; c’est, paraît-il, un pays dans lequel fleurit la rosière et où l’on trouve à chaque pas des Baucis... avant l’arrivée de Jupiter. Cette prétention est, du reste, commune à toutes les villes de la province bosniaque, qui s’accordent, en revanche, à combler de leurs malédictions pudibondes la capitale Serajewo, cette Babylone de tous les vices et de toutes les hontes.

Quoi qu’il en soit de la vertu des dames de Techanj, ce pays partage, au point de vue social et agraire, le sort de toute la Bosnie. Les grands propriétaires sont ici : Hamri-Beg-Ajanovitch, Dervis-Beg Gjoulatchitch et Hamza-Beg-Gjoulatchitch. La famille du premier est venue d’Asie il y a quelque deux cents ans avec cent cinquante autres familles de soldats à qui le sultan donna des terres. Parmi eux, on cite la famille Capetanovitch, très nombreuse encore aujourd’hui. Ces descendans d’émigrans militaires ont même conservé le souvenir précis de leur lieu d’origine : c’est Amatia, dans le sandjak d’Anatolie. Quant à la famille Gjoulatchitch, la tradition la fait venir de Hongrie avec d’autres Magyars qui se seraient convertis à l’islamisme afin de prendre part à la curée des terres bosniaques lors des grandes concessions octroyées par les califes victorieux. Il n’y a là rien d’invraisemblable si l’on se rappelle la parenté ethnique et linguistique des Hongrois et des Turcs.

Tels sont, avec deux autres grands begs dont je n’ai pas retenu les noms, les richards de Techanj ; quant aux aghas, petits begs et nobles, propriétaires fonciers plutôt pauvres que riches, ils y sont, comme partout, assez nombreux. Parmi ces begs, Dervis est la bête notre des malheureux chrétiens, et on dit que ce seigneur turc employait plus que de raison la bastonnade comme moyen de persuasion, afin de remplir ses coffres et ceux de son bien-aimé maître et seigneur le sultan de Constantinople. Je crois que celui-là, du moins, parmi les musulmans, doit bénir Allah de pouvoir demeurer en sûreté dans sa maison, sous la protection bienveillante des baïonnettes du régiment Jellachich.


IV.


Doboj, 23 mai.

C’est à cheval que nous avons quitté hier Techanj, montés sur deux bidets de montagne aussi intelligens que leurs propriétaires. Nous sommes escortés cette fois de deux fantassins qui doivent se relayer aux postes de la route, et après cinq heures d’une marche pittoresque, nous arrivons à Doboj avec une telle boue que, ma petite monture enfonçant profondément, le pied de mes bottes entrait dans le bourbier.

A la première halte de la route, nous avons déjeuné chez de pauvres raïas catholiques. Leur maison se compose d’une cabane en bois d’une seule pièce, sans plafond et sans cheminée ; la fumée sort par les fontes du toit. Quand je pénètre en me baissant dans cette misérable tanière, on prépare notre déjeuner demandé par notre escorte et on est véritablement enfumé. Une femme et des enfans sont pourtant là, occupés de notre pitance, tandis que quatre ou cinq hommes, assis à terre, les jambes croisées, autour d’un plat de bois contenant des légumes bouillis, terminent leur repas. Ils se lèvent quand nous entrons, et ceux qui n’ont que des fez sans turbans les retirent. La femme salue en mettant la main sur son cœur. Comme la fumée est réellement insupportable pour nos nez et nos yeux civilisés, on installe dehors, à l’ombre d’un gros prunier, deux petits tonnelets vides qui nous servent de sièges et une petite table basse dans le genre des escabeaux moresques que l’on voit partout. On nous sert une omelette dans une assiette à laquelle nous puisons à tour de rôle, Z... et moi; pour boisson, de l’eau fraîche prise à un petit affluent de la Jablanitza qui passe à deux pas de la cabane.

Peu à peu, la méfiance avec laquelle, — quelque grâce et quelques piastres qu’on y mette, — on est toujours reçu par de pauvres diables ignorans à qui on vient demander à déjeuner manu militari, fit place à une certaine familiarité, surtout quand ils surent qu’ils n’avaient pas affaire à des Allemands ou à des Hongrois, mais à un Franghi et à un Serbe; et quand nous eûmes répondu à leur curiosité, bien vite satisfaite du reste, sur la France, — dont ils savaient à peine le nom, — et sur Paris, dont ils ont tous entendu parler depuis notre siège légendaire de 1870-1871, pendant lequel tous les Slaves faisaient des vœux pour nous, — nous pûmes à notre tour interroger ces braves gens. Nos questions portèrent tout naturellement sur leur passé sous le régime turc et sur le sort qui leur était fait depuis l’arrivée des Austro-Hongrois. « Nous n’avons pas gagné grand’chose au changement de maîtres, nous répondit le plus intelligent d’entre eux ; les begs prennent toujours le tiers, Franz-Joseph[6] un autre tiers. Or payer d’une façon ou de l’autre, cela nous est bien égal. Tous les impôts sont restés les mêmes ; seulement nous ne sommes plus battus par les begs. Nous avions cru, à l’arrivée des chrétiens, que nous n’allions plus rien avoir à payer aux begs ; mais, au contraire, voilà qu’on rétablit la perception des redevances que les propriétaires ne touchaient plus, en fait, depuis l’insurrection. Et cela quand nous espérions qu’on allait nous donner des terres et diminuer les impôts qui nous écrasent. Ah ! non, nous ne sommes pas contens, et les Slaves qui appartiennent à Alexandre sont bien plus heureux que nous, sujets de Franz-Joseph. Les begs nous disent que la Bosnie reviendra aux Turcs : croyez-vous cela, vous ? Nous, Slaves, nous ne sommes ni Autrichiens ni Turcs. Ah ! les Bulgares sont bien heureux ! Voyez !.. il y avait un bois à côté de ma cabane ; les soldats sont venus et ils ont tout brûlé, sauf ce gros prunier ; le beg a réclamé quand même sa redevance du tiers sur les arbres qu’ils ont coupés. Puis il a pris pour témoins trois de ses amis qui ont été dire au cadi : « Nous avons vu cet homme prendre du bois. » Et alors j’ai été condamné à payer. Malédiction ! je vais être saisi… Que puis-je faite pour racheter ma petite maison, mes trois vaches et mes cochons ? Et puis pourquoi, si nous appartenons maintenant à des chrétiens, nous laisse-t-on juger, nous chrétiens, par des mécréans damnés ? Nous ne travaillerons plus ! nous laisserons la terre en friche et vivrons du produit de nos bestiaux et de la location de nos bras, parce que nous ne voulons plus donner le tiers au beg ! » Et l’un de nous ayant commis l’imprudence de lui dire : u Mais vous n’avez donc pas de cœur, comme on le dit du reste, vous, chrétiens de Bosnie ? » ce pauvre hère nous regarde un instant, son œil lance un éclair, et posément, sans colère, bien à froid : « Tu ne crois pas ce que tu dis, répond-il, en tutoyant, selon l’usage bosniaque, car tu sais bien que nous sommes toujours sans armes. Donne-nous des armes et tu verras ce que nous saurons en faire. » ... Nous sommes revenus à Doboj le jour du marché, La petite place est couverte d’un fouillis curieux de costumes variés. Beaucoup de paysans sont déjà installés ou circulent; d’autres arrivent en carriole et à cheval : tel ce Turc que voici chevauchant avec sa femme en croupe et tenant en laisse une jument autour de laquelle un poulain gambade en liberté. Les femmes venues de l’autre rive de la Bosna ont sur la tête un mouchoir blanc, avec arabesques de couleur, retombant sur le cou un peu à la manière des Napolitaines, tandis que celles qui demeurent sur la rive gauche de la même rivière ont seulement un serre-tête dans un coin duquel elles nouent leur argent. Elles portent, les unes et les autres, beaucoup de bijoux de pacotille : les seuls qui aient quelque caractère sont des plaques de ceintures rondes en cuivre ciselé. On distingue dans cette foule une quantité de Tsiganes (il y en a une dizaine de mille en Bosnie), reconnaissables à leurs guenilles et à leur type asiatique. Je suis frappé de la quantité de gens à gros cous, pour ne pas dire goitreux : décidément l’eau de Bosnie laisse à désirer.

