La Bonne aventure (Sue)/5/VI

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 175-202).
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VI

En outre de cet acte d’accusation, dont l’aide-de-camp du prince royal venait de donner lecture aux personnes réunies dans le salon de la Source de Bade, l’Observateur des Tribunaux contenait, dans le même numéro l’interrogatoire des accusées, leur confrontation avec la partie civile, et les autres faits et incidents dont avait été remplie la première audience, et auxquels nous reviendrons tout à l’heure ; mais le prince royal et la société rassemblée autour de lui, tout en écoutant avec le plus vif intérêt l’acte d’accusation lu par le colonel Butler, avaient impatiemment attendu la fin de ce document judiciaire pour échanger leurs impressions à ce sujet…

Heureusement pour Ducorniier, sa position particulière à l’égard du père de madame de Beaupertuis, M. le prince de Morsenne, son vénérable protecteur, : comme il disait, expliqua son émotion et donna le change sur les divers ressentiments dont il fut visiblement agité durant la lecture précédente. À chaque instant il avait tremblé que son nom fût prononcé par ces trois infortunées perdues par lui ; mais, bien que soulagé de cette terrible appréhension, il éprouvait encore une sorte de superstitieuse épouvante en songeant à l’inconcevable fatalité qui réalisait les sinistres prédictions faites à ces trois malheureuses femmes.

Et puis enfin Ducormier, malgré sa dureté de cœur, n’avait pas écouté sans tressaillements cachés, mais douloureux, le récit de ces lamentables misères dont il était la seule cause. Cette âme, autrefois généreuse, mais depuis si longtemps pervertie par les plus mauvaises passions, connaissait enfin l’âcreté d’un remords ; un moment, ce caractère indomptable se sentit faiblir, mais plus son émotion fut poignante, plus il redoubla d’efforts pour la dissimuler ; il lui fallait jouer au naturel le rôle qu’il devait jouer dans cette circonstance devant les personnes qui l’entouraient, et surtout devant le prince royal, sur l’intérêt duquel il fondait pour l’avenir de si ambitieuses espérances.

À peine le colonel Butler eut-il terminé la lecture de l’acte d’accusation, que les dialogues suivants s’échangèrent entre les personnes présentes dans le salon de la Source.

LE PRINCE, interrompant le colonel.

Colonel, l’acte d’accusation que vous venez de nous lire ne remplit pas toute l’audience, n’est-ce pas ?

LE COLONEL.

Non, Monseigneur ; je ne suis encore qu’à la moitié du numéro de cejournal.

LE PRINCE ROYAL.

Si ces dames le permettent, nous interromprons pendant quelques instants cette lecture, car, en vérité, l’on a besoin, pour ainsi dire, de respirer, après de si vives émotions ; l’on croirait assister à l’audience.

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Nous sommes tout-à-fait de votre avis, Monseigneur ; nous allions prier Votre Altesse Royale de suspendre un moment cette lecture.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Moi, je suis encore toute tremblante. Tant d’horreurs ! c’est à n’y pas croire !

LA MARQUISE DE MONLAVILLE.

Pauvre madame de Beaupertuis ! Lorsque j’ai quitté Paris, il y a six mois, je l’ai laissée dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté. Votre Altesse Royale ne peut s’imaginer combien madame de Beaupertuis était charmante ! car, hélas ! maintenant il faut dire : était.

LE PRINCE ROYAL à Anatole, avec intérêt.

Allons, vous avez eu du courage, mon cher comte. Si quelque chose peut vous consoler du coup affreux qui frappe la fille de votre vénérable protecteur, c’est de penser que l’infernale créature qui a commis ce crime est sous la main de la justice.

DUCORMIER.

C’est là, Monseigneur, une triste consolation.

MADAME LA COMTESSE DUCORMIER.

Mais, Monseigneur, c’est un monstre que cette femme Fauveau !

LE PRINCE ROYAL, avec horreur.

Une empoisonneuse !… c’est-à-dire ce qu’il y a de plus lâche et de plus féroce au monde !

LA MARQUISE DE MONLAVILLE.

Avoir l’odieuse hypocrisie d’entourer sa maîtresse de soins, afin d’écarter les soupçons ! la faire mourir ainsi à petit feu, sous ses yeux, et assister froidement à son agonie de chaque jour !

