La Bonne aventure (Sue)/3/V

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 129-154).
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V

À la vue du prince, qui, se détachant de la foule silencieuse, était venu se planter sur le seuil du grand salon, dont il semblait vouloir leur défendre l’accès, Bonaquet et sa femme échangèrent un demi-sourire et parcoururent paisiblement les quelques pas qui les séparaient encore de M. de Morsenne.

Celui-ci, se plaçant alors devant Jérôme, afin qu’il n’avançât pas davantage, lui dit d’un ton hautain et glacial, au milieu d’un silence profond, presque solennel :

— Monsieur… où allez-vous ? qui êtes-vous ?

— Jérôme Bonaquet, docteur en médecine, — répondit carrément notre homme, en regardant M. de Morsenne entre les deux yeux.

— Vous vous trompez de maison, monsieur, — reprit le prince en redoublant de hauteur et devenant pourpre de colère, car l’assurance de Bonaquet l’exaspérait ; — l’on n’a pas demandé le médecin… Il n’y a pas de malades ici.

— Vous me paraissez pourtant, monsieur, être dans un état peu normal, — répondit Bonaquet avec un sang-froid imperturbable ; — votre pommette est colorée, votre œil injecté : il y a pléthore ; votre pouls doit battre quatre-vingt-dix pulsations à la minute, c’est beaucoup trop ; mais à qui ai-je l’honneur de parler, monsieur ?

Avant que le prince, suffoqué par la fermeté de Bonaquet et par sa réponse ironique, eût pu dire un mot, Héloïse, avec autant d’aisance que si elle eût été dans son propre salon, dit à Jérôme en lui montrant le prince du regard :

— Mon ami, permettez-moi de vous présenter M. de Morsenne, mon cousin et le chef de ma famille.

Puis, profitant de l’immobilité du prince, de plus en plus confondu par le sang-froid et la présence d’esprit des nouveaux venus, Héloïse passa devant lui, entra dans le salon et alla droit à la princesse, en disant à haute voix à Jérôme.

— Je vais maintenant, mon ami, si vous le voulez bien, vous présenter à madame de Morsenne.

Et la jeune femme s’approcha de la princesse ; celle-ci se trouvait placée à côté de madame de Robersac et avait derrière elle le chevalier de Saint-Merry ; le reste de la réunion formait un demi cercle un peu en arrière de ces trois principaux personnages.

— Ma cousine, — dit alors Héloïse à la princesse, — je vous présente monsieur Bonaquet, mon mari…

Jérôme s’inclina, puis ayant entendu quelques murmures difficilement contenus, il se redressa et promena circulairement son ferme regard sur la réunion. Madame de Morsenne, non moins stupéfaite que son mari de l’assurance d’Héloïse, fut un moment dominée par cette dignité si calme, et reprit bientôt avec un dédain courroucé.

— Je répondrai à madame la marquise de Blainville… que…

— Pardon, ma cousine… vous voudrez bien répondre à madame Bonaquet, c’est le nom que j’ai l’honneur de porter, — dit Héloïse d’une voix douce et grave en interrompant la princesse.

Mais celle-ci répéta en élevant la voix :

— Je répondrai à madame la marquise de Blainville que je ne peux croire, que je ne veux pas croire, pour l’honneur de notre maison, que le prétendu mariage dont nous avons été informés soit réel ; c’est une déplorable mystification, rien de plus.

— Vous me dites, madame, — reprit Héloïse, — que mon mariage vous semble une mystification ! Me ferez-vous la grâce de m’apprendre pourquoi ?

— Mais c’est tout simple, madame, — reprit madame de Robersac avec un sourire amer et insolent, — l’on préfère croire à une mystification que d’avoir à rougir d’une honte !

Madame Bonaquet toisa madame de Robersac, et lui répondit avec une hauteur écrasante :

— Je ne permets pas à madame de Robersac de parler de honte. Si madame de Robersac savait ce que c’est que la honte, elle ne serait pas à cette heure dans ce salon, à côté de madame de Morsenne et de sa fille.

À cette sanglante allusion à sa liaison avec le prince, liaison affichée avec tant de cynisme, la baronne pâlit, se mordit les lèvres jusqu’au sang et fut atterrée.