Tout ce monde est du reste très poli. Des rangées entières d’hommes et de femmes se lèvent pour nous faire honneur quand nous passons. Est-ce courtoisie habituelle chez eux ou imitent-ils ainsi ce qu’ils voient faire aux soldats autrichiens devant leurs officiers ?

On vend du blé, quelques étoffes grossières, des bâtons de bois résineux, qui sont la bougie économique du pays... Les denrées les mieux représentées sont des poteries faites dans le voisinage et reproduisant surtout deux formes très simples, mais qui ne manquent pas d’une certaine élégance.

Nous allons au café, où nous faisons la connaissance de l’iman et où nous récoltons péniblement quelques maigres renseignemens. Tous ces gens-là sont affligés d’ignorance crasse : l’iman lui-même ne sait pas lire le slave, sa langue maternelle; il ne lit que le turc! Voyez-vous un de nos curés ne sachant pas lire le français ? Tout ce que nous pouvons constater, c’est qu’à Doboj, aucun Turc ne veut quitter le pays, contrairement à ce qui se passe en beaucoup d’autres endroits. Cela tient peut-être à ce que, dans cette bourgade, la propriété est assez divisée pour attacher au sol un grand nombre de familles. Si l’on excepte Osman Beg Capetanovitch[7] et deux juifs, il n’y a pas ici de trop grands propriétaires et beaucoup des familles riches ou aisées de Doboj descendent, dit-on, des Magyars qui sont venus de Buda-Pesth, lors de la conversion forcée des Hongrois au christianisme; le même souvenir est traditionnellement conservé chez un grand nombre d’habitans de Maglaj et de Techanj. Quoi qu’il soit, il ne règne à Doboj, pas plus qu’ailleurs, une bien grande satisfaction : on y fait très souvent des visites domiciliaires pour voir s’il n’existe pas d’armes cachées, et l’on sait combien ces visites choquent les idées des musulmans et même celles des chrétiens dans ce pays où tout le monde a pris plus ou moins les mœurs du vainqueur mahométan. Un autre grief, c’est que les soldats austro-hongrois ont dévasté pour se chauffer les jardins de pruniers au lieu de prendre du bois ailleurs, et il n’en manque pas ! Enfin ici, comme partout, se justifie le vieil adage :


Notre ennemi, c’est notre maître.


V.


Zienitza, 24 mai.

Après avoir quitté Doboj, le chemin de fer traverse le défilé de Kosna, où les Autrichiens ont livré en avançant leur premier combat sérieux; ils n’avaient rien appris à Doboj et ont. été surpris dans ce vallon entièrement resserré.

On passe ensuite à l’endroit où la Jablanitza, ou rivière des saules, se jette dans la Bosna et l’on arrive à Maglaj, la ville du brouillard[8] où se trouve un château très important de même construction et de même époque que celui de Techanj ; puis on traverse la Bosna. La vallée de cette rivière a dû toujours être le centre de la richesse de la province à laquelle elle a donné son nom. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Doboj, le sol est de mieux en mieux cultivé. On a quitté la région des pâturages pour entrer dans un pays véritablement agricole, au moins sur les rives du fleuve. Les villages deviennent plus nombreux et les crêtes sont de plus en plus dominées par des ruines de forteresses, indication certaine qu’il y avait un intérêt de premier ordre à être maître de ce passage pour posséder le pays. A partir de Maglaj, la culture commence même à grimper sur le flanc des montagnes, la vallée devenant trop étroite pour les besoins de la population.

Nous arrivons à Zeptche au moment où un nombre considérable de familles turques aisées (mais n’appartenant pas à la caste des grands begs), se préparait à monter dans le train qui chauffait pour Brod ; elles vont à Constantinople ; il paraît que beaucoup d’autres se disposent à en faire autant. Si tous les Turcs s’en allaient ainsi, cela simplifierait beaucoup la question bosniaque, sans la résoudre tout à fait. Zeptche n’a rien de curieux ; nous profitons de ce que notre voiture d’étape se fait attendre pour aller dans les cafés et parcourir un peu la ville ; et c’est sans regret que nous la quittons bientôt, grâce à l’obligeance du commandant et des autres officiers chez qui, comme partout ailleurs, nous rencontrons une parfaite bonne grâce.

En sortant de Zeptche, la vallée continue à avoir une certaine largeur ; mais à partir de Begov-Khan (où se trouvent des eaux minérales), elle se resserre, et on arrive, peu après le relais de Orahovitsa, au défilé de Vranduk. C’est à Begov-Khan qu’a été assassiné M. Pérot, consul d’Italie, dont j’ai rencontré à Brod le meurtrier que l’on menait à Essek pour l’exécuter. Les Autrichiens, entrés en Bosnie le 5 août 1878, n’étaient alors arrivés qu’à Zeptche. M. Pérot, qui rejoignait son poste à Sérajewo, voulut, malgré l’état-major qui lui conseillait de suivre l’armée, passer outre, disant qu’il était en Bosnie depuis quinze ans, qu’il connaissait les habitans, qu’il n’avait rien à craindre d’eux… et il paya de sa vie cette témérité.

Vranduk, avec son défilé étroit et pittoresque, est la clé de la Bosna supérieure ; aussi les envahisseurs de la Bosnie y ont-ils toujours été arrêtés, qu’ils vinssent du sud, comme les Turcs au XVe siècle, ou du nord, comme tout dernièrement les Austro-Hongrois. On fait plusieurs kilomètres dans cette gorge, où il n’y a absolument de place que pour le fleuve, la route et le chemin de fer ; encore faut-il, en maint endroit, empiéter sur le rocher. Puis, la vallée s’élargit tout à coup pour former la belle plaine, bien cultivée et parcourue par de beaux troupeaux de moutons et de chèvres, où s’élève la petite ville de Zienitza, sous le pont pittoresque de laquelle se réunissent les ruisseaux de Vrazali et de Kotcheva, affluens de la Bosna.