LE PRINCE ROYAL.

Non, il n’y a pas de supplice assez cruel pour une atrocité pareille.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Mais quel a pu être le motif de la vengeance de cette horrible femme ? Y concevez-vous quelque chose, Monseigneur ?

LE PRINCE ROYAL.

En effet, là est le mystère, madame la duchesse ; le crime est évident, mais jusqu’à présent la cause est cachée… (À Ducormier.) Si je ne craignais, mon cher comte, d’aviver votre chagrin, je vous demanderais à vous, qui avez vécu dans l’intimité de la famille de Beaupertuis, si rien ne vous met sur la voie du motif de ce crime.

DUCORMIER

Lorsqu’il y a quinze mois j’ai quitté l’hôtel de Morsenne, Monseigneur, rien ne pouvait faire pressentir un pareil malheur ; madame la duchesse de Beaupertuis était aimée et respectée de toutes les personnes qui avaient l’honneur de l’approcher.

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN, à Ducormier.

Ainsi, à l’époque dont vous parlez, monsieur le comte, cette abominable femme Fauveau n’avait pas encore paru à l’hôtel de Morsenne ?

DUCORMIER.

Non, pas que je sache, madame le princesse. J’entends aujourd’hui pour la première fois prononcer le nom de cette femme.

L’AMIRAL SIR CHARLES HUMPHREY.

Monseigneur, la culpabilité de l’accusée paraît donc complètement prouvée à Votre Altesse Royale ?

LE PRINCE ROYAL.

Comment ! monsieur l’amiral, est-ce que vous en douteriez ?

L’AMIRAL.

Ma foi ! oui, Monseigneur.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Allons donc, sir Charles ! c’est impossible ! c’est nier l’évidence !

LE PRINCE DE LOWESTEIN.

Mais, mon cher amiral, et le flacon trouvé par le duc de Beaupertuis dans la commode de cette misérable ?

LA MARQUISE DE MONLAVILLE.

Et la théière remplie de breuvage empoisonné ?

MADAME LA COMTESSE DUCORMIER.

Et le billet de sa complice, cette fille Duval ?

LE PRINCE ROYAL.

Et par-dessus, tout, monsieur l’amiral, l’aveu de ce monstre pressé de questions : — Oui, j’ai empoisonné ; — oui, le flacon était à moi ; — oui, je dois mourir sur l’échafaud ! — Et voyez combien cette préoccupation de l’échafaud est constante chez cette misérable ! Non-seulement pendant son sommeil elle parle de sa vengeance, mais elle dit à plusieurs reprises au juge d’instruction : — Mon sort est de périr sur l’échafaud ! — Franchement, monsieur l’amiral, une femme dont la conscience est pure est-elle jamais en proie à de pareilles obsessions.

L’AMIRAL.

C’est justement cette obsession constante, monseigneur, qui me ferait penser que cette malheureuse est folle… archifolle, et ce n’est pas à l’échafaud, c’est dans une maison d’aliénés qu’on devrait l’envoyer.

LE PRINCE ROYAL.

Folle ! monsieur l’amiral ! et elle se montre pleine de soins, de zèle pour sa maîtresse, afin de mieux cacher ses criminels desseins ! Folle ! et elle entreprend et poursuit son œuvre infernale avec une impitoyable présence d’esprit !

LE DUC DE VILLA-RODRIGO.

Je crois, moi, mon cher amiral, que, comme beaucoup de criminels, cette femme joue à cette heure l’égarement ; mais elle me paraît avoir parfaitement calculé et raisonné son crime. (À Ducormier.) Qu’en pensez-vous, monsieur le comte ?

ANATOLE DUCORMIER.

Il est tant d’exemples d’erreurs judiciaires, monsieur le duc, qu’il est difficile de se prononcer avec une complète connaissance de cause… Néanmoins l’instruction laisse… planer de terribles soupçons sur… la femme Fauveau…

LA BARONNE DE LUCENAY.

Pour moi, le crime ne fait pas l’ombre d’un doute, mais ce qu’il m’est impossible de comprendre, c’est la cause de la haine de cette femme contre cette pauvre duchesse qui la comblait de marques de bonté.

L’AMIRAL.

