La Bonne aventure (Sue)/5/II

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 41-67).
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II

Un observateur attentif eût deviné l’enivrement de l’orgueil de Ducormier, sous les dehors de politesse exquise avec laquelle il recevait ses nobles convives.

Malgré son audace malgré son insolent mépris de toutes les notions du bien et du mal, malgré sa foi fanatique dans cet axiome de ses premiers maîtres en politique : — le succès justifie tout, — les honnêtes gens sont les habiles, les malhonnêtes sont les maladroits ; — enfin, malgré là trempe énergique de son caractère, cet homme reculait parfois devant l’énormité même de sa fortune ; il lui fallait, si cela se peut dire, toucher à la réalité pour ne pas se croire le jouet d’un songe.

« — Moi, — pensait-il ce soir-là, — moi, Ducormier, le fils d’un petit bourgeois ; moi, naguère dans une position si subalterne qu’elle touchait à la domesticité ; moi, naguère dédaigné, rongé de fiel et d’envie, je reçois aujourd’hui chez moi, à ma table, l’élite de l’aristocratie de l’Europe et un prince du sang royal ; tout me sourit, tout me sert, tout me grandit ; je jouis des biens de la terre : richesse, honneurs, santé, jeunesse, et je ne suis qu’à l’entrée de ma carrière. Où serais-je, que serais-je, que ferais-je à cette heure, si je m’étais laissé prendre à la vertueuse glu des niais conseils de ce pauvre Bonaquet, au lieu de tenter un intrépide essor vers ces éblouissantes régions où je plane et où j’espère m’élever encore ! »

. . . . . . . . . . . . . . .

Ducormier était de ces gens malléables, pleins de tact, de finesse, qui prennent avec une merveilleuse facilité les dehors, les habitudes, le langage des personnes parmi lesquelles ils se trouvent. Placé à une excellente école de savoir-vivre et de savoir-dire, chez l’ambassadeur de France à Londres, et à Paris chez le prince de Morsenne, il avait, non-seulement acquis et perfectionné ces excellentes manières qui faisaient de lui un homme de la meilleure compagnie, mais toujours profondément observateur, il avait remarqué et étudié dans ces grandes maisons les mille nuances délicates qui constituent l’art si difficile de recevoir ; en un mot, d’être agréable à tous, en mesurant pourtant à chacun la courtoisie, l’empressement ou la déférence, selon son rang ou sa position dans le monde.

Pour Ducormier, observer, c’était s’assimiler, s’approprier au besoin le fruit de ses observations. Aussi fit-il avec le meilleur goût les honneurs de son dîner, parfaitement secondé par sa femme, qui, possédée du désir de jouer la grande dame et servie par un tact presque aussi fin que celui de son mari, remplissait à merveille le rôle dont elle s’était éprise.

Anatole employa toutes les séductions, toute la grâce de son esprit et de son adroite flatterie à charmer le prince qu’il recevait, sans pour cela sacrifier les convives moins illustres que la royale altesse aussi, vers la fin du dîner, le prince, placé à la droite de madame Ducormier, lui dit-il à demi-voix, en souriant :

— Savez-vous, madame la comtesse, que M. le ministre fait mieux que représenter la France ? il la fait aimer.

À ces mots du prince le dialogue suivant s’engagea :

LA COMTESSE DUCORMIER.

Il est facile de se faire aimer monseigneur, lorsqu’on a le bonheur de s’adresser à des cœurs aussi bienveillants et aussi généreux que celui de Votre Altesse Royale.

LE PRINCE ROYAL.

Généreux ? non pas, madame la comtesse. Je suis, au contraire, à cette heure, possédé d’un très vilain défaut.

LA COMTESSE DUCORMIER.

Et lequel, monseigneur ?

LE PRINCE ROYAL.

Hélas ! madame, je suis envieux.

LA COMTESSE DUCORMIER.

Envieux, vous, monseigneur ? Que Votre Altesse Royale me permette de le lui dire, mais, en vérité, cela ne lui est pas permis.

LE PRINCE ROYAL.

Cela est pourtant la vérité, madame. Heureusement pour moi, ce qui me rend peut-être un peu moins coupable ! c’est que je n’envie pas tout à fait pour mon compte, mais pour celui de mon gouvernement.

LA COMTESSE DUCORMIER.