Nous sommes logés à Zienitza à la cure catholique, où nous avons trouvé l’accueil le plus cordial ; le père franciscain qui est titulaire de cette cure a précisément plusieurs de ses confrères en ce moment chez lui, et parmi eux le supérieur du grand couvent de Goucia-Gora, près Trawnik, lequel veut bien nous offrir l’hospitalité de son monastère. Nous en profiterons bien certainement.

Je viens de voir des chrétiens, et je crois bien que c’est la première fois de ma vie que cela m’arrive. Ce matin, dimanche, j’ai assisté à la messe paroissiale de la cure de Zienitza. Tout devait me paraître grotesque : église misérable, curé moustachu qui a l’air de dire des injures aux fidèles, quand il se retourne pour le Dominus vobîscum; chants nasillards dans une langue à laquelle je ne comprends pas un mot ; têtes des hommes qui, leur turban et leur fez retirés, ressemblent avec leurs cheveux rasés sur le front et leur grande mèche nouée, à de vrais Chinois. Eh bien! je dois l’avouer : j’ai été positivement ému, et je me sentais véritablement bien loin des offices religieux des pays civilisés où un monsieur comme il faut et rasé de frais, murmure en un langage mort des formules plus mortes encore, devant un auditoire uniquement préoccupé de garder une tenue à peu près convenable, en se donnant le plus de confort possible. Ici, au contraire, on sent qu’il y a un grand cœur qui bat à l’unisson et toutes les fibres sont rattachées au prêtre qui est à l’autel. Pas de chaises, bien entendu, tout le monde accroupi à la turque, les hommes devant l’autel et à droite, les femmes à gauche. L’église est en bois, sauf les murailles extérieures. Des nichées d’hirondelles piaillent partout et des pigeons roucoulent sur les poutres qui maintiennent l’écartement des parois; quelques chiens vont et viennent comme chez eux; on sent que c’est la vraie maison du bon Dieu, où il y a place pour tout le monde, bêtes et gens. Toutes les portes sont largement ouvertes; il fait si beau soleil ici quand il ne pleut pas ! On sonne le premier coup à neuf heures. Quelle joie pour ces braves gens! Pour beaucoup d’entre eux, ce qu’il y a de plus remarquable dans l’arrivée des chrétiens d’outre-Save, c’est la liberté qu’elle leur a rendue d’avoir des cloches; et, en effet, ces cloches sont pour eux le symbole de la délivrance. Quand, autrefois, le raïa se plaignait des exactions du beg, celui-ci répondait : «L’infidèle doit tout nous fournir ; la terre est turque : Les cloches ne sonnent pas et la prière musulmane (ezan] est souveraine ici. » Aussi, dès qu’ils l’ont pu, se sont-ils empressés de construire, à côté de leur chapelle, un grossier clocher en charpente au sommet duquel ils ont accroché des cloches dues à la munificence de M. Strossmayer, l’évêque de Djakova, et ils s’en donnent à cœur-joie. Quel carillon pendant une heure, tandis que les fidèles arrivent, les uns à pied, les autres sur leurs petits chevaux, qu’ils attachent tout autour de l’église dans un fouillis pittoresque ! Sur les treize cents catholiques de la paroisse, — qui a l’étendue d’un petit diocèse, — ils sont bien là un millier quand la messe commence. Après l’aspersion d’eau bénite, consciencieusement faite par un bonhomme qui parcourt l’église en inondant les dévots agenouillés, vient un premier sermon sur l’enfer, qui joue, paraît-il, un grand rôle dans la religion de ces simples ; au milieu de l’office, il y a une autre prédication sur le même sujet et l’orateur n’y va pas de main morte. Faisant une minutieuse description de ce lieu terrible, il y envoie d’avance ceux qui ne viennent pas à la messe, ceux qui ne paient pas leurs cotisations pour le culte, ceux qui refusent de jeûner, etc. Ce qui me frappait le plus pendant ce pitoyable discours, c’était l’attitude de tout ce peuple ; elle ne prouve pas plus la vérité de ce qu’il croit que l’amour ne prouve la perfection de l’objet aimé ; mais les grandes amours comme les croyances profondes me semblent toujours saisissantes, et il y a de la foi, de la vraie foi ici.

A chaque instant, le peuple répond à l’officiant; à deux reprises, celui-ci, tourné vers les fidèles, psalmodie une longue prière slave que tout le monde accompagne à demi-voix[9]. Chaque fois que le mot Jésus est prononcé, même dans les sermons, tout le peuple répond : Merci! grâce à Jésus (Faljen, Jsus budi). A l’élévation, tout le monde tient les deux mains en l’air, les femmes avec leurs chapelets, dans l’attitude de l’adoration, et en se penchant, on entend le susurrement d’une prière générale ; pendant la messe, quand le prêtre élève l’hostie ou se prosterne devant elle, notamment avant le Pater, tous étendent les bras comme chez nous l’officiant qui dit l’Oremus. Cela se fait avec un ensemble, une dévotion qui n’a rien de grimé ; il y a eu une vingtaine de communians des deux sexes ; tous ces gens avaient l’air satisfait, mais nullement la mine béate et empruntée qu’on fait prendre trop souvent à nos premières communiantes. A la fin de la messe, avant la prière chantée pour l’empereur, le prêtre lit les ordres de l’administration : il a dit notamment ce matin que les candidats à la gendarmerie devaient se faire inscrire par lui ; que ceux qui n’avaient pas encore payé leurs impôts devaient le faire le plus tôt possible, parce que « Franz-Joseph » avait besoin d’argent, et que lui, curé, devant quitter la paroisse prochainement, ceux des paroissiens qui n’avaient pas encore payé leurs redevances devaient s’acquitter au plus vite ; et il nommait tous ces retardataires par leur nom et il indiquait le montant de ce qu’ils restaient devoir ; c’était réellement très topique.


Couvent de Goucia-Gora, le 25 mai.

... En quittant 41enitza, la route s’élève constamment pour passer de la vallée de la Bosna dans celle de la Lasva, un de ses affluens ; il y a dans cette côte de plusieurs lieues de longueur des points de vue magnifiques et qui valent ceux des pays les plus en renom ; le moment viendra certainement où la Suisse bosniaque sera aussi à la mode que la Suisse helvétique. Au point culminant de la route s’élève une petite construction de pierre qui n’est autre qu’une fontaine alimentée par une source limpide et captée il y a une douzaine d’années, — comme l’indique une inscription turque incrustée dans le monument, — grâce à l’intelligente munificence d’un mutessarif de Trawnik.

De ce sommet, on descend rapidement à Han-Campanja, où se trouve une étape; puis on tourne à droite, et après Vitech, on traverse la Lasva sur un pont de bois, près duquel est construit un petit han. La vallée continue à être large jusqu’au moment où l’on aperçoit, à droite, à mi-côte sur la montagne, le grand monastère franciscain de Goucia-Gora. Alors et brusquement, comme si la vallée se terminait en cul-de-sac, commence le défilé de Trawnik, très pittoresque avec ses nombreux cimetières turcs, sa rivière en cascades bondissantes, ses rochers abrupts, et la ville de Trawnik elle-même, dont on aperçoit d’abord le château juché sur un piton qui semble avoir poussé dans l’étroit vallon.

