La Bonne aventure (Sue)/5/IV

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 107-148).
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IV

Le colonel Butler poursuivit ainsi la lecture de l’Observateur des tribunaux :

« M. le président. Au moment où l’on va donner connaissance au public de l’acte d’accusation, je recommande de nouveau le plus profond silence.

« L’attention redouble.

« Le greffier commence en ces termes l’acte d’accusation :

« Vers la fin du mois d’avril de cette année madame la duchesse de Beaupertuis eut besoin d’une femme de chambre pour remplacer la fille Désirée Buisson, qui la servait depuis longues années et qui demandait à retourner dans son pays natal. Madame la duchesse avait tant de confiance ; dans la fille Désirée Buisson, que sur sa pressante recommandation elle voulut bien prendre à son service Maria Fauveau, sœur de lait de Désirée Buisson. La femme Fauveau, après avoir tenu pendant plusieurs années un commerce de ganterie et de parfumerie, était, par suite des mauvaises affaires de son mari, frappé postérieurement d’aliénation mentale, tombée dans un état voisin de l’indigence ; elle n’avait jamais été femme de chambre, mais sa sœur de lait répondait de sa moralité, de sa probité, de son intelligence, et surtout de son zèle à remplir des fonctions qui la sauvaient de la misère, elle et sa fille, âgée de six ans. Madame de Beaupertuis, cédant à la fois à la compassion et au désir d’être agréable à son ancienne femme de chambre, dont elle n’avait d’ailleurs qu’à se louer, accepta les services de Maria Fauveau. Madame la duchesse fut d’abord si satisfaite de l’intelligence, de la douceur et de l’activité de sa nouvelle femme de chambre, qu’au bout d’un mois de service les gages de celle-ci furent doublés, et qu’elle reçut même quelques cadeaux de sa généreuse maîtresse.

« Trois mois après l’entrée de Maria Fauveau à l’hôtel de Morsenne, madame la duchesse de Beaupertuis, qui avait jusqu’alors joui d’une excellente santé, tomba peu à peu, et sans cause connue dans une sorte de langueur qui se changea bientôt en un état maladif de plus en plus alarmant. Les premiers médecins de la Faculté de Paris furent appelés auprès de madame la duchesse, et, malgré l’éminence de leur savoir, ils ne purent d’abord assigner une cause certaine à cette maladie étrange, dont les symptômes les plus frappants étaient ceux-ci (consignés dans l’instruction d’après le rapport de ces célèbres praticiens) :

« Abattement profond, pouls presque nul, défaillances fréquentes, dégoût de tous les aliments, sensibilité nerveuse excessive, besoin absolu de silence et d’obscurité, sensation de froid aux extrémités, somnolence presque continuelle, souvent troublée par des rêves bizarres, du reste aucune impression de douleur ; le visage est d’une blancheur mate comme celle de la cire ; les yeux, brillant d’un éclat fiévreux, semblent retirés au fond des orbites ; la maigreur s’augmente de jour en jour, la soif est inextinguible ; quant au moral, toutes les fois que la malade sort de son état de torpeur habituel, l’esprit est parfaitement libre, la pensée nette, l’expression juste et précise.

« Six semaines se passèrent ainsi. Malgré les soins des médecins l’état de madame la duchesse, loin de s’améliorer, s’aggravait, et la confiance qu’elle ressentait pour Maria Fauveau semblait s’accroître en raison des soins qu’elle en recevait ; madame la duchesse ne voulant, pour ainsi dire, rien accepter que de la main de sa femme de chambre, dont le zèle et l’attachement paraissaient grandir chaque jour.

« Madame la princesse de Morsenne, mère de madame la duchesse, ainsi que son mari M. le duc de Beaupertuis, étaient seuls admis auprès de la malade. M. le duc, qui la veillait quelquefois avec un religieux dévoûment, l’entourant des prévenances les plus tendres, se voyait presque obligé d’imposer ses soins à madame la duchesse, et de résister à ses prières, car elle craignait de voir la santé de M. le duc s’altérer à force de veilles.

