La Bonne aventure (Sue)/5/V

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 151-172).
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V

« (Le calme ayant succédé dans l’auditoire à la vive agitation causée par la lecture de la lettre de la fille Duval, le greffier achève en ces termes l’acte d’accusation.)

« La lettre écrite par la fille Duval, au moment de son suicide, ne laissait aucun doute sur le crime d’infanticide commis avec préméditation par l’accusée sur la personne de sa fille.

« Lorsque, grâce aux secours du médecin, elle revint à elle, Clémence Duval ne chercha pas d’ailleurs à nier l’attentat qu’elle avait commis, et la voix de la maternité est toujours si puissante, même chez les natures les plus criminelles, que lorsqu’il s’agit de conduire Clémence Duval en prison et de la séparer ainsi du corps de son enfant, une scène déchirante se passa entre le magistrat et l’accusée ; celle-ci, se jetant à genoux, le supplia de lui permettre d’ensevelir elle-même son enfant et de le conduire à l’église, puis au cimetière. M. le commissaire, cédant à un sentiment de pitié, accorda cette triste faveur à Clémence Duval ; malgré son état d’épuisement, elle eut le courage d’accomplir en fondant en larmes la tâche douloureuse qu’elle s’était imposée. (Mouvement prolongé dans l’auditoire.) La proximité de l’établissement des Pompes funèbres (situé rue Miromesnil) permit de hâter l’ensevelissement ; le cercueil de l’enfant fut placé dans un fiacre, où monta Clémence Duval accompagnée de deux agents de sûreté délégués par le magistrat pour la conduire à Saint-Philippe-du-Roule, (église voisine), puis au cimetière Montmartre, et de là faire ensuite écrouer l’accusée au dépôt de la Préfecture de police.

« Après une messe basse dite pour le repos de l’âme de l’enfant, le corps fut conduit au cimetière Montmartre ; au moment où le corps allait disparaître dans la fosse commune Clémence Duval se jeta sur le petit cercueil, le couvrit de larmes et de baisers insensés et il fallut employer la force pour la séparer du cercueil qu’elle étreignait convulsivement entre ses bras ; au sortir du cimetière, la fille Duval fut écrouée au dépôt de la Préfecture de police.

« L’instruction commença. Grâce aux recherches et aux investigations de la justice, l’on parvint à connaître les antécédents des deux accusées.

« Maria Fauveau avait tenu pendant plusieurs années, avec son mari, le nommé Joseph Fauveau, une boutique de ganterie et de parfumerie rue du Bac. Il est de l’impartialité de l’accusation de déclarer que, malgré la beauté de Maria Fauveau, qui lui attirait de nombreux hommages, sa réputation était restée à l’abri de tout soupçon, tant qu’elle a tenu sa boutique de parfumerie. Longtemps les époux Fauveau furent cités dans le quartier comme le modèle des ménages ; cependant, vers le commencement de l’année 1839, Joseph Fauveau, dont la conduite avait été jusqu’alors des plus régulières s’adonna à l’ivrognerie ; ce vice ignoble le fit bientôt tomber dans un état voisin de l’abrutissement. Selon certaines dépositions Joseph Fauveau cherchait dans l’ivresse l’oubli de violents chagrins domestiques ; selon d’autres assertions, il s’était seulement abandonné à une passion tardive pour le vin ; mais bientôt, chez ce malheureux, la perte complète de la raison succédant à l’hébétement de l’ivresse, il fut un jour subitement frappé d’aliénation mentale, et depuis il est enfermé à Bicêtre. La déplorable conduite de Joseph Fauveau avait ruiné son commerce ; la modique dot de sa femme, ainsi que les petites économies des parents de celle-ci, furent presque entièrement employées à la liquidation de ses affaires.

« Tant de chagrins portèrent un coup funeste à la santé du père et de la mère de Maria Fauveau, et elle les perdit successivement tous deux. Très peu de temps après que son mari eut été frappé d’aliénation mentale, la femme Fauveau se trouva donc à peu près sans ressources après la mort de ses parents ; l’instruction la retrouve habitant un petit logement au faubourg Saint-Antoine, près de la pension où elle avait placé sa fille. L’instruction a encore établi, dans son impartialité, que Maria Fauveau, sur la faible somme qui lui restait de l’héritage de ses parents, les dettes de son mari payées, avait acquitté quatre années d’avance de la pension de sa fille, ne se réservant que ce qu’il lui fallait pour vivre dans un état Voisin du denûment. Ce fut à cette époque qu’elle retrouva sa sœur de lait, la fille Désirée Buisson, alors première femme de chambre de madame la duchesse de Beaupertuis. Selon l’accusée, la fille Désirée Buisson lui ayant fait part de son intention de quitter le service, Maria Fauveau, se trouvant sans ressources l’avait suppliée de la recommander à madame la duchesse de Beaupertuis et de la faire agréer par cette dame comme femme de chambre, projet bientôt réalisé. Il a été malheureusement impossible à l’instruction d’établir un débat contradictoire sur ce point si important, à savoir : les vrais motifs pour lesquels la femme Fauveau avait supplié Désirée Buisson de la faire agréer comme femme de Chambre par madame de Beaupertuis. La fille Désirée Buisson, après avoir quitté le service de sa maîtresse pour retourner à Calais, pays natal, n’y avait fait qu’un séjour de peu de temps ; et s’ennuyant bientôt, dit-elle, de son oisiveté, elle était entrée au service d’une riche famille anglaise débarquée à Calais dans un hôtel où était employée la mère de la fille Buisson ; celle-ci suivit ses nouveaux maîtres en Italie, où elle est encore probablement à cette heure. Une commission rogatoire adressée à Calais, et une perquisition opérée chez la mère de la fille Désirée Buisson, n’ont amené aucune découverte.

