La Bonne aventure (Sue)/3/III

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 79-106).
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III

Madame la princesse de Morsenne donnait, on l’a dit, une grande soirée le lendemain du jour où Maria Fauveau et son mari avaient dîné chez le docteur Bonaquet.

Deux gardes municipaux à cheval chargés de la police de la file se tenaient de chaque côté de la grande porte de l’hôtel ouverte à deux battants ; les seules voitures des ambassadeurs et des ministres du gouvernement du roi, comme on disait alors, avaient le droit de stationner dans la cour immense de ce vaste palais dont toutes les fenêtres étincelaient de lumière.

Dix heures et demie venaient de sonner ; l’interminable file de voitures armoriées s’avançait avec lenteur et s’arrêtait successivement devant le perron de l’hôtel ; une livrée splendide et nombreuse garnissait le vestibule, où aboutissait un magnifique escalier de marbre blanc, à rampe dorée ; un tapis de velours rouge cachait à demi les marches garnies de caisses d’orangers ou de camélias fleuris. Cet escalier, brillamment éclairé, conduisait au premier étage, où se trouvaient les appartements de réception. La duchesse de Beaupertuis habitait le rez-de-chaussée.

Une réunion nombreuse occupait déjà ces salons énormes, dorés, meublés et décorés avec une splendeur grandiose. Là se rencontraient la fine fleur de la vieille aristocratie française, le corps diplomatique, et presque tous les grands seigneurs étrangers alors en résidence à Paris ; on remarquait aussi plusieurs ministres alors en fonctions ; M. de Morsenne, pair de France, ayant daigné, quelques années auparavant, accepter une ambassade importante, et nourrissant l’espoir de revenir aux affaires, était obligé de recevoir les ministres.

Ces pauvres gens, complètement désorientés au milieu de ce monde où ils n’avaient aucune relation, ne se rendaient chez M. de Morsenne que par convenance politique. Aussi, après avoir été saluer madame de Morsenne et échangé quelques mots avec le prince sur les banalités politiques à l’ordre du jour et sur la grosse affaire du moment, comme disaient ces Turgot et ces Sully dans leur argot parlementaire, ils se promenaient un instant dans les salons, allaient contempler les fenêtres ou les fleurs de la galerie pour se donner une contenance, puis s’éclipsaient au plus tôt, non sans avoir souvent entendu des dialogues dans le goût de ceux-ci :

« — Dites donc, mon très cher, qu’est-ce que c’est donc que ce gros homme en noir qui contemple les rideaux de cette croisée depuis cinq minutes ? Qu’est-ce qu’il peut donc y trouver de curieux, à ces rideaux ?

« — C’est sans doute un valet de chambre qui aura aperçu quelque accroc dans les draperies.

« — Allons donc, mon très cher, est-ce que les valets de chambre de la princesse ont de ces affreuses tournures-là ! Puis d’ailleurs il a son chapeau à la main, ce monsieur. Il n’est donc pas de la maison.

« — C’est vrai. Qu’est-ce que ça peut être ? »

Ou bien encore :

« — Qu’est-ce que c’est donc que ce petit homme jaune à encolure de procureur, à qui personne ne parle ? Tenez, il vient d’approcher son vilain nez de ces beaux strélizias comme pour les sentir, croyant probablement que ç’a a de l’odeur, l’imbécille !

« — Ah ! j’y suis, ces deux inconnus doivent être des ministres ; ce pauvre Morsenne est bien obligé d’en recevoir, des ministres !

« — Voilà pourtant où vous conduit l’ambition !

« — Mais alors, pourquoi donc le gouvernement de tous ces gens-là ne leur donne-t-il pas quelque chose comme qui dirait une plaque d’ordre ou un grand cordon quelconque, pour les marquer ? Ça les empêcherait d’avoir tout-à-fait l’air de porteurs d’eau endimanchés !