« Cette maladie étrange, inexplicable, allait s’empirant, et causait des alarmes croissantes à cette illustre maison, jusqu’alors habituée aux joies pures et saintes que l’on ne trouve que dans la pratique des vertus familiales.

« Une nuit, M. le duc veillait avec son zèle accoutumé au chevet de madame la duchesse ; celle-ci était assoupie ; Maria Fauveau avait passé toute la huit précédente auprès de sa maîtresse, et succombant sans doute à la fatigue, elle s’était endormie profondément sur une chaise ; son sommeil semblait agité, quelques paroles sans suite s’échappaient de ses lèvres. M. le duc, absorbé par les douloureuses pensées que lui inspirait l’état de sa femme, ne prêta d’abord aucune attention aux exclamations incohérentes de Maria Fauveau, mais bientôt M. le duc l’entendit prononcer ces paroles d’une voix entrecoupée avec une agitation croissante.

« — L’échafaud c’est mon sort. J’y monterai.

« (À ces mots, la lecture de l’acte d’accusation est interrompue par un mouvement prolongé.)

« M. le président. — Je rappelle le public au silence.

« Le greffier continue en ces termes :

« M. le duc, stupéfait, presque épouvanté de ces paroles échappées à Maria Fauveau pendant son sommeil, écoute avec une nouvelle anxiété, et bientôt les mots suivants sortent de la poitrine oppressée de l’accusée :

« — Ma vengeance… la duchesse… ma vengeance… Moi, chez elle !… » (Nouveau mouvement mêlé de murmures d’indignation dans l’auditoire. — L’accusée jette un regard impassible autour d’elle, hausse les épaules, et le sourire sardonique qui lui est habituel contracte ses levres plus visiblement encore. — L’espèce de défi jeté par Maria Fauveau à l’indignation de l’auditoire excite de violents murmures ; mais à la voix de M. le président, le calme se rétablit, et le greffier continue en ces termes) :

« À ces effrayantes paroles échappées à Maria Fauveau : « L’échafaud, c’est mon sort… J’y monterai. » Puis : Ma vengeance… Moi, chez elle !… M. le duc de Beaupertuis est d’abord frappé de stupeur ; il écoute encore, mais les autres paroles de Maria Fauveau deviennent tout à fait inintelligibles. Soudain un soupçon horrible traverse l’esprit de M. le duc ; il songe à l’inexplicable maladie de madame la duchesse ; le souvenir d’un récent et trop fameux procès d’empoisonnement lui revient providentiellement à la pensée. Alors, guidé bien plus par l’instinct que par la réflexion, il se lève doucement, profite du profond sommeil où est plongée Maria Fauveau, prend une lumière et se rend dans un grand cabinet attenant à l’appartement de madame la duchesse, et qui servait de chambre à coucher à Maria Fauveau. Là, M. le duc se livre à de minutieuses recherches, et trouve enfin, caché au fond d’une commode, derrière des mouchoirs, un flacon de cristal oblong à demi rempli d’une poudre blanche, qui a été reconnue plus tard pour être un des poisons les plus subtils et les plus dangereux qui existent, l’acétate de morphine.

Explosion de murmures d’indignation et d’horreur dans l’auditoire ; l’accusée se lève brusquement sur son banc, fait un geste de dénégation énergique, et semble s’apprêter à parler.)

« M. le président (sévèrement). — Accusée, asseyez-vous ; vous devez entendre en silence l’acte d’accusation.

« Maria Fauveau jette un éclat de rire sardonique, se rasseoit, et parle à voix basse à sa complice, qui semble anéantie. — Une nouvelle et plus violente explosion de murmures accueille l’audacieux éclat de rire de Maria Fàuveau, et l’audience est un moment suspendue par suite de cet-incident.) »

« Le calme s’étant enfin rétabli dans l’auditoire, grâce aux pressantes invitations de M. le président, le greffier continue ainsi l’acte d’accusation.

