La Bonne aventure (Sue)/3/VI

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 157-185).
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VI

Le lendemain du jour où Bonaquet et sa femme s’étaient si dignement présentés chez la princesse de Morsenne, Anatole Ducormier, après avoir travaillé dans la matinée avec le prince, se promenait pensif dans le vaste et superbe jardin de l’hôtel ; le froid s’était adouci, le soleil brillait comme aux beaux jours du printemps.

Anatole venait d’entrer dans une sorte de labyrinthe d’arbres verts, séculaires, touffus et ombreux, lorsqu’il entendit le sable de l’allée légèrement crier derrière lui ; il se retourna et se trouva en face de madame de Beaupertuis. Elle portait, avec sa grâce accoutumée, une élégante toilette du matin. Anatole salua respectueusement la jeune femme, et afin de ne pas gêner sa promenade, il se disposait à prendre une allée latérale, lorsque Diane de Beaupertuis lui dit avec hauteur et d’une voix impérieuse :

— Monsieur, un mot.

Ducormier s’arrêta, s’inclina et attendit.

— Monsieur, — reprit la duchesse, — je trouve très singulier de vous voir établi dans la maison de mon père.

— Je trouve aussi cela fort singulier, madame la duchesse.

— Depuis votre arrivée ici, monsieur, j’ai en vain cherché l’occasion de vous parler quelques instants sans témoins.

— Je suis à vos ordres, madame.

— Ce que j’ai à vous dire, monsieur, sera d’ailleurs très court et très simple : il ne me convient pas que vous habitiez ici, vous n’y resterez pas.

— Dès que le prince m’aura signifié mon congé, madame, j’obéirai.

— Il est parfaitement inutile de faire intervenir mon père en tout ceci, monsieur. Il est inimaginable qu’en vingt-quatre heures il se soit décidé à vous prendre pour secrétaire ; il a eu nécessairement pour cela des raisons, de graves raisons ; aussi, n’est-ce pas à lui que je m’adresserai pour obtenir votre départ de cette maison.

— Et à qui donc, madame ?

— À vous, monsieur.

— Et quel dommage vous cause ma présence ici, madame ?

— Monsieur, vous savez parfaitement que je suis la personne avec qui vous vous êtes longuement entretenu au bal de l’Opéra dans la nuit de jeudi.

— Et qui m’avait fait l’honneur de me donner pour cette nuit rendez-vous à ce même bal ?

— Oui, monsieur ; c’est précisément parce que j’ai eu avec vous l’entretien dont je vous parle, c’est précisément parce que je vous ai donné ce rendez-vous, qu’il ne me convient pas que vous demeuriez ici.

— Je suis assez malheureux, madame la duchesse, pour ne comprendre ni le sens ni le but de vos paroles ; pardonnez à mon défaut d’intelligence…

— Je vous engage, monsieur, dans l’intérêt de votre amour-propre, et vous en avez, je crois…

— Beaucoup, madame.

— Je vous engage donc à ne pas me forcer de m’expliquer plus clairement.

— Je sais tout entendre, madame.

— Peut-être, monsieur.

— Essayez, madame.

— Eh bien, monsieur, il ne me plaît pas que vous restiez ici, parce qu’il m’est particulièrement désagréable d’être exposée à rencontrer chaque jour un homme à qui j’ai parlé, et qui m’a répondu avec la licence que le masque autorise, lorsqu’il se fait que cet homme est aux gages de mon père.

— Le motif que vous me donnez là, madame, — répondit froidement Anatole, — est assez vraisemblable… mais il en est d’autres…

— Monsieur Ducormier se permet de douter de mes paroles ?

— Mon Dieu, madame, monsieur Ducormier est par habitude très-observateur, assez pénétrant ; il voit ce qu’il voit… il sait ce qu’il sait.

— Et que voit, et que sait monsieur Ducormier ?

— Une chose fort simple, madame. Les divers incidents de notre rencontre, notre conversation de l’autre nuit, la liberté de paroles qui s’en est suivie, vous font craindre, dites-vous, qu’appelé à vivre dans cette maison, je ne m’autorise de quelques instants d’une familiarité due au hasard pour ne pas vous rendre tous les humbles respects que vous doit le secrétaire à gages de monsieur votre père. Cette crainte n’est pas fondée, madame ; ce que vous redoutez plutôt, le voici : c’est que votre éclatante beauté, votre esprit, votre charme, ne me rendent passionnément amoureux de vous. Or, rien de plus insupportable, en effet, pour une femme de votre rang, surtout de votre caractère, madame, que de rencontrer chaque jour un homme très-épris, mais si bassement placé, qu’on ne peut même descendre à s’amuser, par coquetterie, de cette ridicule passion ; mais… rassurez-vous, madame.

