La Bonne aventure (Sue)/5/I

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-38).
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I

À la fin de la journée de châsse dont nous avons parlé, Anatole Ducormier, conduisant la calèche dans laquelle sa femme se trouvait alors seule, rentrait à l’hôtel du ministre de France à Bade, élégante et splendide résidence ; des gens d’écurie vinrent se mettre à la tête des chevaux, et reconduisirent aux communs la voiture dont madame Ducormier descendit en s’appuyant sur le bras de son mari. Plusieurs valets de pied en grande livrée, portant sur leurs boutons les armoiries de M. Ducormier, surmontées d’une couronne de comte, formèrent la haie sur le passage de leur maître ; des valets de chambre en noir, réunis dans un salon d’attente, se levèrent aussi respectueusement à l’approche d’Anatole ; celui-ci, s’arrêtant alors, dit à l’un de ses serviteurs :

— Où est Robert ?

(Robert était le maître d’hôtel de M. le ministre de France.)

— Monsieur le comte, Robert est dans la salle à manger.

— Faites-le venir.

— Robert parut. Anatole lui dit :

— Recommandez bien à Richard (Richard était le chef des cuisines de M. le ministre de France)> recommandez bien à Richard de veiller avec le plus grand soin au dîner, et d’être prêt à servir à sept heures très précises ; c’est l’heure à laquelle se met ordinairement à table monseigneur le prince royal de P***.

Le maître d’hôtel s’inclina.

— N’oubliez pas surtout, — reprit Ducormier, de placer un sucrier à côté de la carafe d’eau glacée de Son Altesse Royale, qui ne boit que de l’eau sucrée.

— Je n’avais pas oublié les ordres de monsieur le comte, — répondit le maître d’hôtel, — je viens de placer moi-même le sucrier.

Ces recommandations données, Anatole entra avec sa femme dans un salon voisin ; dès qu’elle fut seule avec son mari, madame Ducormier lui dit :

— Il n’est que cinq heures et demie ; veuillez vous habiller le plus promptement possible pour le dîner ; vous viendrez me retrouver au salon, j’ai à causer longuement et sérieusement avec vous, monsieur, avant l’arrivée du prince.

Ces mots furent prononcés par madame Ducormier d’un ton si impérieux, si sec, qu’Anatole resta ébahi ; jamais jusqu’alors sa femme ne lui avait ainsi parlé ; il allait lui en témoigner son étonnement, mais madame Ducormier ne lui laissa pas le temps de répondre et disparut.

Environ une heure après cet incident, madame la comtesse Ducormier, en toilette de soirée à la fois élégante et simple, et surtout seyant parfaitement à son âge, attendait son mari chez elle. C’était une femme pâle et brune de quarante ans environ, d’une taille mince et d’une tournure distinguée ; ses traits conservaient les traces d’une ancienne beauté ; ses bandeaux de cheveux, d’un noir de jais, cachaient à demi son front saillant ; l’expression de sa physionomie était alors soucieuse et amère ; le battement parfois fréquent de son petit pied annonçait autant d’impatience que d’irritation contenue.

Bientôt Ducormier entra dans le salon ; il venait de s’habiller pour le soir avec goût et recherche ; une chaînette d’or, passée d’une boutonnière à l’autre ; de l’un des revers de son habit, tenait suspendus les insignes de plusieurs ordres ; de plus, il portait au cou un large ruban bleu, à liserés blancs, soutenant une grande croix d’or à cinq pointes, émaillée de rouge et surmontée d’une couronne.

Anatole s’avança vers sa femme l’air dégagé, souriant, et, lui prenant la main pour la baiser, lui dit :

— Me voici à vos ordres, ma chère Josépha.

Mais madame Ducormier, retirant vivement sa main de celle d’Anatole, lui montra un fauteuil et lui dit sèchement :

— Asseyez-vous, monsieur, et causons.

— Soit, causons, ma chère, répondit Ducormier en s’asseyant avec une indifférence affectée, mais tâchant de lire au plus profond du cœur de sa femme, qui, nous l’avons dit, ne lui avait jamais jusqu’alors parlé de ce ton impérieux et fâché.