« — C’est vrai, et ça serait du moins plus décent au vis-à-vis des gens d’un certain monde qui sont forcés d’admettre ces espèces-là dans leur salon. »

C’était donc généralement avec cet accompagnement d’insolents sarcasmes, que les piètres ministres opéraient leur retraite, le cœur gonflé de fiel et de jalousie contre cette incorrigible et hautaine aristocratie qu’ils avaient la lâcheté de craindre, la bassesse d’aduler, et qui puisait son influence dans leur couardise.

La soirée, que donnait madame de Morsenne brillait donc de tout son éclat ; un observateur eût remarqué trois coteries, ou si l’on veut trois cours bien distinctes, ayant chacune leur reine.

Dans le grand salon, la princesse de Morsenne trônait sur son canapé que venaient tour-à-tour partager les femmes avec qui elle comptait le plus ; derrière elle, assis sur un pliant et le bras familièrement appuyé au dossier du sopha, se tenait le fidèle chevalier de Saint-Merry : c’était là sa place habituelle, il n’en bougeait pas, et se trouvait, ainsi que madame de Morsenne, le centre d’un groupe assez nombreux de femmes assises sur des fauteuils et d’hommes se tenant debout.

Cette coterie, presque exclusivement composée d’anciennes amies et de vieux amis de la princesse, qui, directement ou indirectement n’avaient voulu, en quoi que ce soit, se rallier, comme le prince, au gouvernement nouveau, cette coterie, disons-nous, pour les idées, les principes et l’immuable tradition aristocratique, représentait un petit Coblentz. On se rappelait là les souvenirs et les haines de l’émigration, les aventures amoureuses et chevaleresques des chers princes, la crânerie galante de ces charmants officiers prussiens ou autrichiens qui devaient faire une bouchée des armées de la république ; l’on ressassait à plaisir les horreurs de la révolution, et l’on concluait à une prochaine restauration qui devait débarrasser la France d’un juste-milieu horriblement bourgeois ; inutile de dire que, dans ce cénacle, les femmes parlaient de monseigneur le comte de Chambord avec un héroïque enthousiasme, assez semblable au mystique engouement des nonnes pour leur directeur.

Les jeunes femmes et les jeunes gens fuyaient volontiers comme une peste d’ennui le petit Coblentz, et après être venus saluer madame de Morsenne, ils se rendaient de préférence dans ce qu’on appelait le salon bleu, où trônait de son côté la jeune duchesse de Beaupertuis.

Cette coterie réunissait les femmes les plus à la mode. On y parlait toilette, Opéra, romans nouveaux, musique, chasse, chevaux, et surtout galanterie, toutes les petites médisances envenimées, toutes les découvertes scandaleuses à l’endroit des ruptures, des rapprochements ou des nouveaux engagements pris entre celles-ci et ceux-là ; toute chronique amoureuse, en un mot, était la bien-venue ; on ne dédaignait même pas de s’entretenir longuement des impures les plus en vogue, et dans la soirée dont nous parlons, on se disait tout bas, afin que la nouvelle circulât bien haut, que lors d’un des derniers bals de l’Opéra, deux très-grandes dames avaient voulu, par curiosité, aller, en compagnie de leurs amants, souper avec une mademoiselle Moreau, surnommée la Chevrette, et remarquable, disait-on, par son esprit original et sa verve licencieuse ; on parlait même de chansons trop peu gazées, chantées par la Chevrette et écoutées d’ailleurs sans inconvénient par les deux curieuses, qui avaient chastement gardé leur masque durant le souper. Une fois ces thèmes scandaleux donnés, chacun s’escrimait de son mieux ; les plus hardis ou les plus spirituels risquaient des mots hasardeux, que les moins innocentes feignaient de ne pas comprendre ; dans ce tournoi de médisances, d’allusions et de méchancetés, chaque homme tâchait de se faire remarquer de la jeune duchesse de Beaupertuis, qui trônait là en véritable reine de beauté.