C’est justement là, madame, ce qui me fait penser, moi, ou que cette malheureuse est folle, ou qu’elle est innocente, car il faut être fou pour faire le mal pour le mal, et jusqu’ici le procès prouve que l’accusée ne connaissait pas la duchesse avant d’entrer à son service. Tel a été son zèle et ses soins pour sa maîtresse, que celle-ci lui en a souvent témoigné sa satisfaction. Alors, pourquoi Maria Fauveau aurait-elle voulu l’empoisonner ?

LE PRINCE ROYAL.

Permettez, monsieur l’amiral, vous oubliez une des choses les plus capitales du procès…

L’AMIRAL.

Laquelle, monseigneur ?

LE PRINCE ROYAL., au colonel.

Colonel, relisez-nous, je vous prie, la fin de ce billet écrit par la fille Duval à la femme Fauveau. (À l’amiral.) Veuillez peser le sens de ces mots, monsieur l’amiral.

LE COLONEL, lisant.

« Vos projets m’effrayent, mais comptez toujours sur ma discrétion, car cette vengeance est de celles que je comprends. »

LE PRINCE ROYAL à l’amiral.

Eh bien ! monsieur l’amiral, est-ce assez positif ? Cette femme n’accomplissait-elle pas un dessein formé de longue main et dont la fille Duval avait connaissance ? Ce dessein n’avait-il pas pour but la vengeance ?

L’AMIRAL.

Il est vrai, monseigneur, j’avais oublié cette circonstance. Ce billet est accablant, et cependant, à moins d’être un monstre, il me semble impossible que mademoiselle Duval écrive, à propos d’un abominable empoisonnement : Cette vengeance est une de celles que je comprends.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Accablant pour les deux complices, car cette indigne fille Duval doit avoir aussi trempé dans ce crime.

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Mais certainement, monsieur l’amiral, cette créature est un monstre ; une femme qui tue son enfant est capable de tout. (À Ducormier, qui a tressailli.) Je vois que vous partagez mon horreur et mon indignation, monsieur le comte.


ANATOLE DUCORMIER.

Qui ne la partagerait pas, madame la princesse !

LE PRINCE ROYAL.

S’il faut vous l’avouer, madame la duchesse, je ne serai pas aussi absolu que vous dans mon jugement sur la fille Duval.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Comment ! monseigneur, une malheureuse qui assassine son enfant !

LE PRINCE ROYAL.

Oh ! je le sais, madame, c’est là un crime. Mais, tenez, dans presque toutes les causes d’infanticide soumises à la loi française, le criminel le plus lâche, le plus infâme, et, il faut bien le dire, le plus coupable, n’est jamais sur le banc des accusés. (À Ducormier, qui a tressailli.) N’est-ce pas, mon cher comte, votre cœur se révolte comme le mien de cette indigne partialité de votre législation ? Comment ! une jeune fille candide est abusée, séduite ; pour cacher sa honte, elle tue son enfant et va expier son crime sur l’échafaud ou dans une maison de force, et, selon les lois de votre pays, le séducteur, celui dont la corruption a seule causé ces maux, est mis hors de cause ! Ainsi, par exemple Clémence Duval, fille d’un officier distingué, douée d’une brillante éducation, vivant dans l’aisance, a aimé sans doute quelque misérable hypocrite, puisque le seul crime qu’elle se reproche, — dit la pauvre créature dans un moment suprême, — est d’avoir cru à la sainteté d’un serment juré au chevet de sa mère mourante. Cette mère mourante croyait donc confier l’avenir de sa fille à un honnête homme. Qu’arrive-t-il ? La malheureuse enfant se croyant dès lors, comme elle le dit, à jamais unie à celui qu’elle aimait, écoute plus son cœur que sa raison, cède à un entraînement coupable ; oui, bien coupable… Et quelque temps après son amant l’abandonne à sa honte, à ses remords, à une misère atroce, à des maux si affreux qu’elle tente d’y échapper en se tuant avec son enfant ! Et le séducteur de cette infortunée ! cet infâme hypocrite ! ce lâche parjure ! ce double assassin ! la justice de votre pays lui demande-t-elle compte de ce déshonneur, de ce meurtre ? Non ! elle ne fait seulement pas mention de lui, et peut-être à cette heure le bruit public lui apprend le crime de sa maîtresse ? la mort de son enfant ; et, comme un pareil homme doit être impitoyable, il se rit sans doute de tant de maux. Ah ! je vous l’avoue, mon cher comte, mon cœur bondit, tout mon sang se soulève contre cette odieuse impunité, contre cet outrage à la justice humaine et divine, oui, je déplore que la France, placée à la tête de la civilisation, laisse subsister dans sa loi une énormité pareille.