Le prince, qui s’était rapproché du groupe, ressentit aussi vivement que madame de Robersac le juste châtiment qui venait de l’atteindre, et dit vivement à Héloïse :

— Madame, cette audace…

— Finissons, monsieur, — reprit d’un ton net Jérôme Bonaquet, dont la physionomie si énergiquement accentuée se révélait alors dans toute sa mâle expression ; — ne jouons pas davantage aux propos interrompus : on sait fort bien ici que madame est ma femme ; elle a accompli un devoir de famille en vous faisant part de notre mariage. À cette politesse, voulue par les simples convenances, vous avez répondu, monsieur, par une circulaire qui, ayant trait à madame et à moi, est le comble de l’insolence… ou de la sottise : choisissez !

— Monsieur, — s’écria le prince, — ce langage…

— Si le choix vous embarrasse, monsieur, reprit durement Jérôme, — priez quelque jeune membre de votre famille de choisir pour vous… Envoyez-le-moi… et nous causerons. Maintenant, monsieur, voici en deux mots pourquoi ma femme et moi nous sommes chez vous ce soir : Vous avez dit, vous avez écrit publiquement que mon mariage avec madame de Blainville était un déshonneur pour votre maison. À cette assertion, il faut des preuves. Ces preuves, je les veux, et je viens, monsieur, vous les demander en présence des personnes qui nous écoutent. Elles verront, je n’en doute pas, en ceci, la démarche d’un homme d’honneur. Maintenant, monsieur, répondez… J’attends.

Et Jérôme Bonaquet regarda le prince d’un air interrogant.

M. de Morsenne voulut le prendre de très haut et reprit dédaigneusement :

— Quand je choisis mon interlocuteur, je lui réponds, Monsieur… mais je ne réponds point au premier venu qui se permet de m’interroger de la sorte.

— Je me permettrai de vous faire observer, Monsieur, — reprit Bonaquet avec une affectation de parfaite urbanité, — qu’un homme bien élevé doit une réponse même au premier venu lorsque ce premier venu vient demander compte d’un outrage immérité. Vous allez donc, Monsieur, avoir sur l’heure la bonté d’articuler nettement, positivement, en quoi et pourquoi mon mariage avec madame de Blainville a pu déshonorer votre famille ; sinon, et j’en prends à témoin les personnes ici présentes, je regarde votre silence comme le désaveu formel d’un outrage dont vous reconnaissez l’injustice, et dont vous me faites ainsi humblement et silencieusement vos excuses. Ces excuses me suffiront, et ma femme et moi nous nous retirerons satisfaits.

— Des excuses, Monsieur ! — s’écria le prince indigné ; — des excuses, moi, jamais !!!

— Alors, Monsieur, articulez un fait contre moi, un seul… Allons… j’attends…

Le prince, troublé, resta muet et baissa les yeux devant le regard de Bonaquet.

Au bout de quelques moments d’un profond silence, le médecin reprit :

— Eh bien ! Monsieur ! rien encore ! Ce fait honteux, déshonorant, qui doit faire rougir votre famille de mon alliance ? — Ce fait, impossible de le trouver, n’est-ce pas ? Je comprends cela. Aussi, tenez, mon cher monsieur, — ajouta Bonaquet avec un sourire dédaigneux, — votre embarras me fait pitié ; pour en finir, je vais simplifier la question. L’énormité de mon mariage consiste-t-elle seulement, absolument, à vos yeux, en cela que ma femme était marquise… et moi médecin ?

— Eh ! Monsieur, — s’écria le prince, — que faut-il donc de plus qu’une pareille mésalliance pour…

Bonaquet l’interrompit en souriant et reprit :

— Ainsi, Monsieur, vous reconnaissez formellement, en présence des personnes qui nous entourent, n’avoir d’autre grief à me reprocher que d’être un pauvre diable de roturier, honnête, loyal, laborieux, intelligent, et qui a pour toute noblesse (pardonnez cette fatuité) quelque renom dans la science ? En un mot, Monsieur, il est entendu, il est convenu que vous me tenez pour un parfait galant homme, sauf l’inconvénient de mon manque absolu de naissance ? quoique, entre nous, — ajouta Jérôme en souriant, — il me semble pourtant parfois que je suis né… oui, j’ai l’impertinence de trouver que j’existe… Mais vous êtes, Monsieur, en ces matières, meilleur juge que moi. Je vous accorderai donc que je ne suis point né du tout, si vous m’accordez que je suis un homme d’honneur.