Enfin, dans ce que l’on appelait la galerie hollandaise (elle renfermait une précieuse collection de tableaux flamands ; il y avait aussi une très-belle galerie des maîtres italiens ou espagnols), se tenait la coterie de madame de Robersac, maîtresse en titre du prince de Morsenne, femme d’un esprit très-délié, très-insinuant, amie douteuse, mais la plus dangereuse ennemie que l’on pût avoir, et, comme telle, terriblement redoutée, c’est-à-dire aussi entourée que bassement adulée.

Madame de Robersac était ordinairement assise au coin de la cheminée, devant laquelle le prince se tenait debout. Ce groupe, assez considérable en hommes, mais peu nombreux en femmes, réunissait pourtant toutes celles qui s’occupaient de politique ou d’élections académiques, spécialité alors nouvelle et florissante dans les salons de ce temps-là : les candidats prônés à outrance par ces belles patronesses académiques, dames de charité de l’esprit, qui quêtaient si chrétiennement des voix pour leurs pauvres, les candidats étaient invariablement des savants en us profondément ignorés, ou de très-grands seigneurs beaucoup trop connus par leur nullité, mais qui trouvaient bienséant d’avoir, par droit de naissance, un fauteuil à l’Académie, ainsi que l’avait eu M. le duc de Richelieu, ce correct et illustre écrivain que chacun sait.

Quelque paysan du Danube, quelque Huron, osait-il respectueusement s’informer, dans sa candide ignorance, de ce qu’avaient écrit M. le marquis ou M. le duc, pour être un des quarante immortels, l’on répondait aigrement au Huron : « Que d’abord M. le marquis ou M. le duc causaient le plus agréablement du monde, inappréciable qualité dans un temps où l’esprit de la conversation devenait de plus en plus rare, sans compter que M. le marquis ou M. le duc aimaient, en gens de goût, la belle littérature, et qu’ils étaient d’ailleurs de ces personnages qui honorent infiniment les compagnies littéraires et roturières, toujours empressées de respectueusement accueillir les grands noms, en raison du lustre qu’ils apportent à ces gens de si peu. »

La coterie rassemblée autour de madame de Robersac et de M. de Morsenne se composait donc d’hommes de haute naissance, temporairement ralliés au gouvernement d’alors par la pairie dont ils jouissaient, et de précieuses politiques (Molière est de tous les temps) ou de précieuses littéraires.

Dans ce cercle, moitié tribune, moitié académie, on remarquait encore quelques très-jeunes gens, aussi de haute naissance, raides, gourmés, guindés, cassants, ignorants et suffisants, qui après six mois de parlotte et quelques banalités politiques, corrigées par leur précepteur ou par leur papa, et insérées dans les revues sérieuses, sérieusement inconnues, jouaient à l’homme d’État et au diplomate, disant et répétant, les chers innocents : — que Fox avait bien été ministre à vingt ans ! — Ces vieux petits Metternich, ces Talleyrand, la veille encore en vestes rondes, devaient, par droit de naissance, peupler un jour les grandes ambassades, et regardaient de très-haut ceux de leurs pairs qui, plus consciencieux ou plus modestes, préféraient bravement les lorettes, les clubs, le lansquenet et les courses de chevaux.

Le simple énoncé du personnel de la coterie présidée par madame de Robersac donne une idée de la pesanteur des entretiens de ce groupe, où l’on passait tour-à-tour des hauteurs d’une littérature caduque aux sublimités d’une politique édentée mais là du moins l’on s’en donnait à cœur joie sur ces novateurs, sur ces révolutionnaires de toutes sortes, contempteurs de la religion, de la famille et de la propriété, odieux scélérats dont la croissante audace épouvantait, et que l’on regrettait de ne pouvoir pendre ou brûler un peu, la prison ne suffisant point à refréner cette exécrable engeance.

À onze heures sonnant, madame de Robersac, qui n’assistait qu’une ou deux fois au plus par mois aux réceptions hebdomadaires de la princesse, quittait l’hôtel de Morsenne ; la plupart des personnes composant sa coterie l’imitaient et se rendaient chez elle, où se retrouvait le prince, qui, fidèle à son habitude de chaque soir, allait prendre le thé chez sa maîtresse, pendant que madame de Morsenne continuait de faire les honneurs de son salon.