— Que je me rassure ! — reprit Diane avec un redoublement de hauteur. — Croyez-vous donc, monsieur, que je vous ai supposé capable d’une pareille insolence ?

— Oui, madame, je le crois.

— Monsieur !

— Sans cela, madame, vous ne m’ordonneriez pas de quitter cette maison.

— Voilà qui devient d’une audace…

— Non, madame, ce n’est pas de l’audace, c’est de la logique. Vous vous ennuyez à la mort ; aucun des hommes qui vous entourent et vous recherchent ne vous plaît ; vous êtes pourtant vaguement tourmentée du besoin d’aimer ; votre orgueil est votre vertu ; je sais, j’ai deviné tout cela, lors de notre entretien de l’autre nuit. Or, il est assez naturel que me supposant moins pénétré que je ne le suis de l’humilité de ma condition, vous me croyiez capable d’oser lever les yeux sur vous, madame, et d’être assez sottement aveugle pour compter peut-être sur votre isolement, sur votre ennui, et jusque sur ma position dans cette maison, qui rendrait une liaison aussi commode qu’ignorée ; la seule pensée d’une pareille insolence de ma part vous révolte, madame, et pour vous débarrasser de cette ennuyeuse appréhension, vous m’ordonnez de sortir de cette maison. Mais, je vous le répète, mais, je vous en conjure, rassurez-vous, madame ; j’ai le cœur mort à toute passion, à tout amour ; je ne suis pas de ces pauvres fous qui deviennent amoureux des étoiles ; en un mot, à défaut de savoir-vivre, j’ai trop de bon sens pour ne pas comprendre que l’humble secrétaire à gages de M. le prince de Morsenne doit à jamais oublier l’entretien du bal de l’Opéra. Daignez me croire, madame ; s’il m’est permis de continuer de vivre ici, je n’aurai qu’un seul but : faire en sorte que vous ne vous aperceviez jamais de ma présence.

— Monsieur, — dit Diane, touchée de l’accent mélancolique et résigné d’Anatole, en prononçant ces dernières paroles, — il me serait pénible de vous…

— De grâce, madame… un dernier mot… Si vous l’exigez, je m’éloignerai, je sacrifierai, non sans regrets, je vous l’avoue, la position inespérée que j’avais trouvée auprès de M. votre père ; je suis sans fortune, sans protection ; la bienveillance du prince, justifiée par mon zèle et mon travail pouvait un jour assurer mon avenir… Je vous dis cela sans honte ; je ne rougis pas d’être pauvre… et d’avouer que j’ai besoin d’appui. Aussi, madame, — ajouta Ducormier avec un accent triste et pénétrant, — je vous aurais une inaltérable reconnaissance, si vous étiez assez généreuse pour essayer de vaincre la répugnance que je vous inspire… m’engageant sur l’honneur, mon seul bien, à mériter votre oubli à force de dévoûment et de respect…

— Il m’est sans doute pénible, monsieur, d’entraver votre carrière, — répondit Diane de Beaupertuis en contraignant son émotion croissante, — mais, je vous l’ai dit… votre présence… dans cette maison…

— Pas un mot de plus, madame, vous serez obéie ; le prince est chez lui, je vais à l’instant résigner mes fonctions.

Et Anatole, après s’être incliné devant madame de Beaupertuis, quitta lentement l’allée du labyrinthe.

La jeune femme semblait agitée par une violente lutte intérieure : enfin, cédant à une pensée d’abord vivement combattue, elle s’écria au moment où Anatole disparaissait au détour de l’allée :

— Monsieur Ducormier !

Anatole se retourna, sa physionomie était grave et affligée ; il s’avança vers madame de Beaupertuis et lui dit tristement :

— Que désirez-vous, madame ?

— Je serais désolée, monsieur, que vous me crussiez assez égoïste pour briser votre avenir pour un simple caprice.

— Je ne vous accuse pas, madame ; je vous obéis…

— En me maudissant ?…

— Il y a longtemps, madame, que je ne maudis plus ceux qui me blessent.

— Vous les méprisez ?

— Je les plains, madame ; ils perdent en moi un dévoûment sûr et fidèle.

— Et ils se font de vous un dangereux ennemi ?

— Je suis de ceux que l’on peut, madame, écraser sans crainte et sans danger. L’habitude de souffrir m’a rendu clément.

— Monsieur Ducormier, — reprit madame de Beaupertuis après un moment de silence, — peut-on croire à votre parole ?