« À la découverte de ce poison trouvé chez la femme de chambre de madame la duchesse, M. de Beaupertuis, saisi d’horreur, ne sait d’abord que résoudre, mais bientôt, reprenant son sang-froid, il replace le flacon où il l’a trouvé, court en hâte chez son valet de chambre, qui loge heureusement près de là, et envoie à l’instant ce serviteur chercher M. le commissaire de police. M. de Beaupertuis retourne alors près de madame la duchesse, toujours plongée dans son assoupissement, pendant que Maria Fauveau dort encore d’un profond sommeil. Les premiers regards de M. le duc se jettent sur une théière de porcelaine placée dans un bain-marie, et remplie de breuvage peut-être empoisonné, car il a été préparé d’avance par Maria Fauveau et placé par elle sur un guéridon auprès duquel elle s’est endormie.

« M. le duc hésite. Convaincra-t-il à l’instant Maria Fauveau de son crime exécrable, ou attendra-t-il l’arrivée du magistrat ? Il se décide à ce dernier parti. Bientôt Maria Fauveau s’éveille en sursaut, s’excuse auprès de M. le duc d’avoir cédé au sommeil et ainsi manqué l’heure à laquelle elle doit présenter à madame la duchesse la potion accoutumée. Maria Fauveau se dispose à offrir ce breuvage à sa maîtresse toujours assoupie.

« — Attendez un moment, lui dit M. le duc en parvenant à dissimuler l’horreur qu’il éprouve. — Presque aussitôt le valet de chambre selon les ordres qu’il a reçus de son maître, frappe, entr’ouvre la porte, et dit à M. le duc que la personne qu’il a demandée est là. Madame la duchesse se trouvait toujours plongée dans un profond assoupissement. M. le duc fait entrer M. le commissaire dé police et lui dit, afin de ne pas éveiller les soupçons de Maria Fauveau :

« — Monsieur le docteur, ma femme est assoupie, mais j’aurais quelques conseils à vous demander. Puis s’adressant à Maria Fauveau, M. le duc ajouta : — C’est vous qui avez préparé cette potion dans la théière ?

« — Oui, monsieur,

« — Combien de fois en avez-vous donné cette nuit à madame la duchesse ?

« — Trois fois, monsieur.

« — Vous-même, vous seule ?

« — Oui, monsieur, puisque madame la duchesse préfère que ce soit moi qui la serve.

« — Monsieur le docteur, — ajouta M. le duc, — ayez la bonté de prendre cette théière et de m’accompagner ; venez aussi, madame Fauveau.

« Lorsque M. le duc, le magistrat et Maria Fauveau furent entrés dans la chambre qu’elle occupait, M. le duc, cédant enfin à une horreur si longtemps et si péniblement contenue…

« (Les sanglots étouffés de M. le duc de Beaupertuis interrompent à cet endroit le greffier et causent une douloureuse impression dans l’auditoire. M. le duc cache dans son mouchoir sa figure baignée de larmes. Madame la princesse de Morsenne et les autres membres de sa famille s’empressent autour de M. de Beaupertuis, dont l’émotion est si vive qu’il est obligé de quitter momentanément l’audience, appuyé sur le bras de ses deux parents. Le calme se rétablit, et le greffier poursuit ainsi sa lecture de l’acte d’accusation) :

« M. le duc de Beaupertuis cédant enfin à une horreur si longtemps et si péniblement contenue, fit à voix basse part de ses soupçons au magistrat, et le pria de conserver la théière remplie de breuvage comme pièce de conviction, et de procéder à l’instant à des recherches dans la chambre de Maria Fauveau.

« Deux agents de sûreté amenés par M. le commissaire furent introduits par l’escalier de service dans la chambre de Maria Fauveau, afin de la contenir au besoin, et en sa présence les perquisitions, commencèrent. Le flacon de poison fut trouvé à la place indiquée par M. le duc, et lorsqu’on demanda à Maria Fauveau, qui feignait la plus grande surprise, comment ce flacon se trouvait en sa possession, elle commença par prétendre qu’elle l’ignorait, et comme on lui demandait qui avait pu, sinon elle, placer ce flacon dans sa commode, elle a répondu d’abord qu’elle affirmait ne pas avoir placé là ce flacon, qui fut, ainsi que la théière remplie de breuvagë, immédiatemeht placé sous les scellés par le magistrat. Les perquisitions continuèrent, et ont amené la découverte :

« 1° D’un portrait d’enfant que Maria Fauveau a dit être le portrait de sa fille.