(Le prince royal, qui a parlé avec une extrême émotion s’interrompt un instant au milieu d’un murmure approbateur.)

LA COMTESSE DUCORMIER, tout bas à son mari.

Vous n’avez pas l’air d’être à la conversation ! Soutenez donc la même thèse que le prince développe là ! il vous en saura gré : c’est un très beau thème.

DUCORMIER, avec trouble.

Il est consolant, Monseigneur, d’entendre un prince qui doit être appelé un jour à gouverner les hommes, développer des idées qui font tant d’honneur à son esprit et à son cœur.

LA COMTESSE DUCORMIER, bas à son mari.

Vous dites cela du bout des lèvres et sans entraînement ; mais allez donc !

LE PRINCE ROYAL un peu surpris de la froideur de Ducormier, et s’adressant à celui-ci.

Est-ce que vous ne partagez pas mes idées, monsieurle comte ? Est-ce que vous ne trouvez pas que votre législation consacre une horrible impunité ?

LA COMTESSE DUCORMIER bas à son mari, le poussant du coude.

Il vous trouve froid ; mais allez donc !

DUCORMIER.

Je suis, au contraire, complètement d’accord avec Votre Altesse Royale à ce sujet ; il me semble, comme à vous, Monseigneur, que dans bien des circonstances, l’homme qui abuse de la candeur et de la confiance d’une jeune fille, et qui l’abandonne ensuite, est un misérable digne de mépris ; sous ce rapport il existe malheureusement une lacune dans notre législation.

LA COMTESSE DUCORMIER bas à son mari.

C’est mieux… mais dit trop froidement.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il y a dans le procès une chose, jusqu’ici inexplicable ?

LE PRINCE ROYAL.

Laquelle, madame la duchesse ?

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Mais, Monseigneur, ce billet écrit à la femme Fauveau par cette pauvre Clémence Duval (car Votre Altesse Royale a raison, l’infortunée est, après tout, digne de pitié). Ce billet dit, ce me semble, que la famille de la duchesse de Beaupertuis est la cause des malheurs de cette affreuse créature.

LE PRINCE ROYAL.

Oui, madame la duchesse, ce passage m’a aussi frappé ; là est un mystère que la suite du procès éclaircira peut-être.

LE PRINCE DE LOWESTEIN.

Cela est fort mystérieux, en effet, Monseigneur, car l’on se demande quels rapports, quels liens pouvaient exister entre personnes de conditions si diverses : cette femme Fauveau et madame la duchesse de Beaupertuis.

LA MARQUISE DE MONLAVILLE, à Ducormier.

Lorsque vous habitiez l’hôtel de Morsenne, monsieur le comte, vous n’avez pas entendu dire que cette misérable eût quelques rapports avec madame de Beaupertuis ?

DUCORMIER, très pâle.

Non, madame la marquise.

LE PRINCE ROYAL à Ducormier, affectueusement.

Il faut, mon cher comte, excuser notre curiosité. Elle nous entraîne, malgré nous peut-être, jusqu’à l’indiscrétion ; mais, à cause de votre qualité d’ancien ami de la famille de Morsenne, on est à chaque instant tenté de vous demander quelques renseignements.

DUCORMIER.

Je m’empresserai toujours de mettre mes souvenirs aux ordres de Votre Altesse Royale et de ces dames, monseigneur ; mais en ce qui touche les antécédents des deux accusées, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Altesse Royale, je suis d’une ignorance absolue…

LA COMTESSE DUCORMIER, bas à son mari.

Décidément, vous n’êtes pas dans votre état naturel : vous êtes livide !

LE PRINCE ROYAL.

Désirez-vous, mesdames, que le colonel Butler continue sa lecture ? Peut-être apprendrons-nous quelque chose sur ce mystère, que nous n’avons pu jusqu’ici pénétrer.

PLUSIEURS VOIX.

Oui, monseigneur, nous sommes aussi impatientes que Votre Altesse Royale.

LE PRINCE ROYAL au colonel.

Veuillez, colonel, poursuivre votre lecture !