— Monsieur, — répondit le prince, ravi de sortir à ce prix d’un si cruel embarras, — je n’ai jamais songé à mettre votre honneur en question. Rien ne me donne le droit de supposer que vous ne soyez pas un très honnête, un très galant homme !

— Je n’en demande pas davantage, mon cher monsieur, — dit Bonaquet, — ni ma femme non plus…

— Et moi, je tiens à ajouter que non-seulement M. le docteur Bonaquet est un parfait galant homme, mais qu’il est doué d’une rare délicatesse, — dit soudain une voix émue.

Et le neveu de feu le marquis de Blainville, M. de Saint-Géran, sortit du cercle et continua du ton le plus élevé :

— Oui, car il faut que je répète encore ce que l’on ignore ou que l’on feint d’ignorer : c’est que, par un exemple de désintéressement peu commun, madame de Blainville, en se remariant, était convenue avec M. Bonaquet de renoncer à la fortune considérable dont elle était en possession par son premier mariage.

Puis, s’adressant à Héloïse avec un accent de profonde déférence, M. de Saint-Géran ajouta :

— Veuillez croire, Madame, qu’en disant ici très haut la noblesse, la générosité de votre conduite et de celle de M. Bonaquet envers moi, j’obéis moins encore à un sentiment de reconnaissance qu’au besoin de donner à l’homme si honorable que vous avez choisi un témoignage public de ma respectueuse estime.

— Bien, monsieur de Saint-Géran, — dit Héloïse en tendant la main au jeune homme ; — très bien ! je vous remercie.

Il y eut alors un nouveau et profond silence de quelques secondes.

Malgré leurs préjugés implacables, malgré leurs préventions enracinées, un grand nombre de témoins de cette scène ne purent s’empêcher de subir l’influence du caractère courageux et loyal de Bonaquet, et tout en persistant dans leur manière de voir à l’endroit de la monstrueuse mésalliance d’une marquise et d’un médecin, ils s’avouèrent, du moins, que M. et madame Bonaquet avaient fait preuve de convenance, d’à-propos et de fermeté dans cette délicate occurrence.

Le prince et la princesse, sentant tout ce que leur position avait de pénible, étaient au supplice.

Héloïse eut pitié d’eux et dit à madame de Morsenne, avec une dignité froide :

— Adieu, ma cousine ; la vie retirée à laquelle M. Bonaquet et moi nous nous consacrons par goût, m’aurait empêché de continuer nos anciennes relations de famille et de société, lors même que l’incident de ce soir ne les rendrait pas désormais impossibles pour nous ; j’emporte du moins la certitude que vous regrettez votre démarche irréfléchie, qui seule nous a amenés chez vous, ce soir, M. Bonaquet et moi.

Et faisant alors une demi-révérence pleine de noblesse et de grâce, Héloïse s’apprêtait à quitter le salon ; mais soudain la jeune duchesse de Beaupertuis, qui durant cette scène avait gardé le silence et paru en proie à des émotions diverses (dont aucune n’avait échappé à la pénétration de Ducormier), se détacha du cercle, et s’approchant de madame Bonaquet, lui dit d’un ton ému et pénétré :

— Je vous supplie, Madame, de ne pas quitter cette maison sans me pardonner un outrage dont je sens à cette heure la honteuse injustice, et dont je vous demande excuse, car c’est moi…

— Ma chère Diane, — reprit Héloïse avec son doux et fin sourire, en interrompant la duchesse, — M. Bonaquet vous dira que le seul défaut que nous ayons trouvé à votre circulaire était d’y voir figurer notre nom. Sauf cette erreur, nous n’aurions eu qu’à vous complimenter sur une idée qui, employée plus à propos, serait d’une dignité parfaite.

M. de Morsenne, désirant autant que possible réparer la grossièreté de son accueil envers les nouveaux mariés, dit à Héloïse d’un air contraint et formaliste, en la voyant sur le point de quitter le salon :

— Vous me permettrez, ma cousine, d’avoir l’honneur de vous offrir mon bras ?