Trawnik paraît une véritable ville, quand on vient, comme moi, de Brod, en passant par Derbend, Doboj, 41enitza et Techanj. En effet, cette localité, sans être beaucoup plus importante que celles que je viens de citer, doit à sa situation et au séjour qu’y firent jusqu’à la ruine de la féodalité bosniaque, en 1850, les pachas envoyés par la Porte-Ottomane, d’être la seconde ville et pour ainsi dire la seconde capitale de la Bosnie : elle contient en ce moment une garnison assez importante et elle est la résidence du grand rabbin des israélites de toute la province.

Les musulmans y sont cependant en majorité, et leur mufti possède une bibliothèque célèbre parmi tous ses coreligionnaires de Bosnie. Comme, depuis mon entrée dans la province, on m’avait vanté sans cesse les merveilleux manuscrits de ce mufti, je n’eus rien de plus pressé que de demander à le voir; nous nous rendîmes donc, mon interprète et moi, chez ce vénérable personnage, qui, nous prenant sans doute pour des amateurs peu scrupuleux, se montra tellement jaloux de ses trésors qu’il nous fut impossible d’y toucher; nous pûmes néanmoins constater que, parmi la trentaine de manuscrits qu’il possède, la moitié au moins se compose de Corans ou de parties du Coran, et en dehors de quelques géographies ; le reste ne nous parut pas avoir beaucoup de valeur.

Bien que Trawnik jouisse de quelques affreuses auberges qui se décorent traîtreusement du titre d’hôtel, j’ai préféré, profitant de l’offre qu’avait bien voulu nous faire à Zenitza, où nous l’avions rencontré, le révérend père Nicolas Lovritch, supérieur du couvent des franciscains de Goucia-Gora[10], près Trawnik, user une fois de plus de l’hospitalité de ces braves religieux, véritable Providence du voyageur dans ce pays dépourvu de ressources.

Pour se rendre de Trawnik. à Goucia-Gora, il faut deux grandes heures par des chemins abominables, dans lesquels il est prudent d’aller à pied ou sur les petits chevaux du pays; malheureusement on nous avait donné des chevaux appartenant au régiment de cavalerie croate dont deux soldats nous servaient de guides et d’escorte, et nous manquâmes nous casser le cou.


Busovatcha[11] le 27 mai.

... Il a bien fallu s’arracher aux délices du séjour de Goucia-Gora, où nous avions un lit à peu près européen et des hôtes tout à fait aimables, et nous en sommes repartis hier, conduits par un brave soldat du train, qui, tout en fouettant ses chevaux, nous a bien amusés avec ses doléances, fort sensées au demeurant. C’est un malheureux réserviste, paysan de la banlieue de Vienne, qui a été rappelé l’année dernière et qui, après avoir assisté à plusieurs combats, a été littéralement oublié avec quarante de ses camarades lors de la dislocation de son corps d’armée. « Que peut-on faire avec 13 kreutzers par jour? nous disait-il d’un air piteux; j’ai au pays une femme et un enfant; ma femme a écrit au ministre de la guerre; on lui a dit de patienter. Voilà deux mois de cela! Ah! non, je ne resterai pas ici quand on me donnerait la moitié de la Bosnie!.. » Cet homme est malade de la nostalgie; il paraît que ce n’est pas un cas isolé dans l’année d’occupation et que l’Autriche ne doit guère compter sur ses soldats libérés pour peupler ses nouvelles provinces.

... Nous quittons sans regret « l’hôtel des Mille-Punaises » de Busovatcha; c’est ainsi que nous baptisons, vengeance insuffisante! la maison turque abandonnée où nous avons passé la nuit, par une faveur spéciale du commandant d’étapes et où nous avons succombé sous le nombre après une résistance désespérée. Sorti de cette tanière à la pointe du jour, je fais le croquis de ce lieu de tortures... cuisantes, en attendant notre équipage et en me promettant de signaler aux entomologistes l’étude consciencieuse de l’espèce géante, que je propose d’appeler cimex busovacensis. Enfin, voici notre voiture, et le beau soleil qui se lève fait oublier les douleurs de la nuit. Allons donc ! dobro junatche[12], et en route pour Fojnitza !


VI.


Monastère des Franciscains de Fojnitza, le 28 mai 1879.

... Nous voici dans le grand monastère de Fojnitza, le plus ancien et le plus connu des couvens franciscains de Bosnie. Nous y avons trouvé, bien entendu, la traditionnelle hospitalité de ces excellens frères. Fojnitza se trouve en dehors de la route directe de Trawnik à Serajewo, dans une vallée latérale qui s’en détache près de Kisseljak. C’est dans ce trajet, à Buhovitch, près de Poljeselo, que j’ai remarqué les premiers beaux arbres que j’aie rencontrés en Bosnie; partout ailleurs, il n’y a dans les vallées que des arbustes, et il faut gravir les montagnes pour trouver ces belles forêts qui peuvent être encore aujourd’hui, et malgré les désastres de l’administration turque, une des principales richesses du pays. La vaine pâture a produit ici son résultat habituel, et partout où passent les troupeaux, les arbres périssent; il n’est pas rare non plus de voir quelque berger jeter par terre un grand arbre pour en faire manger la feuille à son troupeau. Joignez à cela les incendies allumés en temps d’insurrection par les troupes turques de chaque côté des routes pour éviter les surprises, et vous aurez l’explication du déboisement des meilleures parties de la Bosnie.

Laissant à gauche la grande route, nous nous engageons dans un chemin de terre pour gagner Fojnitza, et nous faisons halte pour déjeuner à un petit han, où nous trouvons un vieillard malade et son petit-fils, qui fait le service des voyageurs. Sous un hangar de planches, un arbre entier, — bûche de longue durée, sinon partout très économique, — brûle par une de ses extrémités, et quelques paysans font cuire dans la cendre leurs œufs durs. Nous demandons un ustensile quelconque pour faire notre omelette quotidienne : il n’y a dans le han qu’une aiguière en cuivre sans plateau et quelques petites tasses à café également en cuivre. Toute autre vaisselle y est inconnue, et ces pauvres gens ignorent même le mot qui, dans leur langue, désigne la faïence ou la porcelaine; aussi commençons-nous à craindre pour nos estomacs affamés, quand nous avisons heureusement le plat à barbe du bonhomme, qui est, comme toujours, barbier aussi bien qu’aubergiste. Que vous dirai-je ? Nous avons le choix de mourir de faim ou de nous donner une indigestion d’œufs durs, à moins de nous décider à rincer vigoureusement au ruisseau voisin le susdit plat à barbe : c’est à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes, et voilà comment je mangeai ma première… et, je l’espère, ma dernière omelette au savon dans le han inhospitalier de Marinov.

… Puisque je suis ici dans le chef-lieu catholique de toute la province, le moment me paraît assez bien choisi pour résumer en quelques mots mes notes sur les différentes religions qui se rencontrent en Bosnie et en Herzégovine.