— Monsieur, — reprit Josépha après un moment de silence, ni vous ni moi n’avons, vous le savez, fait un mariage d’amour.

— Dieu merci ! ma chère ; c’est une garantie de plus pour le repos et le bonheur de notre vie.

— Je l’ai cru, monsieur… Mais aujourd’hui, je crains de m’être trompée.

— De vous être trompée ! Comment cela, ma chère ?

— Monsieur, lorsque je vous ai connu à Naples, j’étais sur le point de me marier avec un de vos compatriotes, M. le duc de Villemur…

— Mariage d’orgueil. Votre unique but était de vous entendre appeler madame la duchesse.

— C’est la vérité. Je ne vous l’ai pas cachée, Mais comme vous êtes très pénétrant, monsieur, cinq ou six jours après, vous vous êtes fait présenter chez moi ; vous m’avez dit ceci, rappelez-vous-le bien : — « Madame, vous êtes dévorée d’ambition ; veuve d’un des plus riches banquiers de Naples, jusqu’ici les honneurs de la cour, l’entrée des salons de l’aristocratie, ont eu pour vous l’irrésistible attrait du fruit défendu. »

Ducormier, très surpris de cet appel a ses souvenirs, et ne voyant pas encore où tendait sa femme, reprit :

— Permettez-moi de vous aider, ma chère Josépha, dans cette revue du passé, puisqu’elle semble en ce moment avoir pour vous quelque intérêt : Oui, je vous ai dit cela, et j’ai même ajouté : « Vous voulez, madame, épouser le duc de Villemur pour être duchesse et vous voir enfin admise dans ce monde où vous brûlez de prendre place. Agissez-vous sagement, au point de vue de votre vanité ? Je ne le crois pas. Voici pourquoi : le duc de Villemur est stupide, vous l’avouez sans peine ; il s’est, de plus, ruiné le plus sottement du monde ; il n’a donc que son nom à vous offrir. Vous serez duchesse, soit ! mais ce titre vous donnera-t-il la moindre consistance personnelle ? Non. Ces vives jouissances d’orgueil après lesquelles vous soupirez, ce titre vous les procurera-t-il ? Pas davantage. Loin de là, vous ne trouverez dans ce mariage qu’humiliations et déceptions ; humiliations, car la complète nullité de votre mari l’empêchera toujours de vous faire accepter et respecter comme devrait l’être la femme qui porte son nom ; déceptions, parce que le duc de Villemur, qui n’est bon et apte à rien, mangera probablement votre grande fortune aussi sottement qu’il a mangé la sienne. De sorte qu’au lieu de trouver auprès de lui la satisfaction de votre immense vanité, vous ne trouverez que ruine, ridicule et déconsidération. » Vous ai-je ainsi parlé, oui ou non, ma chère Josépha.

— Telles ont été, en effet, vos paroles, monsieur ; mais il m’importe de vous rappeler aussi que vous avez ajouté : « Ce que vous voulez, n’est-ce pas, madame, c’est une position qui vous assure vos entrées à la cour, aux ambassades, dans le grand monde, ces paradis enviés de toutes les bourgeoises ? Voulez-vous être admise dans la meilleure et la plus haute compagnie, non par tolérance, ou même par bienveillance, mais, ce qui vaut mieux, de par le droit que vous donnera votre mariage ; voulez-vous, en un mot, connaître toutes les jouissances de l’orgueil ? Épousez-moi ; oui, madame, épousez-moi ; unissons mon savoir-faire à votre grande fortune, et aussitôt mariés je vous présente à la cour du roi de Naples, selon mon droit de secrétaire d’ambassade. Avant six mois, grâce à vos grands biens, à mon intelligence, et à la puissante protection de mon vénéré protecteur, le prince de Morsenne, vous êtes comtesse ; avant un an, femme d’un ministre de France dans une cour d’Allemagne ou d’Italie, dans deux ou trois ans femme d’un ambassadeur, et plus tard, qui sait, peut-être la femme d’un ministre des affaires étrangères, président du conseil. » — Telles ont été vos paroles, monsieur, — continua madame Ducormier. Votre audacieuse assurance, votre incroyable confiance en vous devaient me paraître insensées, il n’en fut rien. J’ai souvent un instinct très juste des situations et des caractères ; aussi, je vous ai cru, j’ai rompu le mariage projeté. Six semaines après notre première entrevue, nous étions mariés.