— Je prendrai celui de M. de Saint-Géran, si vous voulez bien me le permettre, — répondit la jeune femme au prince, afin de lui faire sentir, par ce refus, qu’il ne suffisait pas d’un acte de politesse banale pour racheter une conduite outrageante.

Madame Bonaquet, se disposant à sortir du salon, chercha son mari du regard : elle le vit pâle, immobile, les traits empreints d’une douleur et d’une angoisse profondes.

— Mon ami, — lui dit-elle à demi-voix en prenant le bras de Saint-Géran, — venez-vous ?

Jérôme, rappelé à lui par la voix de sa femme, tressaillit et la suivit presque machinalement dans la longue galerie qui conduisait au premier salon.

— Mon Dieu, mon ami, qu’y a-t-il ? — lui dit tout bas Héloïse avec anxiété, — vous avez les larmes aux yeux.

— Il était là ! — répondit Jérôme d’une voix étouffée, — je l’ai aperçu se cachant dans cette foule, au lieu de venir à nous.

— De qui parlez-vous donc ?

— D’Anatole, — répondit Jérôme abattu.

— Lui, ici ! — dit Héloïse avec un accent de surprise et de dédain. — Et il est resté loin de vous ! Ah ! c’est lâche… bien lâche !

— Maintenant, — reprit Jérôme consterné, — tout espoir de le ramener est perdu. Après un tel abandon, sa présence me serait odieuse.

Et Jérôme marcha silencieux, accablé, à côté de sa femme.

M. de Saint-Géran, qui donnait le bras à Héloïse, avait, en homme bien élevé, paru ne prêter aucune attention aux quelques paroles précédentes échangées à voix basse entre Jérôme et sa femme.

Nos trois personnages arrivèrent alors dans le premier salon, au fond duquel se trouvait un magnifique paravent de laque de Coromandel, cachant une porte de dégagement.

Cette porte venait de s’ouvrir au moment où monsieur de Saint-Géran s’arrêtant, ainsi qu’Héloïse, à peu de distance du paravent, disait à la jeune femme :

— Madame, daignez m’accorder quelques instants, j’ai une grâce à vous demander.

— Parlez, je vous prie, monsieur de Saint-Géran, la loyauté de votre conduite de ce soir redouble encore mon estime pour vous.

— M. Bonaquet m’avait fait espérer qu’il serait mon interprète auprès de la mère de mademoiselle Duval. Le mariage dont nous avons parlé comblerait mes vœux. C’est à vous que je dois la pensée de cette union, madame… Achevez votre ouvrage, et je vous en aurai une éternelle reconnaissance…

— La mauvaise santé de madame Duval avait empêché mon mari de lui parler jusqu’ici de nos projets ; mais, grâce à Dieu, elle va beaucoup mieux, et je vous promets, monsieur de Saint-Géran, que M. Bonaquet s’occupera très prochainement de ce que vous désirez, il fera tout au monde pour réussir.

— Ah ! madame, s’il réussit, je vous devrai le bonheur de ma vie.

— Il ne dépendra pas de moi que vos vœux ne soient réalisés, pour le bonheur de madame Duval et pour le vôtre.

M. de Saint-Géran ayant été obligeamment demander le vieux domestique qui avait accompagné Héloïse, celui-ci fit avancer la voiture de remise que Jérôme avait louée pour ce soir-là, et les nouveaux mariés quittèrent l’hôtel de Morsenne.

Anatole Ducormier avait cédé à un remords de honte en voyant Jérôme et sa femme quitter avec tant de dignité cette réunion d’abord si hostile à leur égard. Connaissant déjà les êtres de l’hôtel, il était précipitamment sorti de l’un des salons par un corridor de dégagement qui aboutissait à la pièce d’entrée, où il espérait devancer Jérôme et sa femme et leur demander pardon de son indigne abandon ; mais madame Bonaquet causait avec M. de Saint-Géran au moment où Anatole, encore caché par le paravent qui masquait la porte dérobée, allait paraître ; aussi, n’osant pas aborder Jérôme en présence d’un étranger, Ducormier, restant invisible, entendit la promesse faite par Héloïse à M. de Saint-Géran au sujet de mademoiselle Duval.