« Lors des interrogatoires qui ont suivi son arrestation, Maria Fauveau a adopté deux systèmes de défense différents.

« D’abord, ainsi que beaucoup d’accusés, elle a feint une sorte d’égarement d’esprit, afin de cacher la véritable cause de son crime ; ainsi, lors de ses premiers interrogatoires, M. le juge d’instruction n’a pu obtenir de la prévenue d’autre réponse que celle-ci :

« — Puisqu’on a trouvé du poison dans ma commode, je suis une empoisonneuse ; puisque je suis une empoisonneuse, je dois monter sur l’échafaud, et je dois monter sur l’échafaud parce que c’est mon sort, Je ne demande qu’à embrasser ma petite fille avant de mourir.

« Interrogée par M. le juge d’instruction sur ce qu’elle disait que son sort était d’aller à l’échafaud, Maria Fauveau répondait en continuant de feindre une passagère insanité d’esprit :

« — Parce que cela devait m’arriver. — Il a été longtemps impossible de faire sortir Maria Fauveau de ce cercle vicieux, évidemment tracé par elle pour dérouter les investigations de la justice ; en vain M. le juge d’instruction lui disait :

« — Prenez bien garde ! en avouant que votre sort est de monter sur l’échafaud, vous avouez implicitement que vous avez mérité cette terrible expiation. »

« Maria Fauveau, continuant à jouer l’égarement répondait :

« — Je n’avoue rien ; je dis seulement que mon sort est de finir sur l’échafaud.

« Et, comme M. le juge d’instruction la pressait de nouveau de questions, à la fin de l’un de ses premiers interrogatoires, qui n’a pas duré moins de cinq heures, elle s’est écriée :

« — Si je vous disais que j’ai empoisonné la duchesse, vous me laisseriez tranquille, n’est-ce pas ? Eh bien ! oui, je l’ai empoisonnée !

« — Ainsi vous avouez le crime ?

« — Oui.

« — Le flacon de poison, vous l’avez caché dans votre commode ?

« — Oui.

« — Et vous avez mêlé, de ce poison à tous les breuvages que vous donniez à madame la duchesse ?

« — Oui ! oui ! Maintenant vous voilà content, laissez-moi tranquille et faites-moi couper la tête le plus tôt possible ! (Mouvement d’horreur dans l’auditoire.)

« Il a semblé évident aux yeux de l’accusation, que maigre le feint égarement de l’accusée, l’aveu que lui arrachait, sans doute malgré elle, le cri de sa conscience bourrelée, n’en était pas moins accablant. Le lendemain de cet interrogatoire, Maria Fauveau a été atteinte d’une fièvre violente qui l’a retenue près d’un mois au lit. Lors des interrogatoires subséquents, l’accusée a changé de système : elle a opposé une dénégation formelle à ses premiers aveux, prétendant qu’alors elle n’avait pas la tête à elle et qu’elle avait tout avoué pour qu’on la laissât tranquille. Elle a nié avoir donné du poison à sa maîtresse. En vain on lui a représenté les preuves matérielles de son crime : le flacon à demi rempli d’acétate de morphine et trouvé dans sa commode, en vain on lui a lu le procès-verbal des chimistes chargés d’analyser le breuvage que, seule et de son aveu, l’accusée offrait à sa maîtresse (procès-verbal attestant la présence d’une quantité de poison assez considérable trouvée dans la théière), en vain enfin on lui à cité les rapports des médecins de madame de Beaupertuis qui, tout en conservant les plus graves alarmes sur la santé de cette dame, reconnaissent néanmoins (preuve accablante pour l’accusée) qu’il y a eu temps d’arrêt dans la progression du mal depuis l’arrestation de l’accusée.

« Celle-ci persiste donc tantôt à soutenir qu’elle est étrangère à toute tentative d’empoisonnement, tantôt elle feint de tomber dans son premier égarement et dit qu’elle sait bien qu’elle doit être guillotinée, que rien ne peut la sauver, et qu’elle a hâte d’en finir.