Et qui enviez-vous, monseigneur ?

LE PRINCE ROYAL.

J’envie mon excellent cousin de Bade, auprès de qui M. le comte votre mari est accrédité. (S’adressant à Ducormier qui avait à sa droite la princesse de Lowestein et à sa gauche la jeune et belle duchesse de Spinola, et qui s’entretenait tour à tour avec elles.) Monsieur le comte, j’avais l’honneur d’entretenir madame la comtesse de l’embarras où je me trouve ; j’envie à mon cousin de Bade certaine bonne fortune, et cependant, comme il est de mes amis, il m’en coûterait beaucoup de lui voir perdre ce que je lui envie.

DUCORMIER (souriant).

Une bonne fortune monseigneur ? En pareille occasion, celui qui envie ardemment est bien près de posséder ; car pour les cœurs sincèrement épris, vouloir c’est pouvoir.

LA DUCHESSE DE SPINOLA (riant).

Je suis sûre, monsieur le comte, que Son Altesse Royale proteste contre cette affreuse théorie. Si elle était vraie, que deviendrait la vertu ?


DUCORMIER (à la duchesse et la regardant).

Mais la vertu resterait ce qu’elle est, imposante et charmante, madame la duchesse ; seulement, monseigneur me pardonnera de ne pas attendre sa réponse, et me permettra de compléter ma pensée, qui est celle-ci, madame la duchesse : je crois que souvent en amour, si l’on ne réussit pas, c’est que l’on n’aime pas assez sincèrement.

LE PRINCE ROYAL (souriant).

Je n’ose vous dire, madame la duchesse, si je partage ou non cette affreuse théorie (S’adressant gaîment à Ducormier.) — Mais vous vous êtes mépris sur ma pensée, monsieur le comte. Ce que j’envie à mon cousin de Bade n’a aucun rapport avec la galanterie, car il est, n’est-ce pas, toutes sortes de bonnes fortunes ?


DUCORMIER.

Oui, monseigneur. Ainsi, par exemple, la présence de Votre Altesse Royale au milieu de nous ; ainsi encore pour madame Ducormier et pour moi, l’honneur de recevoir les personnes que nous sommes si heureux de réunir ici, ce sont là d’excellentes bonnes fortunes. Mais Votre Altesse Royale me permettra-t-elle de lui demander ce qu’elle peut envier ?

LE PRINCE ROYAL.

Très certainement, monsieur le comte. Mon cousin de Bade a la bonne fortuné d’avoir, accrédité près de lui comme représentant d’une grande puissance, un ministre fort distingué, pour qui je ressens tant d’estime et de sympathie… que je voudrais le voir ambassadeur près de mon gouvernement. C’est vous avouer, monsieur le comte, que jugeant des regrets de mon cousin, s’il perd son ministre, par le désir que j’ai de lui enlever cet homme si distingué, je me trouve fort embarrassé, ainsi que j’avais l’honneur de le dire tout à l’heure à madame la comtesse.

DUCORMIER.

Il me semble, monseigneur, que le ministre dont veut bien parler Votre Altesse Royale, à la fois comblé des bontés de Son Altesse le grand-duc de Bade et honoré de votre intérêt, monseigneur, n’aura, lui, que l’embarras du dévoûment ou de la reconnaissance, qu’il s’agisse d’un avenir qu’il doit oser à peine espérer, ou du présent qui dépasse tous ses vœux.

LE PRINCE ROYAL (avec bienveillance).

En effet, monsieur le comte, je crois comme vous que la personne dont nous parlons saura suffire à tout, être agréable à tous. Mais pardon mesdames, de parler ainsi devant vous en énigmes… bien que celle-ci soit, je pense, assez facile à deviner.

LA DUCHESSE DE SPINOLA (regardant Ducormier avec un gracieux sourire).

En effet, monseigneur. Et si je ne me trompe, le mot de cette énigme pourrait bien être… mérite et modestie.

LE PRINCE ROYAL (regardant Ducormier).

Il est impossible de deviner plus juste, madame la duchesse.

LE FELD-MARÉCHAL PRINCE DE ROTTEMBERG.

La modestie ! quelle chose rare de nos jours, où le dernier étudiant de nos universités d’Allemagne s’érige en réformateur de l’État.

LE MARQUIS PALLAVICINI.