— Eh bien ! ma chère Josépha, avez-vous eu tort de me croire ? N’êtes-vous pas comtesse, femme du ministre de France à Baden, et si parfaitement considérée, qu’aujourd’hui même monseigneur le prince royal de P*** vient dîner chez vous ? Voyons, franchement, croyez-vous que votre imbécille de duc de Villemur vous eût donné cette position ? Ne suis-je pas en outre si ménager de notre fortune que, tout en ayant la meilleure maison de Bade, nous sommes encore loin de dépenser nos revenus ? En vérité, ma chère, cet appel au passé, dont je ne comprends pas le but, devrait du moins vous dérider, car il vous prouve que j’ai religieusement accompli toutes mes promesses ; aussi, je suis de plus en plus surpris de cet accueil si étrange, si nouveau pour moi.

— Ce qui est non moins étrange, non moins nouveau pour moi, monsieur, c’est de me voir avilie, ridiculisée, après avoir été partout justement considérée.

— Avilie, ridiculisée, vous ! reprit Ducormier. — Que je meure si je comprends un mot à ceci !

Madame Ducormier sourit avec amertume, et reprit d’un ton glacial :

— Vous êtes, monsieur, un homme d’une si rare habileté, que vos succès diplomatiques ne m’étonnent pas ; ainsi, tout autre que vous, surtout doué comme vous l’êtes, c’est-à-dire jeune, spirituel, aimable et d’une charmante figure ; tout autre que vous, dis-je, songeant à m’épouser pour mes richesses, eût commis la faute irréparable d’essayer de me séduire en simulant un amour passionné, sachant que les femmes de mon âge se laissent presque toujours prendre à ce faux-semblant. Vous étiez trop merveilleusement fin pour faire une pareille école ; votre pénétration est grande, et vous avez deviné que l’aveu de votre amour, à vous homme de vingt-six ans, pour une femme de quarante ans, m’eût fait pitié, et que vous auriez été à jamais perdu à mes yeux ; aussi, avec une hardiesse et une sûreté de jugement qui m’ont donné la mesure de votre valeur réelle, m’avez-vous dit : « Vous êtes, madame, orgueilleuse et riche, je suis pauvre et ambitieux, marions-nous, et nous satisferons largement, vous, à votre orgueil, moi, à mon ambition. »

— Eh bien, encore une fois, votre orgueil et mon ambition n’ont-ils pas été largement satisfaits ? s’écria Ducormier. — N’allez-vous pas me reprocher maintenant d’avoir deviné que vous étiez une femme de trop de bon sens, de trop d’esprit pour vous laisser prendre : à des soupirs amoureux… De grâce, ma chère, encore une fois où voulez-vous en venir : avec cette évocation du passé ?

— Je vous rappelle le passé, monsieur, parce qu’il contraste cruellement avec le présent. Une dernière citation, la plus importante de toutes, vous le prouvera.

— Voyons cette citation, ma chère.

— Lorsque nous parlions de nos projets de mariage, ne m’avez-vous pas dit : — « Je vais aborder, madame, la plus délicate de toutes les questions avec ma franchise ordinaire ; ma jeunesse doit vous inspirer des craintes ; vous devez vous dire : À son âge, mon mari aura des maîtresses le scandale s’en suivra, et moi qui aurai cherché dans cette union des jouissances d’orgueil et d’amour-propre, je n’y trouverai qu’humiliation et ridicule… »

Certes, ma chère Josépha, je vous ai parlé ainsi ; mais n’ai-je pas ajouté que jeune encore, mais ayant aimé de très bonne heure et beaucoup aimé, j’étais complètement blasé sur les amourettes ; que pour ces plaisirs-là, j’avais cinquante ans, n’ayant plus au monde qu’une seule passion qui nous était commune : une orgueilleuse ambition ? En un mot, ne vous ai-je pas juré que vous ne jamais connaîtriez la pénible position d’une femme dont le mari fait scandale par ses liaisons compromettantes ? Eh bien ! franchement, ai-je manqué à ma parole ? ai-je commis la moindre légèreté, la moindre inconséquence ? Et en cela ma chère, je jure Dieu que je ne vous fais pas le moindre sacrifice.

