La Bonne aventure (Sue)/3/IV

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 109-125).
◄  III
V  ►

IV

Telle était la cause de la rumeur qui mettait en émoi la réunion de l’hôtel de Morsenne.

Un jeune homme qui avait assisté à la soirée, venait d’accourir tout effaré auprès de madame de Morsenne, en lui disant d’une voix entrecoupée par la stupeur et l’indignation :

— Ah ! princesse, c’est à n’y pas croire ! ah ! princesse !…

— Mon Dieu ! qu’avez-vous, monsieur de Moldane ? — dit vivement madame de Morsenne en se levant de son canapé. — Vous m’inquiétez,

— Qu’y a-t-il, mon cher ? — demanda le chevalier de Saint-Merry, en quittant précipitamment le pliant qu’il occupait derrière la princesse. — Que se passe-t-il donc ?

— J’étais sous le péristyle, — reprit le jeune homme, — attendant mes gens pour m’en aller, lorsque les portes du vestibule se sont ouvertes, et j’ai vu entrer… mais vu comme je vous vois, princesse…

— Achevez donc ! — s’écria M. de Saint-Merry. — Qui avez-vous vu entrer ?

— Madame de Blainville.

MadamedeBlainville… ! — reprit madame de Morsenne en faisant une pause entre chaque mot, car le saisissement la suffoquait.

À cette incroyable nouvelle, toutes les personnes composant la coterie de la princesse se levèrent spontanément de leurs sièges, et se rapprochèrent en s’entre-regardant, sans pouvoir trouver une parole.

Puis ce fut une explosion formidable de voix confuses s’écriant :

— Quelle audace !

— Quelle impudeur !

— C’est à n’y pas croire !

— La malheureuse a perdu la tête !

— Mais, princesse, vous n’aviez donc pas dit à vos gens de lui fermer votre porte… à cette vilaine femme ?

— Moi je soutiens que c’est impossible. M. de Moldane se sera trompé !

— Je me suis si peu trompé, — reprit le jeune homme, — que j’ai reconnu un vieux valet de chambre que j’ai cent fois vu chez le marquis ; cet homme accompagnait madame de Blainville, et lui ôtait ses ' douillettes[1], tandis que le mari… probablement, recevait le manteau.

— Le mari ! — s’écria madame de Morsenne foudroyée cette fois. — Comment ! ce médecin ! elle aurait eu l’audace de…

La princesse ne put achever ; elle étouffait.

Le chevalier de Saint-Merrv reprit :

— Cette fois, mon cher Moldane, vous rêvez ! Que diable ! elle n’est pas assez folle ou assez effrontée pour oser le colporter ici, son médecin !…

— Je vous répète que ce monsieur est avec elle, — reprit M. de Moldane, — je l’ai entendu dire à madame de Blainville : Ma chère amie, donnez-moi votre manteau. Aussi, ne pouvant plus douter de cette insolence inouïe, je suis accouru, princesse, vous prévenir de l’énorme scandale qui se prépare.

À cette complication, les exclamations redoublèrent.

— Il faut quitter en masse l’hôtel de Morsenne !

— Non, ce serait trop fort !

— Il faut tourner le dos à cette éhontée, si elle ose nous adresser la parole !

— Et se lever, si elle se permet de venir s’asseoir auprès de nous !

— Quant à son médecin, on lui dira que ce n’est pas ici sa place !

— Mais c’est à en perdre la tête ! — s’écria la princesse. — D’un instant à l’autre ils vont entrer. Monsieur de Saint-Merry, aidez-moi donc ! conseillez-moi donc ! Quel parti prendre ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis abasourdie !

— Il n’y a qu’à faire jeter ce monsieur à la porte par vos gens, chère princesse, reprit — crânement le chevalier, en se rengorgeant dans sa cravate et en passant la main dans sa rare chevelure, que l’eau algérienne, ou toute autre, rendait d’un noir d’ébène.

— C’est évident ; il faut faire jeter ce drôle-là à la porte ! — dirent plusieurs voix.

— À moins que la princesse ne leur notifie à tous les deux de sortir à l’instant de chez elle, — dit une autre.

— En effet, ce serait peut-être plus digne.

— Plus digne ! Allons donc ! Est-ce qu’il y a de la dignité à garder au vis-à-vis d’une pareille impudence !

— Qu’en pensez-vous, madame la duchesse ? — dit un des plus outrés à Diane de Beaupertuis.

Chose assez étrange, cette jeune femme qui s’était montrée la veille si implacable pour ce qu’elle appelait l’indignité de madame de Blainville, et qui avait donné l’idée de la fameuse contre-lettre de faire part, ne semblait pas partager, ce soir-là, l’exaspération générale contre l’ex-marquise. Sa physionomie était pensive, presque triste, et elle répondit froidement au furieux qui venait de l’interpeller :

— Tout ceci, Monsieur, se passe chez ma mère et non pas chez moi ; c’est à elle de prendre une décision.

Madame de Morsenne entendant ces paroles de sa fille, et très surprise de sa tiédeur, lui dit :

— En vérité, ma chère, je ne vous comprends pas. Qu’importe que cette énormité se passe chez vous ou chez moi ? Ne sommes-nous pas solidaires du déshonneur de notre maison ? N’est-ce pas vous qui, la première avez provoqué cette circulaire empreinte d’une si légitime indignation ?