Et dans notre pauvre Italie, où le moindre bavard d’avocat s’imagine de jouer à l’homme politique !

LE DUC DE CIUDAD-RODRIGO.

Ah ! mon cher marquis, les avocats espagnols valent au moins comme peste les avocats italiens !

LE MARQUIS DE MONLAVILLE

Pardon, messieurs ; mais à ce point de vue, nos radicaux français ne le cèdent à personne.

DUCORMIER.

Jamais, en effet, plus insupportables bavards n’ont mis plus de mauvaise foi et de mauvaises paroles au service des plus mauvaises passions. Envieux et impuissants, Violents et mal élevés, ils se figurent, parce qu’ils couchent dans des mansardes, dînent à quinze sous le cachet, ont des bottes crottées et les mains sales (pardon, mesdames, c’est l’histoire naturelle de l’espèce), ils se croient en droit de blasphémer ce qui a été vénéré depuis des siècles ! d’attaquer, d’injurier la royauté, la religion, la famille, la propriété, l’aristocratie ! L’aristocratie, ces classes d’élite, qui représentent les nations dans leur plus brillante essence. L’aristocratie cette glorieuse histoire vivante des illustrations des grands peuples !! La religion, ce frein salutaire, seul assez puissant pour dompter la populace et la conduire soumise et résignée, de son berceau à sa tombe, à travers d’inévitables misères !  ! La royauté, ce magnifique couronnement de tout gouvernement stable ; l’admirable clef de voûte de toute nation civilisée. Oui, messieurs, vous avez raison ; en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France, un tas de gens de rien, jaloux et haineux, s’agitent dans les bas-fonds de la société, tâchent d’ameuter une stupide et sauvage populace contre les rois, contre les aristocraties, contre les prêtres ! Mais ces coureurs de popularité n’inspirent que dégoût et pitié aux hommes sérieux de tous les pays. Seulement, lorsque ces bavards deviennent par trop insolents, on vous les coffre bel et bien sous les verrous, et là, ils réfléchissent à loisir aux inconvénients de ce beau rôle de révolutionnaire, intéressante catégorie de dupes ou de fripons.

LE PRINCE ROYAL.

Ah ! monsieur le comte, puissent les gouvernants de votre pays, ces illustres hommes d’État dont vous avez si justement la sympathie et dont vous parlez si bien le langage ferme et sensé, enrayer le char de la France sur la pente fatale des révolutions ! Il y va du salut de l’Europe, des rois et de ces brillantes aristocraties que vous appréciez si noblement et auxquelles vous êtes digne d’appartenir.


DUCORMIER.

Je leur appartiens du moins, monseigneur, par mon admiration pour leurs rares vertus, par mon respect pour leurs droits sacrés, par mon dévoûment à leur glorieuse cause. Mais, que Votre Altesse Royale me permette de le lui dire, je ne partage pas ses craintes au sujet d’une poignée de mauvais drôles, jaloux et affames. Ces bavards-là ne sont pas faits, Dieu merci ! pour épouvanter l’Europe. Ce sont de ces espèces très criardes, mais encore plus couardes, que l’on fait prestement regrimper dans leurs mansardes ou se cacher dans leurs tanières à grands coups d’étrivières. Non, non, que chaque État ait, pour la populace des villes, une police active et Impitoyable, appuyée par de bons bataillons, par de bons escadrons ; et pour la populace des campagnes des prêtres intelligents, tout dévoués à l’aristocratie ; alors, je défie les agitateurs, les révolutionnaires d’Europe d’oser bouger de leurs trous, à moins que ce ne soit pour être pendus haut et court, comme en Gallicie. Malheureusement les potences n’étaient pas assez hautes. Il aurait fallu que ces redoutables planètes de l’ordre fussent visibles de tous les bouges révolutionnaires de l’Europe, car, à défaut de croyance, les agitateurs ont une horreur d’instinct pour la potence.

LE FELD-MARÉCHAL DE ROTTEMBERG (riant aux éclats).

Ce que dit M. le comte est parfaitement juste… Dans la dernière révolte de Gallicie, l’on n’imagine pas comme ces misérables-là regimbaient à l’idée de la potence ! À les en croire, il eût fallu les fusiller ; mais nos braves Croates gardaient leur plomb pour de plus dignes sujets !

LE PRINCE DE LOWESTEIN.