Madame Ducormier regarda fixement Anatole puis lui dit :

— Et la comtesse Mimeska ?

— La comtesse ! — s’écria Ducormier d’un air profondément surpris ; — vous seriez jalouse de la comtesse !

— Je croyais, monsieur, vous avoir donné jusqu’ici assez de preuves de mon bon sens pour n’être pas exposée à m’entendre dire qu’à mon âge je suis jalouse d’une jeune et charmante femme.

— Permettez, Josépha, je…

— Je ne suis jalouse que d’une chose, monsieur, de ma dignité, de mon amour-propre, si vous le préférez, — répondit madame Ducormier en interrompant Anatole. — Peu m’importe que vous ayez des maîtresses en secret ; mais je ne souffrirai pas, non, je ne souffrirai jamais que vous me fassiez jouer un rôle ridicule. Je ne permettrai pas surtout que vous compromettiez, que vous perdiez peut-être notre position par des inconvénients déplorables. Vous êtes ministre de France auprès de cette cour un peu rigoriste ; vous êtes par conséquent tenu à une grande réserve. Il est donc du plus mauvais goût, et, je vous le répète, il est surtout du plus grand danger pour votre avenir diplomatique, d’afficher publiquement vos prétentions aux bonnes grâces de la comtesse Mimeska, comme vous l’avez fait aujourd’hui ; oui, monsieur, car lorsque nous sommes descendus de voiture au pavillon de la forêt pour ce goûter de chasse, vos empressements affectés pour la comtesse, vos chuchotements continuels avec elle, ont presque fait scandale… En un mot, monsieur, la mesure est comble, dépassée ; aussi il m’est impossible de garder plus longtemps le silence.

Ducormier, après avoir voulu, mais en vain, interrompre sa femme, la laissa parler ; puis il reprit en souriant et tendant la main à Josepha :

— Ma chère amie, j’ai eu tort, je l’avoue.

— Cet aveu ne répare rien, monsieur.

— Permettez, ma chère, je n’ai pas eu le tort que vous me supposez, mais un autre que vous ne soupçonnez pas.

— Expliquez-vous alors.

— Plus d’une fois, n’est-ce pas, ma chère Josépha, dans nos rêves d’ambition, en parlant du succès de mes efforts pour capter la bienveillance du prince royal, nous avons songé que ce serait pour nous un coup de fortune inespérée que d’obtenir peut-être prochainement l’ambassade de P*** ?

— En effet, monsieur, c’eût été là un beau rêve ; vous aviez manœuvré avec votre habileté ordinaire afin de circonvenir le prince royal ; vous aviez réussi ; il vous témoigne le plus vif intérêt, et c’est dans une occurrence si favorable que vous risquez de compromettre l’avenir par vos extravagances ? Tenez, monsieur, je vous ai cru longtemps un homme d’une trempe peu commune, c’était une erreur ; vous savez mieux que personne ruser ; flatter, séduire, mais vous manquerez toujours de cette inflexibilité de conduite qui seule mène aux grandes choses de l’ambition.

Ducormier sourit d’un air de doute et reprit :

— Je vous ai avoué un tort que j’ai eu envers vous, ma chère Josépha, ce tort le voici : Je vous ai caché le véritable, le seul but de mes assiduités près la comtesse Mimeska.

— Je suis peu crédule, monsieur.

— Croyez à la vérité, rien de plus. Savez-vous, ma chère, quel était depuis longtemps l’amant de la comtesse Mimeska, lorsqu’elle a quitté Vienne il y a un mois ?

— Je me suis, monsieur, peu inquiétée des amants de la comtesse.

— Heureusement ma chère, j’ai été plus curieux que vous. Or, l’amant de madame Mimeska était le baron de Herder, l’âme damnée du prince de Metternich, son confident intime, très souvent même son conseiller.

— Et que me fait cela, monsieur ?

— Cela fait, ma chère, que la comtesse Mimeska peut, sans le savoir, nous ouvrir à deux battants la porte de l’ambassade de France à B***.