C’est au IXe siècle qu’eut lieu la grande évangélisation des Slaves du Nord par saint Cyrille et saint Méthode ; mais, bien avant eux, des missionnaires latins étaient déjà venus prêcher le christianisme aux Slaves de la Bosnie et de l’Herzégovine. Lors de la conquête turque, à la fin du XVe siècle, un grand nombre de vaincus abjurèrent le christianisme et embrassèrent la foi mahométane ; cette apostasie, qui fut surtout le fait de la noblesse féodale, désireuse de conserver ses fiefs sous la nouvelle domination, eut cependant d’autres causes que des raisons d’intérêt. Le schisme grec et les autres hérésies, et notamment celle des bogomiles ou patarins, secte manichéenne analogue aux albigeois, qui donnaient lieu à des querelles religieuses ardentes et passionnées, les scandaleuses intrigues des évêques indigènes ou magyars, la coupable indifférence de la papauté, absorbée par le soin d’asseoir sa domination sur les princes de l’Europe occidentale, enfin l’abandon déplorable et inintelligent des états voisins, de la Hongrie en particulier, qui, au lieu de se liguer contre le Turc, l’ennemi commun, usaient leurs forces à se disputer, les armes à la main, quelques lambeaux de ces malheureuses provinces, tout cela, en détachant les indigènes de leurs frères chrétiens du Nord et de l’Ouest, fit accepter à beaucoup d’entre eux un changement de religion qui leur assurait du moins, sous leurs nouveaux maîtres, un adoucissement à leur sort.

Néanmoins la conversion ne fut pas aussi universelle qu’on pourrait le croire, et aujourd’hui encore, après trois siècles de domination fanatique, les musulmans sont, en Bosnie, la minorité ; en effet, sur un million d’habitans que possède cette province, d’après les statistiques les plus approximatives[13], on compte seulement 400,000 mahométans contre 460,000 Grecs orientaux et 135,000 catholiques[14].

L’église grecque orientale de Bosnie est divisée en trois diocèses : Serajewo, Zwortiik: et Novi-Bazar, dont les évêques ou métropolitains, ainsi que celui de Mostar, qui a dans sa juridiction l’Herzégovine, sont nommés par le patriarche de Constantinople sur la proposition du saint-synode et confirmés par la Sublime-Porte; ces évêques sont toujours pris, comme c’est la règle dans leur église, parmi les moines qui doivent rester célibataires, tandis que les parochs ou curés peuvent se marier. Comme je l’ai dit plus haut à propos de ma visite au curé grec de Techanj, le fanatisme turc s’est particulièrement attaqué, dans ces derniers temps, aux monastères grecs orthodoxes, et, à l’heure qu’il est, ils sont presque tous ruinés et abandonnés. Peut-être cet acharnement spécial contre les orthodoxes vient-il de ce qu’on leur reproche généralement dans les pays turcs de commettre des abus nombreux et de trafiquer trop souvent de leurs pouvoirs spirituels ; mais, comme dit un auteur qui s’est occupé de la question[15], « la faute est moins aux individus qu’au système. » Le clergé grec a pour chef un patriarche qui réside à Constantinople et qui devient nécessairement une sorte de fonctionnaire turc, plus occupé de défendre ses privilèges que ses coreligionnaires bosniaques, qui sont bien loin et qu’il ne connaît pas, tandis que les chefs du clergé catholique, comme nous le verrons tout à l’heure, résident au milieu de leurs ouailles, vivent de leur vie et sont leurs intermédiaires nécessaires avec les autorités musulmanes de la province.

Les chrétiens du rite grec sont surtout agglomérés dans le sud, près du Monténégro et le long de la frontière de Serbie; cette circonstance s’explique aisément par ce fait que la doctrine de Photius s’introduisit dans la Bosnie, alors entièrement catholique, par la Serbie, qui avait adopté en 1288 les nouveaux principes religieux de Byzance. Le schisme avait, du reste, été favorisé dès le commencement du XIIee siècle, par saint Saba, fils du roi Nemania, qui avait reçu en apanage une partie de l’Herzégovine et qui avait embrassé avec ardeur les doctrines orientales. Il s’étendit donc non-seulement au sud, mais aussi des rives de la Drina le long de la Save et jusqu’aux frontières de la Croatie; tandis qu’il eut beaucoup de peine à pénétrer dans le centre de la Bosnie, dans les districts de Prozor, Trawnik, Vissoka, Neretva, Fojnitza, etc. Cela tient sans doute à ce que les catholiques avaient là leurs couvens les plus célèbres, tels que ceux de Sutiska, Krétchevo et Fojnitza, qui existent encore aujourd’hui, et peut-être aussi à ce que la principale résidence des rois catholiques bosniaques était à Bohovatz, non loin de Sutibka, ce qui dut arrêter de ce côté le prosélytisme de l’église orthodoxe.

Le clergé catholique est exclusivement indigène et appartient à l’ordre des franciscains mineurs, qui vint s’établir en Bosnie vers l’année 1325, et en Herzégovine, près d’un siècle plus tôt; il a pour chef spirituel un évêque in partibus nommé directement dans chaque province par la cour de Rome, et qui, avec le titre de vicaire apostolique, relève nominalement de l’évêque de Djakova[16] pour la Bosnie et de celui de Makarska en Dalmatie pour l’Herzégovine, sauf les districts de Trébigné et de Stolatz, qui sont rattachés au diocèse de Raguse. Les couvens obéissent plus spécialement à un provincial élu tous les trois ans par un conseil, dit conseil des définiteurs, lequel se réunit à époque fixe pour procéder à cette élection, examiner les questions de discipline et pourvoir à la nomination des curés.

Ces derniers ne sont, en effet, que des pères franciscains détachés des monastères. Chacun de ces couvens, — absolument indépendant des autres au point de vue du temporel, de telle sorte qu’on en voit de riches, comme Fojnitza, et de pauvres comme Pléhan, — a sous sa dépendance un certain nombre de paroisses desservies par ses moines; chaque monastère taxe ses curés à un tant par an qui est versé à la caisse du couvent; les parochs vivent du surplus des cotisations des fidèles. A chaque cure est annexée une école primaire dirigée par le curé[17]  ; au monastère central où réside toujours un nombre suffisant de moines est attachée une école secondaire dans laquelle les meilleurs élèves des écoles primaires de la circonscription sont défrayés de tout pendant les huit ou dix années de leurs études ; ils y apprennent le latin, un peu d’italien et les élémens des sciences. Chaque année, les pères font un second choix parmi les élèves les plus avancés de cette école secondaire, qui entrent alors dans les classes dites de philosophie, où, déjà revêtus de la soutane, ils se préparent, sous la désignation de clercs, à entrer au grand séminaire, autrefois à Ravenne, puis à Djakova, et aujourd’hui à Gran en Hongrie, et ils y reçoivent la prêtrise. Les catholiques bosniaques et herzégoviniens reprochent amèrement aux Hongrois d’obliger leurs clercs à aller se faire ordonner prêtres dans un séminaire magyar. Chez ces peuples, en effet, où l’idée de nationalité prime celle de religion, ces questions de suprématie ecclésiastique jouent un grand rôle. Ainsi, les Roumains orthodoxes d’Autriche ont refusé de rester soumis au même patriarche que les Serbes orthodoxes du même empire, et on a dû leur céder. En 1853, les Roumains catholiques de Hongrie ont obtenu, à leur tour, un métropolitain spécial, au lieu de relever, comme par le passé, de l’archevêché hongrois de Gran. L’Austro-Hongrie sera obligée de donner satisfaction sur ce point à ses nouveaux sujets chrétiens de Bosnie et d’Herzégovine[18].