« 2° D’un médaillon renfermant des cheveux noirs et blonds, que Maria Fauveau nous a dit appartenir à sa fille et à son mari.

« 3° De plusieurs lettres ne paraissant pas avoir de rapport avec l’accusation.

« 4° D’un billet d’une extrême gravité, en cela qu’il semble établir une flagrante complicité dans la perpétration du crime dont Maria est accusée. Ce billet, à elle adressé par la poste, ainsi que le démontre le timbre, est ainsi conçu :

« Quel étrange et triste hasard vous a introduite ainsi dans la maison de ceux qui ont causé tous vos malheurs ! Je n’ai pas votre force d’âme, vos projets m’effraient pour vous ; mais comptez toujours sur ma discrétion, car cette vengeance est de celles que je comprends.

« C. D.

« Si vous avez à m’écrire, conservez mon adresse : je demeure rue de la Bienfaisance, n. 3. »

« Interrogée sur la signification de ce billet qui venait donner une force accablante à l’accusation, Maria Fauveau, qui, depuis l’arrivée du magistrat, semblait plongée dans une sorte de stupeur, Maria Fauveau a répondu qu’elle ne pouvait s’expliquer sur le sens de ce billet, qu’elle ne comprenait pas pourquoi on la questionnait ainsi, et qu’elle demandait à retourner à l’instant auprès de madame la duchesse pour continuer son service.

« Poussé à bout par une si horrible dissimulation, M. le duc de Beaupertuis, ne pouvant retenir son courroux et ses larmes, s’écria :

« — Malheureuse ! retourner auprès de ma femme pour achever de l’empoisonner, n’est-ce pas ?

« Puis il sortit de la chambre en invitant le magistrat à faire son devoir.

« La perquisition étant terminée, M. le commissaire dut signifier à Maria Fauveau qu’il l’arrêtait au nom de la loi et qu’elle eût à le suivre. Celle-ci, qui, malgré la terrible accusation portée, contre elle par M. le duc, feignait alors de ne pas comprendre sa position, demanda insolemment de quel droit on l’arrêtait, et où on voulait la conduire. Le magistrat, révolté de tant d’audace, répondit :

« — On va vous conduire où l’on conduit les empoisonneuses.

« À ces mots, Maria Fauveau resta pétrifiée, puis elle s’écria en feignant les égarements d’esprit passagers qu’elle devait plus tard simuler encore :

« — Les empoisonneuses, on les mène à l’échafaud, n’est-ce pas ?

« — Oui, répondit le magistrat, — Quand leur crime est avéré.

« Maria Fauveau partit d’un éclat de rire sardonique, et reprit :

« — C’est cela… l’échafaud… c’était mon sort.

« (Profonde sensation dans l’auditoire.)

« À ce moment l’accusée tomba dans une si violente attaque de nerfs que les deux agents furent obligés de la transporter dans le fiacre qui la conduisit au dépôt de la Préfecture de police, où elle fut écrouée.

« M. le commissaire, ayant apposé les scellés sur les deux portes ; de la chambre que Maria Fauveau occupait à l’hôtel de Morsenne, se rendit aussitôt avec d’autres agents rue de la Bienfaisance, numéro 3, afin de tâcher d’y découvrir l’auteur du billet précité seulement signé des initiales C. D.

« Il était environ quatre heures du matin, lorsque le magistrat se présenta rue de la Bienfaisance, numéro 3 ; cette maison était un garni de la plus sinistre apparence. M. le commissaire s’étant fait connaître, somma l’hôtesse de ce garni d’exhiber son registre de location. L’examen de ce registre fit connaître que deux locataires de la maison portaient des noms commençant par la lettre D., l’un nommé Dermont, se disant employé, momentanément sans place ; l’autre, nommée la femme Duval, qui nourrissait un tout petit enfant, et qui, selon le rapport de l’hôtesse, était réduite à une telle misère que, faute d’une nourriture suffisante, son lait était tari depuis quelque, temps, et que le lendemain même elle devait être expulsée du cabinet qu’elle occupait, l’hôtesse ne pouvant obtenir le prix de deux mois de location qui lui étaient dus.