« Enfin, interrogée de nouveau sur le sens accablant de ce billet que la fille Clémence Duval lui a écrit :

« Quel étrange et triste hasard vous a introduite ainsi dans la maison de ceux qui ont causé tous vos malheurs ! Je n’ai pas votre force d’âme, vos projets m’effraient ; mais comptez toujours sur ma discrétion, car cette vengeance est de celles que je comprends ; »

L’accusée garde un silence obstiné et répond qu’elle ne peut s’expliquer là-dessus ; enfin, interrogée si elle avait à faire entendre quelques témoins en sa faveur, l’accusée a répondu qu’elle n’en avait qu’un, qui seul peut-être aurait pu la sauver ; mais ce témoin ne se trouvait pas alors à Paris.

« Interrogée sur le nom de ce témoin, l’accusée a nommé M. le docteur Bonaquet, une de nos plus illustres célébrités médicales, qui, en effet, était parti pour un voyage des Pyrénées avec sa femme peu de temps avant le commencement de l’instruction, et qui n’a pu être cité utilement.

« La fille Clémence Duval, interrogée à son tour sur la signification du billet précédent écrit par elle à l’accusée, a d’abord répondu :

« — Ce secret ne m’appartient pas ; si Maria Fauveau donne des explications sur le sens de ce billet, je parlerai ; sinon, je dois me taire.

« Aucune observation, aucune instance n’a pu faire dévier la fille Duval de cette détermination.

« M. le juge d’instruction a cru alors pouvoir lui déclarer que Maria Fauveau était détenue comme prévenue de tentative d’empoisonnement, et que le sens du billet précité, où il était question de l’introduction de Maria Fauveau dans la maison de ceux qui avaient causé ses malheurs, ne s’expliquait que trop par la perpétration d’un crime seulement explicable par l’horrible désir de Maria Fauveau de se venger des malheurs auxquels il était fait allusion dans le billet, crime horrible, auquel l’accusée Clémence Duval ne paraissait pas être étrangère ; qu’elle avait donc le plus grand intérêt à éclairer la justice, car si cette complicité était démontrée, elle pouvait entraîner l’application de la peine capitale, pour les deux accusées.

« Clémence Duval a répondu alors qu’elle ne croyait pas Maria Fauveau coupable d’un pareil crime ; et comme M. le juge d’instruction demandait de nouveau à la fille Duval des explications au sujet des malheurs que Maria Fauveau aurait eu à reprocher à l’illustre famille qui habitait l’hôtel de Morsenne, la fille Duval a déclaré, comme ci-dessus, ne vouloir pas répondre, ajoutant avec amertume qu’elle était lasse de la vie, qu’elle voulait aller rejoindre son enfant, que l’on pouvait faire d’elle ce que l’on voudrait.

« Les antécédents de la fille Clémence Duval sont fâcheux. Moins d’une année après la mort de sa mère, décédée il y a quinze mois, elle a mis au monde l’enfant qu’elle a tué plus tard. Peu de temps avant la naissance de cet enfant, fruit du concubinage, Clémence Duval s’était vue enlever les ressources dont elle vivait et qui consistaient dans le revenu d’une créance hypothécaire ; mais le sieur Beauséjour, notaire, condamné depuis pour détournements frauduleux, avait disposé de la somme au lieu de l’employer au placement que l’on croyait fait par ses soins et dont il avait jusqu’alors payé les intérêts supposés, ayant ainsi trompé la confiance de la mère de Clémence Duval, très inexpérimentée dans les affaires.

« Clémence Duval, privée de ces ressources, vendit peu à peu pour vivre et subvenir aux besoins de son enfant le mobilier dont elle avait hérité de sa mère ; elle quitta la rue Saint-Louis, au Marais, où elle avait jusqu’alors habité, pour aller se loger dans une maison garnie du quartier du Jardin-des-Plantes. Son état de grossesse avancée, et quelques semaines plus tard les soins que réclamait son enfant, furent un obstacle à ce que Clémence Duval cherchât des moyens d’existence dans des leçons de musique ou de dessin, que sa brillante éducation l’eût mise à même de donner : d’ailleurs, la honte de sa position de fille-mère l’eût empêchée d’être introduite dans des familles honorables, où elle ne pouvait être admise qu’après renseignements.

« L’accusée se vit donc réduite à s’occuper de travaux d’aiguille et de tapisserie. Pendant quelque temps, elle fut ainsi préservée d’une misère complète ; mais ces travaux ayant diminué, Clémence Duval tomba bientôt dans une détresse croissante, quitta la maison du quartier du Jardin-des-Plantes, et vint par économie habiter une des plus infimes maisons garnies du faubourg Saint-Honoré, où elle a été arrêtée lors de la tentative de suicide suivie d’infanticide.

« Tels sont les faits résultant de l’instruction. En conséquence, sont accusées :

« 1° Joséphine-Maria Clermont, femme Fauveau, de s’être rendue coupable de tentative d’empoisonnement avec préméditation sur la personne de Diane-Clotilde de Morsenne, duchesse de Beaupertuis, tentative manifestée par un commencement d’exécution, qui a manqué son effet par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur, mais ayant occasionné une maladie qui duré plus de vingt jours.


« 2° La fille Clémence Duval, de s’être rendue complice du crime ci-dessus, et subsidiairement d’avoir donné volontairement la mort à son enfant. »