Quoi qu’il en soit, le clergé catholique des deux provinces est non-seulement un clergé essentiellement national, mais encore, par suite de l’intelligente sélection qui préside à son recrutement, il se compose, on peut l’affirmer hautement, de l’élite de la population catholique du pays ; aussi les pères franciscains n’éprouvent-ils jamais de difficultés pour faire entrer dans les ordres les sujets qu’ils ont choisis, et c’est un grand honneur pour une famille bosniaque que d’avoir un père franciscain parmi ses membres[19].

Cette organisation est antérieure, comme nous l’avons vu, aux conquérans turcs, et fut respectée par eux. On raconte que Mahomet II, ayant appris que les catholiques s’enfuyaient, se fit amener le père provincial Angelo Zvizdovitch, — dont le tombeau existe encore dans l’église de Fojnitza, — et lui demanda pourquoi les catholiques abandonnaient le pays. Ayant appris que c’était parce qu’ils craignaient d’être persécutés et empêchés de pratiquer leur religion, il donna au père provincial un firman lui accordant, avec la liberté du culte pour ses ouailles, et la dispense de la capitation pour les religieux, le monopole de l’enseignement catholique en Bosnie et en Herzégovine, puis il lui mit, dit-on, sur les épaules, en signe d’investiture, un riche pallium : ce morceau d’étoffe orientale, bleu, à fleurs d’or, est encore, ainsi que le firman, conservé au trésor du monastère de Fojnitza. Ceci se passait en 1463.

Cette intelligente tolérance ne fut cependant pas de longue durée : les musulmans bosniaques qui avaient embrassé la nouvelle religion bien plus en vue des avantages personnels qu’ils devaient en retirer que par conviction religieuse, devinrent peu à peu plus zélés, soit qu’ils voulussent mériter par ce zèle les faveurs du vainqueur, soit que la lutte sourde qui devait nécessairement exister entre ces seigneurs mahométans et leurs raïas restés chrétiens eût peu à peu excité leur fanatisme; peut-être aussi, la Porte, dans une vue de domination et pour diminuer l’influence de la puissante féodalité de ses nouvelles provinces à attiser la haine entre les exploitans et les exploités, se prêta-t-elle volontiers à tout ce qui pouvait rendre plus profond l’abîme qui séparait les raïas et les begs : toujours est-il que la persécution sévit bientôt sur les églises catholiques, et que vers le milieu du XVIe siècle tous ses couvens étaient détruits ou ruinés, et l’exercice du culte catholique interdit sous les peines les plus sévères. En 1566 cependant, les catholiques eurent la permission de se bâtir des églises et des couvens en bois et en terre non cuite ; quant aux curés, ils étaient errans. C’est de cette époque que datent les premières constructions des trois anciens monastères franciscains de Bosnie, savoir: ceux de Fojnitza, de Sutiska et de Kretchevo, qui, pendant de longues années, n’ont réussi à se maintenir qu’à force d’argent donné aux autorités turques et auxquels sont venus s’ajouter depuis le traité de Paris, en 1856, ceux de Gouciagora, Livno, Tollissa et Plehan, sans parler d’un dernier en construction à Banjaluka. Il y a maintenant en Bosnie deux cents prêtres catholiques et en Herzégovine une soixantaine dépendant de deux couvens : ceux de Tchiroki-Brjeg et de Humac.

La guerre de Crimée eut, en effet, par un bizarre résultat de la politique européenne, un contre-coup favorable aux chrétiens de Bosnie. Par le traité de Paris, l’Autriche, — qui, comme on le voit, a depuis longtemps des idées de domination sur les provinces jougo-slaves de la Turquie, — fut reconnue protectrice des catholiques de Bosnie et d’Herzégovine; elle ne perdit pas de temps pour établir son influence, et de larges subventions, dues surtout à la munificence des empereurs Ferdinand et François-Joseph, permirent la construction de nombreuses cures et des deux nouveaux monastères cités plus haut.

Cependant, et malgré le haut patronage de la monarchie des Habsbourg, les catholiques bosniaques et herzégoviniens étaient soumis à toutes sortes de vexations; ainsi, ils ne pouvaient passer par certains chemins traversant des villages habités par des musulmans sans s’exposer à des coups de fusil ou à la bastonnade; ils devaient porter le turban rouge, le turban blanc étant réservé aux hodjas et la couleur verte aux autres mahométans. Il leur était également interdit de porter la barbe, parce que le Coran ordonne que le père de famille ou le pèlerin laisse pousser la sienne. Bref, je n’en finirais pas si je voulais décrire tous les genres d’arbitraire auxquels étaient exposés les malheureux chrétiens catholiques ou grecs avant l’arrivée en Bosnie des troupes austro-hongroises. Est-ce à dire qu’il règne aujourd’hui parmi eux une satisfaction parfaite? Non, certes, j’en ai déjà parlé et j’aurai occasion d’y revenir.

Pour terminer ce que j’ai à dire des différentes religions qui se rencontrent en Bosnie et en Herzégovine à côté du mahométisme, il me reste à parler des Israélites. Les juifs des deux provinces sont, comme on le sait, des descendans de ceux qui furent chassés de l’Espagne et du Portugal au commencement du XVIe siècle, et qui vinrent chercher chez les musulmans d’Afrique et de Turquie un refuge contre les persécutions de l’inquisition. La petite colonie de Bosnie est surtout installée à Serajewo et à Trawnik, où l’on en comptait, en 1862, plus d’un millier et autant dans le reste de la province; il y en a moins en Herzégovine. Ces israélites sont en grande majorité blonds, tous portent la barbe ; rien, du reste, dans leur costume, ne les distingue des indigènes du pays. On m’a cependant cité comme une particularité que les juives de Trawnik ont toutes trois jupes superposées : la première, celle de dessous, jaune; la seconde, bleue, et la troisième, celle de dessus, blanche. Un fait beaucoup plus intéressant à noter, c’est que les juifs de Bosnie parlent encore entre eux un espagnol corrompu. Aucun, pas même les rabbins, ne sait écrire l’espagnol en caractères latins; ils se servent, pour cette transcription, de lettres hébraïques, dont la lecture est enseignée dans leurs écoles particulières. Le grand-rabbin réside à Trawnik. Ce grand-rabbin, ainsi que les évêques latins et grecs, jouit du privilège de juger toutes les causes qui peuvent surgir entre ses coreligionnaires en matière d’état civil. Ces causes sont décidées en première instance par les curés, les popes et les rabbins. Bien qu’on puisse en appeler du jugement des évêque; ou du grand-rabbin devant la justice ottomane, il est très rare que ce adroit soit exercé. Encore moins que les chrétiens des deux rites, les juifs sont satisfaits du nouvel ordre de choses ; beaucoup vont même jusqu’à dire qu’ils sont moins heureux qu’avant l’arrivée des Autrichiens; ils prétendent que les soldats les maltraitent et que les officiers refusent de les faire respecter. Il est bien certain que la question juive actuellement soulevée dans toute l’Europe centrale et orientale et qui a pris notamment dans la vallée du Danube un caractère de gravité inconnue jusqu’alors n’est pas faite pour donner aux jeunes soldats de l’armée d’occupation des idées de tolérance vis-à-vis des Israélites, d’autant plus qu’à ceux de la Bosnie et de l’Herzégovine viennent s’ajouter chaque jour leurs coreligionnaires d’outre-Save, attirés par leur esprit mercantile vers ces nouvelles provinces à exploiter.