« (Pénible sensation dans l’auditoire. Tous les regards se portent avec intérêt sur la seconde accusée, qui tâche avec son mouchoir de dérober ses traits à la curiosité publique.)

« Le greffier poursuit ainsi :

« Interrogée sur la question de savoir si lesdits locataires se trouvaient à ce moment dans la maison, dont les agents gardaient d’ailleurs les issues, l’hôtesse du garni a répondu que le nommé Dermont n’était pas rentré de cette nuit-là, et que la femme Duval était sortie un moment la veille, dans la soirée, afin d’obtenir par charité, d’une fruitière demeurant dans la maison, un peu de lait et de combustible pour réchauffer et substanter son enfant, qui se mourait de froid et de faim ; la fruitière ayant fait cette charité à la femme Duval, celle-ci était remontée chez elle, et depuis n’était pas ressortie.

« Interrogée sur les habitudes du nommé Dermont et de la femme Duval, la maîtresse du garni a répondu que le premier rentrait à des heures indues et parfois ivre, mais qu’il payait exactement ses quinzaines. Quant à la femme Duval, qui d’abord sortait chaque jour pour promener son enfant, depuis quelques semaines elle ne sortait plus, ses vêtements étant en haillons et son enfant malade ; du reste, elle ne recevait personne, paraissait d’un caractère doux et tranquille, et avait supplié l’hôtesse du garni de lui procurer quelques ouvrages d’aiguille, n’ayant plus, disait-elle, d’autre ressource pour vivre que son travail. L’hôtesse, du garni, malgré sa bonne volonté n’avait pu, depuis quelque temps, procurer d’ouvrage à la femme Duval, et la voyant, la surveille, près de tomber d’inanition, elle lui avait porté une écuellée de soupe pour elle et son petit enfant.

« Interrogée si la femme Duval avait quelques relations avec une personne demeurant rue de Varennes, à l’hôtel de Morsenne, l’hôtesse du garni a répondu qu’elle l’ignorait.

« Le magistrat ayant demandé à quel étage demeurait la femme Duval, l’hôtesse du garni à répondu qu’elle logeait au cinquième étage, la seconde porte à gauche, dans une espèce de couloir formé par les lambris d’un grenier.

« M. le commissaire, accompagné de ses agents, s’est alors dirigé vers la chambre de la femme Duval…

« (À ce moment, la lecture de l’acte d’accusation est interrompue par un nouvel incident. L’accusée Clémence Duval, pâle, éperdue, tombe à genoux devant son banc, et, à travers des sanglots entrecoupés, elle s’écrie en joignant les mains et s’adressant au tribunal) :

« — Grâce ! grâce ! pour tant de honte ! Oh ! pour le nom de mon père, ne lisez pas, n’achevez pas !

« (Il est impossible de rendre l’impression causée par l’accent déchirant et par l’attitude suppliante de la seconde accusée, dont, les traits bouleversés peignent le désespoir et la honte. C’est à grand’peine que son défenseur lui fait comprendre que l’acte d’accusation doit être lu en entier. Maria Fauveau s’efforce aussi de calmer la prévenue, qui, par un brusque mouvement, cachant alors sa figure dans le sein de sa complice comme pour y trouver un abri contre les regards de l’auditoire, murmure d’une voix défaillante : Oh ! laissez-moi là, par pitié, laissez-moi là ! qu’on ne me voie pas !

« L’émotion est à son comble, plusieurs dames portent leurs mouchoirs à leurs yeux ; l’un des gardes municipaux qui avait momentanément quitté la place qu’il occupait entre les deux accusées, s’apprête à les séparer pour reprendre son poste officiel, mais M. le président lui dit avec un accent de commisération qui trouve de nombreux échos dans l’auditoire) :

« — Laissez-les, laissez-les !

« Ce nouvel incident calmé, M. le président s’adressant à l’auditoire :

« — Si vives que soient les émotions du public, je l’engagea en contenir l’expression et à garder le plus profond silence.