— Ceci, monsieur, est probablement une plaisanterie.

— Je ne plaisante jamais avec l’ambition, ma Chère. En deux mots, voici l’histoire : Le cabinet de B*** a le plus grand intérêt à savoir la secrète et véritable résolution de l’Autriche, au sujet de certaines éventualités relatives aux duchés de Schleswig. Plus d’une fois, le prince royal m’a entretenu de cette affaire, regrettant beaucoup les vaines tenatives de la diplomatie de son pays pour pénétrer la pensée du prince de Metternich à l’endroit de ces duchés. Évidemment sa pensée est connue de son conseiller habituel, le baron de Herder. Celui-ci doit arriver sous très peu de jours à Bade pour y rejoindre la comtesse Mimeska dont il est fou, dont il est idolâtre, à qui enfin il dit tout, même les affaires d’État les plus délicates. Comprenez-vous maintenant ?

— En admettant, monsieur, que ceci ne soit pas une fable destinée à donner un prétexte à vos assiduités auprès de madame Mimeska ; je trouve que rien n’est plus absurde que de compromettre si évidemment la comtesse, au moment où M. de Herder va arriver à Bade. Est-il, en un mot, rien de plus maladroit que d’exciter la jalousie, la colère des gens, alors que l’on a besoin de tout son empire sur eux pour en tirer quelque secret important ? Car si vous dites vrai, monsieur, c’est là, j’imagine, le rôle que madame Mimeska doit jouer pour vous servir auprès du baron de Herder ?

— Précisément, ma chère ; seulement : Comme on connaît lesbaronson les honore.

La comtesse sait son M. de Herder sur le bout du doigt ; aussi voici ce qui est arrivé : Instruit de sa liaison avec M. de Herder, et des conséquences que cette liaison pouvait avoir pour mes projets, j’ai recherché la comtesse, vous priant même de l’accueillir chez vous avec une distinction particulière…

— Ce que j’ai la naïveté de faire, monsieur.

— En cette occasion, ma chère, cette naïveté-là était le comble de l’adresse ; vous allez en juger : Il y a quinze jours, ici, dans votre salon, je tâchais d’amener madame Mimeska à certaines confidences sur M. de Herder ; voici ce qu’elle m’a répondu : « Mon cher comte, vous voulez savoir quelque chose de moi sur une affaire diplomatique qui vous intéresse ; si je puis, je vous renseignerai ; mais service pour service : faites-moi la cour et compromettez-moi le plus possible jusqu’à l’arrivée du baron de Herder. »

— Et vous me croyez assez sotte, monsieur, — s’écria madame Ducormier, — pour ajouter foi à une pareille fable ?

— Je vous crois, ma chère, une femme d’infiniment d’esprit, et pour vous le prouver, je continue : La comtesse, malgré son air étourdi et ses manières évaporées, est une petite femme de beaucoup de tête, de beaucoup de bon sens, et fine comme l’ambre. Voici le raisonnement qu’elle m’a fait, vous en reconnaîtrez la justesse, je dirai même la profondeur ; seulement, vous m’excuserez, ma chère, de répéter des choses si embarrassantes pour ma modestie.

— Voyons, monsieur, — reprit madame Ducormier, cédant malgré elle à l’accent de sincérité d’Anatole, — voyons le profond raisonnement, de madame Mimeska !