En effet, les juifs allemands et hongrois commencent déjà à envahir la Bosnie, et si l’on n’y prend garde, il adviendra là ce qui est arrivé dans les autres pays danubiens, où cette race laborieuse et entreprenante a accaparé par l’usure toute la richesse publique. On a beaucoup crié ces dernières années contre la Roumanie, et certains journaux ont voulu faire passer les Latins du Danube pour des gens égarés dans les ténèbres du moyen âge. Il y a là beaucoup d’exagération.

Pour quiconque examine la question sur place et sans parti-pris, il est évident que, dans ces pays privés de capitaux et dans lesquels une partie de la population est encore ignorante, la question juive est une question de premier ordre, et le gouvernement austro-hongrois l’a parfaitement compris pour la Bosnie et l’Herzégovine, puisqu’un des motifs qui l’ont engagé à interdire provisoirement toute vente de terre dans ces provinces est la crainte de la voir passer des mains de propriétaires besogneux ou pressés de réaliser pour se réfugier en pays musulmans, dans celles des Israélites, toujours prêts à avancer des écus à gros intérêts en échange d’une bonne hypothèque. Mais cette détense n’empêche pas les juifs de se répandre déjà dans les nouvelles provinces et d’y monopoliser tout le commerce, et on cite à ce sujet ce mot d’un riche beg de Serajewo, de la famille Capetanovitch, qui dit au général Philippovitch, lors de son entrée dans la capitale bosniaque : « Ton empereur n’a donc que des juifs pour sujets civils? Je vois bien, en effet, que l’armée est composée de chrétiens, mais tout le reste, n’est que juif. » Les juifs suivaient l’armée: de près, comme on le voit; aujourd’hui, ils inondent le pays.

VII.


Kisseljak, 31 mai 1879.

... Nous quittons le grand monastère de Fojnitza pour notre dernière étape avant Serajewo. En sortant de la petite ville, on traverse d’abord la rivière du même nom sur un pont de bois d’une centaine de mètres de longueur, à propos duquel le caïmacan de Fojnitza, M. de P..., m’avait donné de charitables avertissemens. « Ce pont n’a pas encore été réparé, me dit-il, et il est très menaçant ; il s’écroulera un de ces jours. J’espère qu’il vous fera la politesse d’attendre que vous soyez passé. » Nous l’avions traversé en arrivant sans nous apercevoir de rien de suspect, sinon du vermoulu de son bois; mais ce jour-là, l’imagination aidant sans doute, nous sentîmes un mouvement de tangage si prononcé que nous fûmes heureux d’arriver à l’autre bord. Rien ne m’ôtera cependant de l’esprit que le caïmacan, aimable officier d’origine italienne, à l’esprit passablement caustique, avait exagéré les défectuosités de son pont pour se venger peut-être de la façon dont notre implacable curiosité avait abusé de son obligeance.

Aux environs de Fojnitza, je remarque les premiers murs, en pierre sèche, bien entendu, que j’aie vus en Bosnie, et encore ce sont des espèces de murgers destinés à débarrasser les champs plutôt qu’à les clore. Cependant, c’est le premier signe qui nous fasse sentir que nous allons bientôt quitter le pays du bois, la Bosnie, pour entrer dans le pays de la pierre, l’Herzégovine.

La rivière Fojnitza, qui appartient au système des cours d’eau que la Bosna reçoit à Visoka sous le nom de Lebenitza, coule de l’ouest à l’est dans une étroite vallée qui procède par étranglemens successifs entre lesquels se trouvent de petites plaines assez bien cultivées en seigle, avoine, etc. Çà et là, quelques troncs d’arbres mutilés par l’abatage défectueux des bûcherons bosniaques, qui coupent la futaie à hauteur de ceinture d’homme et laissent lentement pourrir le chicot, muet témoin de leur négligence et de leur peu de sens économique. On juge si ces troncs, quand il y en a beaucoup, rendent le paysage plus gai et les défrichemens plus faciles! Nous traversons successivement trois défilés : le premier, en un endroit où la route, moitié chemin, moitié gué, passe sur les strates penchées du schiste qui baigne jusque dans l’eau ; le second au han de Marinov où nous avons, l’autre jour, mangé notre omelette dans une si singulière vaisselle ; enfin le troisième, à la rencontre d’une vieille voie, probablement de construction romaine, qui, malgré ses ruines et son délabrement, fait tache dans ce pays abandonné.

Après ce dernier point, la vallée s’élargit définitivement pour se confondre, au pont de Kisseljak (appelé sur les cartes Fojnitza cupria) avec celle de la Lebenitza, que nous traversons, non sans nous arrêter sur ce pont d’où l’on jouit d’une vue magnifique : de belles croupes de montagnes, bien boisées, encadrant le paysage et descendant jusqu’au fleuve; puis, au fond, la grande masse du Zetz-PIanina (la montagne des lièvres), dont tous les sommets sont encore couverts de neige.

... Kisseljak[20], qu’un des rares voyageurs qui l’a visité sous la domination turque appelle un peu emphatiquement le fashionable Spa bosniaque, est un petit village, joliment situé sur la rivière Lebenitza; la source sort de terre, à dix mètres à peine du fleuve, au centre d’une vasque de pierre, abritée sous un kiosque de style oriental. Il y a dans la localité un hôtel-hôpital, sorte de maison de santé où les malades viennent prendre les eaux et qui est le plus bel édifice privé que j’aie encore vu en Bosnie, en dehors des couvons franciscains. C’est là que se logent les gens à l’aise; les baigneurs, — car on se baigne aussi à Kisseljak, — moins fortunés, se gîtent où ils peuvent; quant aux pauvres diables, ils campent tout bonnement, à la façon des Bohémiens nomades, sur toutes les pentes de la vallée. Le système de cure est des plus primitifs : entre qui veut, chacun emplit son verre en le plongeant dans la source. L’eau minérale de Kisseljak n’est pas désagréable au goût et ressemble assez à une eau de Seltz ferrugineuse ; elle est bonne, dit-on, pour les maux d’estomac.

Les sources minérales sont, du reste, assez nombreuses en Bosnie. On en trouve d’analogues à celle de Kisseljak, près du han de Belalovatch, non loin de Busovatcha, près de Slatina et de Capina, et à Banjaluka, qui en a pris son nom (Banja, Balnea). A l’entrée de la plaine de Serajewo, au village de Hitché, et dans un site charmant, il y a même une source chaude sulfureuse qui était autrefois très fréquentée par les officiers et soldats turcs de la garnison et qui partageait avec Kisseljak, à cause de son voisinage de la capitale, la faveur des habitans de Serajewo.