— Légitime… — dit Diane avec un sourire singulier, — peut-être…

— Comment ! — s’écria la princesse de plus en plus surprise ; — que signifie ce peut-être ?

— Mais, princesse, dans quelques secondes ils vont être ici, — dit une voix, — il faudrait au moins prévenir le prince.

— C’est vrai, où est donc le prince ?

— Il faut se hâter, car le temps de monter le grand escalier et de traverser la galerie, et ils sont ici…

Ce fut à ce moment que M. de Morsenne, très étonné des sourdes rumeurs qu’il entendait s’élever, sortit du petit salon où il s’était entretenu avec Ducormier.

L’incroyable nouvelle de l’arrivée de l’ex-marquise de Blainville et de son médecin, s’étant répandue avec une rapidité électrique, les différents groupes disséminés dans plusieurs pièces les avaient complètement désertées, et s’étaient tous réunis dans le grand salon autour de madame de Morsenne.

Le prince traversant avec assez de peine cette foule compacte, se rendait auprès de sa femme, lorsque soudain ces mots circulèrent à voix basse, avec une sorte de frémissement de surprise et d’indignation :

— Les voilà ! les voilà !

Puis un morne et profond silence succéda aux rumeurs.

Afin de donner tout son caractère à l’entrée de M. et de madame Bonaquet, il est nécessaire d’indiquer la disposition de l’immense appartement où cette scène se passait.

Jérôme Bonaquet et sa femme, après avoir monté le grand escalier, arrivèrent dans un premier salon, puis ils eurent à traverser une longue galerie de tableaux brillamment éclairée, mais alors complètement déserte ; elle aboutissait, par une large baie cintrée, au salon, où toute la société de madame de Morsenne, réunie en une foule compacte, se tenait silencieuse.

Ainsi, à mesure que Jérôme et sa femme avançaient dans la galerie, ils distinguaient de plus en plus clairement le menaçant aspect de cette foule muette, immobile, et dont les regards hostiles étaient fixés sur les nouveaux mariés. Aussi, bien des gens, et des plus courageux, auraient plutôt reculé devant une réception pareille que devant un péril matériel.

Jérôme Bonaquet, vêtu comme on l’est pour aller en soirée, était calme, ainsi que doit l’être un homme sûr de soi, qui n’aborde une circonstance difficile qu’avec réflexion et fermeté.

Héloïse portait une robe de velours noir fort simple, mais qui l’habillait à ravir, et laissait voir ses beaux bras nus à demi cachés par des gants blancs ; deux camélias pourpres placés avec goût dans sa chevelure brune, composaient sa coiffure ; elle tenait à la main un fort beau bouquet. La démarche de la jeune femme était aussi tranquille, aussi libre dans sa gracieuse aisance, que lorsque, peu de temps auparavant, elle entrait en grande dame dans ce même salon où on l’accueillait alors avec autant de déférence que de distinction ; sa physionomie était d’une sérénité grave ; on y lisait, non pas la vaine forfanterie de venir braver des dédains immérités, mais la volonté d’accomplir un devoir que lui imposaient sa dignité et celle de son mari.

Parmi les témoins de la scène qui se préparait, et confondu dans cette foule brillante se trouvait Ducormier. Bien que son ami Jérôme Bonaquet l’eût prévenu la veille de sa résolution de se rendre à l’une des prochaines réunions de l’hôtel de Morsenne, Anatole ne pouvait en croire ses yeux : la témérité des nouveaux mariés lui semblait d’autant plus dangereuse, qu’il pouvait juger, par les paroles échangées autour de lui, de l’accueil qui attendait le médecin et sa femme.

L’angoisse d’Anatole devenait de plus en plus poignante, son premier mouvement, dicté par un fond de véritable affection pour son ami d’enfance, fut de se glisser au premier rang des spectateurs, afin d’offrir au moins à Bonaquet, au milieu de cette foule hautaine, glaciale ou hostile ; un visage ami et au besoin un défenseur. Mais une égoïste et lâche appréhension retint Ducormier. Avouer qu’il connaissait Bonaquet, c’était s’exposer à partager le ridicule et le dédain sous lesquels le malheureux docteur allait sans doute être écrasé ; prendre au besoin sa défense avec chaleur et courage, c’était s’exposer à être chassé sur l’heure de l’hôtel de Morsenne ; et pour plusieurs raisons, Anatole tenait à sa nouvelle position auprès du prince. Ayant donc conscience de sa bassesse, Anatole s’effaça le plus qu’il put, courba même honteusement la tête, de crainte d’être, grâce à sa haute taille, reconnu par Bonaquet, mais il ne quitta pas le salon, retenu par la curiosité et par l’intérêt que lui inspirait malgré lui la position de son ami dans une si grave conjoncture.

Le prince, sa femme, ainsi que madame de Robersac et M. de Saint-Merry, s’étaient consultés à la hâte pendant le temps que M. et madame Bonaquet avaient mis à traverser la longue galerie ; aussi, lorsque tous deux, marchant parallèlement, ne furent plus qu’à peu de distance de la large baie cintrée qui terminait la galerie, M. de Morsenne, se détachant de la foule, s’avança seul jusqu’au seuil du salon, et s’y arrêta comme pour en interdire l’entrée à M. et à madame Bonaquet.

  1. Chaussons de satin ouaté.