— C’est en douter que de me faire cette question, madame.

— C’est juste, j’ai eu tort ; eh bien ! promettez-moi de répondre avec sincérité à une question.

— Je vous le promets, madame.

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur.

— À quoi attribuez-vous mon désir de vous voir vous éloigner d’ici ?

Et la jeune femme, tâchant de lire au plus profond de la pensée d’Anatole, ajouta :

— Répondez-moi en toute franchise, en toute sécurité. Je pardonne l’audace ; jamais le mensonge.

— Je vous ai dit, madame, que…

— Oui, vous m’avez dit que je craignais de vous voir ou impertinemment familier ou ridiculement amoureux ; mais, soyez franc, ce n’est pas à cette raison que vous attribuez mon désir de vous éloigner d’ici.

— Question pour question, madame ?

— Soit !

— Franchise pour franchise ?

— Soit encore !

— Est-il vrai, madame, que ce qui s’est passé hier soir entre le docteur Bonaquet et plusieurs personnes de votre famille ait été pour beaucoup dans votre résolution de me faire quitter cette maison ?

La jeune femme tressaillit, rougit et répondit, confondue de la pénétration de Ducormier :

— C’est la vérité, monsieur.

— Est-il vrai, madame, qu’en voyant M. Bonaquet et sa femme faire preuve de tant d’à-propos, de courage et de noblesse, vous ayez compris, pour la première fois peut-être, qu’une femme de haute naissance pouvait, non pas s’abaisser, mais s’honorer en aimant un homme de rien, pourvu que cet homme fût digne d’un tel amour ?

— C’est la vérité, monsieur.

— Il me serait maintenant plus facile, madame, de répondre à votre dernière question, si…

— Si…

— Si vous étiez capable d’entendre sans colère, sans dédain, la réponse que vous avez provoquée.

— Je vous l’ai dit, monsieur, je pardonne à l’audace, jamais au mensonge ou à l’hypocrisie. Je vous ai demandé la vérité, je vous saurai gré d’être sincère.

— Il se peut, madame, que ma franchise cause fatalement ma sortie de cette maison et brise mon avenir ; il n’importe, je ne reculerai jamais devant un appel fait à ma sincérité.

— Je vous écoute, monsieur.

— Eh bien ! madame, tout à l’heure, espérant être compris, je vous disais en manière de contre-vérité que vous désiriez m’éloigner, de crainte que je ne devinsse épris de vous, madame… Ce que j’aurais dû dire, c’est que vous craigniez que l’ennui, l’isolement, la facilité, le hasard, le caprice et surtout la profonde impression que vous a causée la scène d’hier soir, ne vous amènent peut-être un jour, par désœuvrement, à abaisser vos yeux jusqu’à moi, si indigne que je me reconnaisse d’une pareille faveur ; car je vous le répète, madame, mon cœur est mort pour l’amour. En un mot, vous voulez m’éloigner, non dans la prévision d’un danger prochain, mais dans la vague appréhension d’un danger possible et lointain… Mais, tenez, madame, à cette heure, je le reconnais après ces paroles d’une téméraire franchise, il est impossible que je reste plus longtemps dans cette maison. Puisse ce sacrifice, madame, me faire pardonner la sincérité que vous avez exigée de moi !

— Diane, ma chère, où êtes-vous ? — dit tout à coup une voix grêle et glapissante en s’approchant du labyrinthe.

— C’est M. de Beaupertuis, — reprit la jeune femme.

Et comme Anatole semblait vouloir s’éloigner, Diane ajouta :

— Restez et suivez-moi.

Puis, tout en marchant à la rencontre de son mari, madame de Beaupertuis dit à Anatole très bas et très vite :

— À une heure, cette nuit, au bal de l’Opéra, dans le corridor des secondes. Mettez un domino ; ayez un ruban rouge et blanc à votre manche, j’aurai le pareil.

Diane achevait à peine ces mots, lorsqu’elle se trouva en face de son mari.

Le duc de Beaupertuis était un tout petit homme, maigre, blondasse, chafouin, avec de gros yeux bleuâtres à fleur de tête ; sa chevelure en désordre s’échappait d’une calotte de velours noir crasseuse ; sa barbe, jaunâtre et longue de deux ou trois jours, pointait drue sous sa peau terreuse ; il portait une redingote du matin en flanelle grise, fort malpropre.

— Je savais, ma chère, vous trouver au jardin, — dit M. de Beaupertuis en s’adressant à sa femme, — et je venais…

Mais apercevant Anatole, qui, par discrétion, se tenait à quelque distance de la jeune femme, M. de Beaupertuis s’interrompit en regardant Diane d’un air étonné et interrogatif.