« (M. le président fait ensuite signe au greffier, qui poursuit en ces termes l’acte d’accusation) :

« M. le commissaire étant arrivé à la porte de la femme Duval, y frappa plusieurs fois sans obtenir de réponse ; force lui fut alors d’envoyer chercher un serrurier qui fit sauter la serrure.

« Une forte odeur de charbon s’échappa soudain de ce cabinet, et un horrible spectacle s’offrit aux yeux du magistrat, ainsi témoin d’un nouveau crime.

« La femme Duval, plongée dans un si profond évanouissement que d’abord on la crut morte, était à peine vêtue de quelques haillons et couchée sur un grabat, tenant étroitement serré entre ses bras le cadavre d’un enfant de huit à neuf mois ; un réchaud de charbon à demi-consumé, les morceaux de papier qui garnissaient hermétiquement les fissures de l’étroite fenêtre en tabatière qui donnait du jour au cabinet, ne laissèrent aucun doute sur le double crime qui venait d’être commis ; une mère impie et dénaturée, non contente d’outrager la loi divine en osant attenter à sa propre vie, avait eu la froide barbarie de tuer son enfant ! car faire partager son suicide à cette innocente créature, n’était-ce pas l’assassiner ?

« (Mouvement d’horreur dans l’auditoire ; tous les regards se portent sur Clémence Duval, qui, continuant de tenir sa tête cachée dans le sein de sa complice, étouffe à grand’peine des sanglots convulsifs.)

« Le premier soin du magistrat, lorsqu’il eut reconnu que la femme Duval respirait encore, — continue le greffier, — fut d’envoyer à l’instant chercher un médecin, afin de s’assurer s’il ne restait aucun espoir de la sauver ; le malheureux enfant avait cessé de vivre ; mais grâce aux soins du médecin, la femme Duval revint peu à peu à la vie, pendant que M. le commissaire procédait à une perquisition dans le cabinet.

« Cette perquisition n’amena d’autre résultat que la découverte de plusieurs paquets de lettres sans signature, dont on parlera ci-après et de constater l’état de dénuement absolu où se trouvait la femme Duval, que nous appellerons désormais la fille Duval, car il demeura bientôt acquis à l’instruction, par plusieurs dépositions et par la lecture des lettres saisies à son domicile, que l’accusée n’était pas mariée, et que le malheureux enfant à qui elle avait ôté la vie était le fruit d’une liaison honteuse avec l’auteur des lettres mentionnées plus haut, conduite d’autant plus déplorables de la part de l’accusée qu’elle avait été élevée au sein d’une famille des plus recommandables : son père, M. le colonel d’artillerie Duval, s’est fait l’un des noms les plus glorieux de notre brave, armée d’Afrique. (Mouvement prolongé.) On l’avait cru mort après un héroïque combat ; il n’était que prisonnier d’une tribu nomade qui le traînait à sa suite. On négociait son échange il y a près de quinze mois, lorsque les pourparlers furent rompus en suite d’une reprise d’hostilité des Kabyles, et l’on ne sait à cette heure quel est le sort du colonel Duval.

« M. le magistrat, dans sa perquisition, chez la fille Duval, trouva une lettre cachetée et placée sur une table ; cette lettre était adressée à madame Fauveau, hôtel de Morsenne, rue de Varennes, et portait ces mots sur l’enveloppe : À envoyer tout de suite.

« Il ne restait ainsi nul doute sur l’identité de la fille Clémence Duval avec l’auteur du billet signé C. D. trouvé chez la femme Fauveau. L’on acquérait ainsi une nouvelle preuve des rapports qui existaient entre les deux accusées.

« La lettre de la fille Duval était ainsi conçue :

« Adieu ! vous qui m’avez porté quelque intérêt dans notre communauté de malheur !

« Je meurs vaincue par la misère par le manque de travail, par la honte de mendier, et par la vue des atroces souffrances de ma pauvre petite fille !