Je partage tout-à-fait les hautes et excellentes idées politiques de M. le comte Ducormier. Aussi, entrant dans ses vues, je dirai, parodiant le célèbre mot de l’infâme Danton : De la rigueur, de la rigueur, et toujours de la rigueur !

LE DUC DE CIUDAD-RODRIGO.

Puissiez-vous avoir raison, cher prince, car nous vivons dans des temps bien difficiles !…

LE MARQUIS PALLAVICINI.

La démoralisation fait d’effrayants progrès.

LORD BUMBERG.

Le nombre des crimes augmente d’une manière incroyable, et, selon moi, les tribunaux criminels sont le véritable thermomètre des mœurs des États.

DUCORMIER.

Ce que dit Votre Grâce est profondément vrai. Oui, milord, les tribunaux sont à bien dire, le critérium de la société

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

À propos de tribunaux criminels, Votre Altesse Royale a-t-elle entendu parler d’un terrible procès qui en ce moment occupe tout Paris ?

LE PRINCE ROYAL.

Non, madame la princesse. Il s’agit sans doute de l’un de ces crimes effrayants dont parlait tout-à-l’heure lord Bumberg.

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Oui, monseigneur. Le baron de Spor, que j’ai vu ce matin, et qui arrivé de Paris, m’a dit que le triste mais puissant intérêt qui s’est jadis attaché aux fameux procès de M. de Laroncière et de madame Lafarge entre autres, ne serait rien auprès de la curiosité mêlée de terreur que doit inspirer celui-ci. Les débats ont dû commencer avant-hier, à ce que m’a dit M. de Spor, et il a eu l’excellente idée de me faire adresser ici un journal judiciaire de Paris, appelé l’Observateur des Tribunaux qui rendra compte du procès jour par jour.

LA BARONNE DE LUCENAY.

Ayant quitté la France depuis quelque temps, madame de Monlaville et moi, nous entendons pour la première fois parler de ce procès.

DUCORMIER.

Et quels sont les faits dont il s’agit ? Le sait-on, madame la princesse ?

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

M. de Spor ne m’a que très imparfaitement renseignée, monsieur le comte. Je sais seulement que la victime appartient à l’une des plus grandes maisons de France, une jeune femme d’une rare beauté.

LE PRINCE ROYAL.

La victime ! Mais c’est donc un assassinat ?

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Oui, monseigneur, un horrible empoisonnement.


LA COMTESSE DUCORMIER.

Ah ! c’est affreux ! Et cette malheureuse jeune femme a donc succombé, madame la princesse ?

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

D’après ce que m’a dit M. de Spor, elle est dans un état désespéré.

DUCORMIER.

Et l’auteur de ce crime odieux, le connaît-on, madame ?

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Toujours d’aprés M. de Spor, on accuse de ce forfait deux femmes, deux monstres d’hypocrisie et de scélératesse.

LE PRINCE ROYAL.

Des femmes commettre un pareil crime ! Ah ! vous avez raison, madame, c’est doublement horrible. Ce sera là un de ces procès, tristement célèbres qui excitent à la fois la terreur et la curiosité. Et les débats, dites-vous, madame, ont dû commencer avant-hier ? Avec quel intérêt ils ont dû être suivis.

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Si Votre Altesse Royale voulait mêle permettre, je serais trop heureuse de mettre à sa disposition, aussitôt que je l’aurai reçu, le journal qui arrivera demain matin, et dans lequel se trouvera la première séance de ce procès.

LE PRINCE ROYAL.

Mille grâces de votre Obligeance, madame la princesse ; je ne veux pas en abuser ; seulement comme nous tous buveurs d’eau, qui sommes ici, nous nous réunissons habituellement, le matin au Pavillon de la Source, nous vous serions très obligés, madame, si, en venant au Pavillon, vous preniez la peine d’apporter ce journal ; quelqu’un le lirait à haute voix, et tous nous assisterions, pour ainsi dire, à la première séance du procès, séance toujours si intéressante, en cela qu’elle contient, je crois, l’acte d’accusation, où tous les faits sont racontés.

La proposition du prince, qui satisfaisait la vive curiosité des convives de Ducormier, fut accueillie à merveille, et l’on quitta la table en se donnant rendez-vous pour le lendemain, dans l’un des salons du Pavillon de la Source, où les habitués des eaux de Bade se réunissaient le matin.