Celle-ci lui dit alors en lui présentant Anatole :

— M. Ducormier, le nouveau secrétaire de mon père ; et se retournant vers Anatole, elle ajouta :

— M. de Beaupertuis.

Anatole salua respectueusement le duc, qui dit à sa femme :

— Tiens ! votre père a un nouveau secrétaire ? je ne le savais pas.

— Votre ignorance n’a rien de surprenant, monsieur, — reprit Diane en souriant, — car voici, je crois, trois jours que vous n’êtes sorti de chez vous, pas même hier soir, quoique ce fût le jour de réception de ma mère.

— Ah ! ma chère, c’est qu’aussi si vous saviez, — reprit le duc en levant les yeux au ciel avec jubilation, — ces pamphylochromoresinum, ils sont inouïs, incroyables !

— Je ne sais, monsieur, ni de qui ni de quoi vous voulez parler.

— Je parle de ces scarabées, mâle et femelle, que j’ai reçus d’Alger ; ce sont des pamphylochromoresinum de la plus rare espèce.

Et s’adressant alors à Anatole.

— Monsieur a-t-il quelques connaissances en histoire naturelle ?

— Très imparfaites, monsieur le duc.

— Mais vous en possédez toujours assez pour vous intéresser aux phénomènes naturels ?

— Certainement, monsieur le duc, rien de plus intéressant que ces études, même pour des profanes comme moi.

— À la bonne heure ! — reprit le petit homme enchanté ; — c’est ce que je ne cesse de répéter à madame de Beaupertuis ; on peut, sans être savant, s’intéresser aux phénomènes naturels ; oui, ma chère, et je venais justement vous faire part de la plus curieuse observation du monde, — ajouta M. de Beaupertuis d’un air capable et triomphant. — Savez-vous les mœurs des pamphylochromoresinum ? Je viens de passer trois jours à les observer, mais il me faudrait, pour vous faire bien comprendre la chose, un fort tronc d’arbre auquel je puisse me cramponner, — ajouta M. de Beaupertuis en jetant les yeux autour de lui d’un air affairé, afin de trouver le moyen de compléter sa mimique ; mais madame de Beaupertuis, fort peu curieuse de cette pantomime, dit à son mari :

— Vous m’excuserez, monsieur, mais je n’ai, vous le savez, aucun goût pour l’histoire naturelle. M. Ducormier sera, je n’en doute pas, très-heureux de vous entendre.

— Mais, ma chère, permettez-moi seulement de vous figurer…

— Je vous prie de me laisser tranquille et de me faire grâce d’une pareille représentation, — dit madame de Beaupertuis en s’éloignant et laissant Anatole aux mains de l’impitoyable amateur de scarabées, qui se mit à raconter à Ducormier des observations si étranges, si saugrenues, sur les mœurs privées des scarabées, qu’Anatole comprit à merveille l’éloignement de Diane pour ces inconcevables révélations physiologiques.

Heureusement, au bout de dix minutes, M. de Morsenne, accompagné d’un de ses amis, vint arracher Anatole à son patient martyre.

— Monsieur Ducormier, — lui dit le prince, — je vais à la Chambre des Pairs. Vous me préparerez ma correspondance, je la verrai à mon retour. — Et il ajouta d’un air significatif : — Vous n’oublierez pas la commission que vous savez ?

— Non, prince ; je vais sortir à l’instant pour m’en occuper.

— Ainsi, vous m’en rendrez compte tantôt à mon retour de la Chambre ?

— Oui, prince, — répondit Anatole en s’inclinant ; et il s’éloigna prestement, enchanté d’échapper aux confidences scientifiques de M. de Beaupertuis.

Celui-ci avisant alors le prince et son ami, lui dit :

— Mon cher beau-père, il faut que je vous fasse part d’une observation très curieuse que je…

— Mon cher duc, — répondit le prince en s’encourant avec terreur, — je n’ai malheureusement pas un instant à moi, sans cela je vous ferais une rude guerre à cause de votre sauvagerie. Voici trois jours que l’on ne vous voit point. Pour Dieu, devenez donc plus sociable, et abandonnez un peu les insectes pour les humains.

Et M. de Morsenne laissa le duc de Beaupertuis, qui, haussant les épaules de pitié, retourna s’enfermer avec ses chers scarabées, pendant qu’Anatole Ducormier se rendait au magasin de Maria Fauveau, qu’il n’avait pu rencontrer la veille.