En effet, nous ne sommes plus ici qu’à une bien petite distance de la ville. La route, à partir de Kisseljak, suit d’abord la large plaine bordée de collines moyennes et assez bien cultivées; puis, au bout d’une heure et demie de marche au trot, elle atteint le bas de la montagne qu’il faut gravir pour passer de la vallée accessoire de la Lebenitza dans la vallée principale de la Bosna. On franchit cette montagne à l’aide d’une nouvelle route qui a remplacé l’ancienne voirie turque et qui fait le plus grand honneur à la compagnie du génie qui l’a construite et qui a inscrit glorieusement son nom au sommet du col. Et elle a eu bien raison de le faire : il est bon partout, et surtout dans ce pays où la paresse est l’industrie nationale, de montrer que le travail est un honneur et qu’une compagnie du génie militaire s’illustre au moins autant en construisant une route qu’en donnant des coups de fusil. D’ailleurs, quand on voit ces braves pionniers occupés à casser leurs pierres à grand renfort de masses, exposés au soleil brûlant dont ils s’efforcent de diminuer l’ardeur insupportable au moyen de branchages piqués en terre, — pendant que les indigènes chrétiens dorment et que les Turcs se gobergent dans leurs cafés, — on comprend qu’ils aient eu la gloriole de faire passer à la postérité le nom de leur famille militaire, honorée par leurs sueurs. Je suis bien certain, néanmoins, que leur avis ne serait pas négatif si on les consultait sur une bonne loi de prestations obligatoires pour tous, chrétiens et musulmans... et ce serait justice !

En arrivant au bas de la côte, on traverse le fleuve Bosna, qui sort, non loin de là, du mont Igman, où ses nombreuses sources se réunissent tout de suite pour former une belle rivière de 20 mètres de large qui fertilise la riche plaine de Serajewo, Serajsko polje. On se rend compte sans peine, en la voyant de cet endroit, du motif qui a fait placer historiquement et économiquement la capitale de la Bosnie dans la plaine de Bosnaï-Seraï; cette (plaine est, en effet, la plus large vallée de la province, et une grande ville pourrait assez facilement y trouver sa subsistance; partout ailleurs, il eût fallu des transports énormes pour nourrir la population.


Vte DE CAIX DE SAINT-AYMOUR.

  1. Parmi ces agens, je dois citer M. E.-P. de Sainte-Marie, qui a publié plusieurs notices sur l’Herzégovine. — Il n’est que juste aussi de rappeler l’ouvrage de M. C. Yriarte, publié en 1876, sous le titre de Bosnie et Herzégovine, souvenirs de voyage pendant l’insurrection. Malheureusement l’auteur ne put pénétrer en Bosnie que jusqu’à Banjaluka, et en Herzégovine jusqu’à Mostar.
  2. Traduite par Cyrille, Voyage tmtmental aux pays slaves, p. 88.
  3. « Le jour de Saint-Vit ; » on donne ce nom à la bataille de Kossovo, qui fut livrée le 15 juin, jour de la fête de ce saint, un des patrons des Slaves.
  4. Le jocke équivaut à 5,755 mètre ».
  5. Une dépêche insérée dans les journaux français du 8 octobre 1882, annonce que l’ouverture officielle de la ligne de Zienitza à Serajewo a eu lieu le 4 du même mois.
  6. Comme tous les peuples primitifs, le paysan bosniaque n’a aucune idée de l’état ; pour lui, c’est toujours l’empereur, comme c’était autrefois le sultan ; et il désigne toujours le souverain par son nom et jamais par son titre.
  7. Il y a en Bosnie beaucoup de begs portant le nom de « Capetanovitch » ou « fils de capetan. » Cela vient de ce que les terres, ou plutôt leur tiers impérial, a été souvent donné à des « capitaines » de l’armée victorieuse.
  8. Jablan, saule; Usa, terminaison adjective qui se retrouve dans la composition des noms de villes, de rivières, de montagnes, etc. Magla : brouillard.
  9. Ces prières ont lieu avant le Credo et avant la communion. Les fidèles disent tout haut avec l’officiant le Pater, l’Ave, le Credo et le Confiteor.
  10. Gora, forêt; Goucia, roucoulement des oiseaux; Goucia-Gora signifie donc : forêt du roucoulement, forêt où roucoulent les oiseaux.
  11. Busovatcha : herbages. Ce village de six cents habitans est peuplé de musulmans et de catholiques. Peu ou point de chrétiens du rite grec. Il possède des eaux ferrugineuses.
  12. Dobro : bon; junatche: jeune héros. Terme familier et bienveillant que l’on emploie chez les Slaves du Sud en parlant à ses inférieurs, et qui m’a paru correspondre à notre : « Mon garçon. »
  13. On ne s’expliquerait pas l’énorme supériorité numérique des orthodoxes sur les catholiques dans une province dont le gouvernement national était catholique au XVe siècle, lors de la conquête turque, si l’on ne savait qu’à différentes époques de véritables exodes de catholiques romains eurent lieu de Bosnie et d’Herzégovine en Croatie, en Slavonie et en Dalmatie. On cite, entre autres émigrations, celle de 1698, à la suite de la retraite de l’année expéditionnaire commandée par le prince Eugène, émigration qui comprenait 37,000 familles.
  14. Schematismus almœ missionariœ Provinciœ Bosnœ Argentinœ ordinis Fratrum Minorum S. P. Francisci observantium. Djikova, 1853 et 1864. D’après ces annuaires, les catholiques bosniaques étaient en 1855 au nombre de 122,865, et de 132,257 en 1864.
  15. Ubicini, les Serbes de Turquie, Paris, 1865, p. 75.— Voir aussi les Lettres sur la Turquie, du même auteur, t. II, p. 161.
  16. Il y a deux cents ans, l’évêque franciscain de Bosnie fut chassé par les Turcs; il se transporta à Djakova, mais il fut massacré dans une visite pastorale, sur la rive droite de la Save. C’est à cette époque que l’évêque de Djakova devint, l’évêque nominal de Bosnie. Mais, en réalité, il y a toujours eu un vicaire apostolique qui, suivant les circonstances, a résidé, ici et là, et qui depuis l’arrivée des Austro-Hongrois, a transféré son siège à Serajewo. — Depuis que ces lignes ont été écrites, la hiérarchie catholique a été régulièrement établie en Bosnie et en Herzégovine, et au mois de juillet 1881, un archevêque a été nommé à Serajewo, un évêque à Mostar, un autre à Banjaluka.
  17. A Zienitza, par exemple, il y a 47 enfans à l’école primaire pour une population de 1,300 catholiques. On leur apprend la lecture, l’écriture, le calcul, un peu d’histoire et de géographie.
  18. C’est aujourd’hui chose faite pour les catholiques ; voir la note de la page précédente.
  19. Ces sentimens se retrouvent en général chez tous les Slaves ; tous les voyageurs sont d’accord sur ce point. Chez les Podhalains des monts Tatras (Gallicie), la profession de prêtre est aussi la plus recherchée, et la plus grande ambition d’un Podhalain est d’arriver à l’exercer. (Voyez De Moscou aux monts Tatras, par M. G. Le Bon, dans le Bulletin de la Société de géographie, septembre 1881, p. 226 227.)
  20. De Kisseljak : minérale (sous-entendu voda : eau.)