« Depuis plus d’un mois je vis sans feu ni lumière ; ces longues heures d’angoisses passées dans les ténèbres et dans l’insomnie sont horribles ; depuis deux jours, ni mon enfant ni moi, nous n’avons mangé ; il y a longtemps que le chagrin et les plus dures privations ont tari mon sein, il y a longtemps aussi que j’ai engagé au Mont-de-Piété ma dernière robe et ma dernière chemise ; je ne puis supporter davantage la honte et le remords de lasser la charité de mes voisines, presque aussi misérables que moi, mais qui ont ce que je n’ai pas, l’habitude de la détresse.

« Ce soir, pour me procurer du charbon sans éveiller les soupçons, j’ai dit à une marchande de la maison, — je ne mentais pas hélas ! — que mon enfant mourait de faim et de froid, et qu’elle le sauverait en me donnant un peu de charbon et de lait. J’ai obtenu ainsi ce qu’il me fallait.

« Je suis rentrée, à la nuit tombante. Ma pauvre petite fille, dont j’avais jusqu’alors trompé la faim en approchant de ses lèvres avides et desséchées un chiffon imbibé d’eau, a bu le lait avec avidité. Les gémissements douloureux que lui arrachait le besoin ont un moment cessé, elle m’a souri en me tendant ses petits bras maigres et tremblants de froid, que j’avais tant de fois en vain essayé de réchauffer de mon haleine.

« En voyant ma petite fille me sourire et se reprendre un peu à la vie, j’ai hésité à la faire mourir avec moi. Toute livide et épuisée qu’elle était, elle me paraissait encore si belle ! Mais je me suis dit : Elle doit être belle, pauvre et abandonnée, il vaut mieux qu’elle meure sur le sein de sa mère que de mourir un jour, comme moi, de misère, de honte et de chagrin ! Orpheline et pauvre, son sort serait aussi affreux que le mien ! Et pourtant, moi j’avais un père et une mère adorés. Mon éducation avait été brillante ; j’avais toujours vécu, sinon dans le luxe, du moins dans l’aisance ; mon cœur était bon, mon âme pure. Vous le savez, Maria, mon seul crime a été de croire à la sainteté d’un serment juré au chevet de ma mère mourante, lorsque sa main déjà glacée mettait dans la mienne la main de celui que j’ai tant aimé… Mon seul crime a été de croire que dès lors je lui appartenais devant Dieu et devant les hommes ; ma confiance dans son honneur m’a perdue. Que le ciel lui pardonne !

« Et je laisserais exposée aux mêmes malheurs que les miens ma petite fille orpheline, pauvre, sans appui, livrée à la charité publique ou privée ! Non, non, nous quitterons toutes deux ce monde qu’elle ne connaît, pauvre chère petite créature, que par les souffrances qu’elle a endurées depuis sa naissance. Non non, ce monde ne fera pas d’elle une nouvelle victime. Je ne le veux pas, je ne le veux pas ! elle n’a déjà été que trop malheureuse !

« La nuit vient, j’y vois à peine assez pour terminer cette lettre… Vous avez aussi une fille que vous adorez, Maria ; vous avez aussi beaucoup souffert : vous comprendrez ma résolution.

« Une dernière grâce. Je connais votre courage et votre dévouement ; il me serait pénible, de mourir avec cette pensée que mon corps et celui de ma petite fille seront brutalement ensevelis par des mains profanes ; en vous suppliant d’accomplir auprès de nous un triste et dernier devoir, je mourrai moins malheureuse persuadée que vous ne refuserez pas ma prière.

« La nuit vient tout à fait : adieu, une dernière fois adieu ! Cette lettre vous sera portée dès que l’on entrera dans cette chambre.

« Priez pour moi et pour mon enfant !

« Clémence Duval. »

« (La lecture de cette lettre est suivie de nombreuses marques d’attendrissement ; un grand nombre de dames portent leur mouchoir à leurs yeux ; la principale accusée dit tout bas quelques paroles à sa complice, et semble lui faire part de l’impression générale causée par cette lettre ; mais Clémence Duval est plongée dans un tel état d’abattement, qu’elle paraît à peine entendre les paroles de Maria Fauveau.) »