— Le voici, ma chère ; — « M. de Herder m’aime passionnément, et sa passion augmente de jour en jour, » — m’a dit cette singulière petite femme. — « Savez-vous pourquoi, mon cher comte ? Parce que j’ai toujours trouvé moyen de paraître lui faire les sacrifices les plus flatteurs pour sa vanité. Le baron est un de ces hommes blasés qui n’aiment une femme qu’en proportion de l’impression, de l’effet qu’elle produit sur autrui. En un mot, leur amour-propre s’exalte et triomphe d’autant plus, que leur maîtresse est courtisée, recherchée, admirée, désirée davantage par des rivaux redoutables c’est-à-dire charmants, mais qui, bien entendu, doivent être rebutés et sacrifiés ; or, mon cher comte, je ne vois ici personne de plus aimable et de mieux posé que vous à offrir à ce cher baron, en manière d’holocauste, lors de sa prochaine arrivée ; faites-moi donc une cour compromettante, enragée ; M. de Herder en sera instruit (il a des amis partout), il hâtera sa venue, et me voyant alors vous délaisser pour lui, sa passion deviendra du délire, car, entre nous, jamais de sa vie il n’aura joui d’un pareil succès, les sacrifiés de votre sorte étant rares, mon cher comte ; mon empire sur M. de Herder redoublera, et rien ne me sera plus facile alors que d’obtenir de lui la confidence dont vous ayez ; besoin, car plus d’une fois il m’a spontanément confié les affaires politiques les plus graves. Voyez, mon cher comte, si l’arrangement vous convient. » J’ai donc accepté l’arrangement, — continua Ducormier en souriant. — Madame Mimeska est d’ailleurs si loyale à sa manière, qu’en interrogeant minutieusement ses souvenirs au sujet de plusieurs de ses entretiens avec le baron, j’ai déjà quelques précieuses données. Maintenant, si la comtesse, comme je n’en doute pas, tient sa parole à l’arrivée de M. de Herder, et tire adroitement de lui le secret qu’il me faut, je le livre aussitôt au prince royal. Jugez alors, ma chère, dans quelle excellente position cela nous met auprès de S. A. R. ; quel espoir nous pouvons fonder sur ces paroles du prince plus d’une fois répétées : « Il faut espérer, monsieur le comte, que nous nous reverrons quelque jour à B***. » Or, un ambassadeur spécialement désigné, et désiré par la cour auprès de laquelle il doit résider a de grandes chances d’être accrédité près d’elle. Eh bien ! ma chère Josépha, avais-je tort de vous dire que peut-être la comtesse ferait de vous une ambassadrice ? Ai-je enfin besoin d’ajouter que pour obtenir cette ambassade, j’aurai, d’un autre côté, de nouveau recours, à la toute-puissante influence de mon vénérable et excellent protecteur, M. le prince de Morsenne, dont l’appui ne m’a jamais manqué ? Plus d’une fois ne m’avez-vous pas dit : — « Vraiment, on croirait, Anatole, que vous avez un talisman pour tout obtenir de M. de Morsenne ! » Un mot encore, ma chère Josépha, — ajouta Ducormier en voyant qu’il avait peu à peu porté la conviction dans l’esprit de sa femme. — Franchement, pensez-vous que si j’avais voulu avoir madame Mimeska pour maîtresse, j’aurais été assez jeune pour lui faire si évidemment la cour ? Croyez-vous qu’elle-même, une fine mouche, et qui, pour mille raisons, tient beaucoup à M. de Herder, ne se fût pas entendue avec moi pour envelopper notre liaison de mystère, chose facile pour des gens aussi usagés que la comtesse et moi ?

Madame Ducormier allait répondre a son mari, en lui tendant la main en signe de confiance et de pardon, lorsqu’un valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça :

Monsieur le duc et madame la duchesse de Spinola.

Au regard et au demi-sourire que madame Ducormier adressa à son mari au moment où celui-ci allait au devant de ses convives, il était facile de voir qu’Anatole avait complètement rassuré et persuadé sa femme. En effet, il disait vrai, du moins quant au côté politique de sa convention avec la jolie comtesse. Quant à la question amoureuse, la maîtresse de M. de Herder semblait si usagée, comme disait Ducormier, et il était lui-même un tel modèle d’hypocrisie, de mensonge et de perversité, que de moins sceptiques que madame Ducormier auraient pu douter de la pureté des relations d’un pareil couple.

Le valet de chambre de la comtesse Ducormier annonça successivement :

Son Excellence le marquis de Pallavicini.

Monsieur le prince et madame la princesse de Lowenstein.

Sa Grâce l’amiral sir Charles Humphrey.

Monsieur le marquis et madame la marquise de Monlaville.

Son Excellence le duc de Villa-Rodrigo.

Monsieur le baron et madame la baronne de Lucenay.

Son excellence le feld-maréchal prince de Rottemberg.

Leurs Seigneuries lord et lady Bumberg.

Et enfin :

Monseigneur le prince royal.