Faut-il dire qu’en dehors de ces coteries bien tranchées se tenaient des hommes véritablement distingués, qui considéraient leur richesse et leur naissance comme de hautes obligations morales, et qui, pleins de courage, de désintéressement, marchaient loyalement avec le siècle, comprenant, avec le tact des bons esprits et des nobles caractères, que l’heure était venue de compter non plus par race et par ses grands biens, mais par soi ?

En dehors de ces coteries se tenaient encore ces femmes d’une élégance charmante et point coquette, instruites mais non pédantes, pieuses et non dévotes, sages et non prudes, dignes et non hautaines ; s’honorant de leur grande naissance, mais la faisant aussi honorer par leur bonne grâce et leur bon goût, parleur inépuisable et intelligente charité, et enfin par leur affable et sincère déférence, sans distinction de classes ou de personnes, envers toute supériorité méritant une estime et une considération personnelle.

Telle était la physionomie générale et les éléments divers de cette réunion. Disons enfin qu’une seule pensée manifestée sous mille formes dominait tous les esprits et se faisait jour à travers les entretiens les plus variés. Nous voulons parler du mariage de madame de Blainville avec son médecin, énormité à laquelle de récentes contre-lettres de faire-part, envoyées à profusion par M. de Morsenne, donnaient un ragoût des plus piquants ; cette mésalliance inouïe, ou plutôt ce monstrueux accouplements ainsi que l’avait dit la princesse dans sa morgue naïve, excitait une indignation unanime.

Aucune des personnes réunies ce soir-là à l’hôtel de Morsenne n’avait manqué d’adresser au prince, à sa femme et à leur fille, quelques paroles de condoléance profondément senties à l’endroit du coup si douloureux, si imprévu, dont était frappée leur illustre maison.

Cette alliance, objet incident de tous les entretiens, donnait encore une animation nouvelle à la physionomie de cette brillante réunion.

Un homme errait çà et là, non moins inconnu et esseulé, dans cette foule élégante, qu’un ministre du gouvernement du roi ; cet homme était Anatole Ducormier. M. de Morsenne lui avait obligeamment dit après dîner :

« — Mon cher, envoyez chercher un fiacre, et retournez où vous savez ; vous viendrez me rejoindre chez madame de Morsenne, qui reçoit ce soir. L’entrée de son salon qu’elle m’a accordée pour vous parce que vous êtes à moi, est une faveur dont aucun de mes secrétaires n’a jamais joui : vous voyez avec quelle distinction j’entends vous traiter ici. »

Anatole était retourné où il savait ; à son retour, voyant le prince très-entouré, il attendit le moment de lui parler à loisir, et se retira dans un petit salon peu fréquenté, séparé, par une large baie garnie de portières, du salon bleu, où trônait au milieu de sa cour galante la jeune duchesse de Beaupertuis.

Anatole, assis devant une table, feuilletait machinalement plusieurs riches albums, afin de se donner une contenance et de pouvoir observer à son aise Diane de Beaupertuis, qu’il voyait parfaitement de sa place.

La jeune duchesse était éblouissante de parure et de beauté ; son teint plus animé, ses yeux plus brillants que de coutume, lui donnaient un éclat extraordinaire. Elle parlait et riait très haut ; ses mouvements semblaient parfois saccadés, nerveux, et de temps à autre elle jetait à la dérobée un regard du côté d’Anatole.

Celui-ci, calme en apparence, s’interrompait souvent de feuilleter ses albums. Plusieurs fois ses yeux rencontrèrent les yeux de madame de Beaupertuis fixement arrêtés sur lui ; son visage impassible ne trahit pas la moindre émotion ; un sourire légèrement sardonique contracta ses lèvres, et il se remit à feuilleter ses albums.

Au bout de quelques instants, l’attention de Ducormier fut éveillée par quelques mots d’une conversation que tenaient deux personnes assises derrière et à quelque distance de lui.

Tel était cet entretien :

— Non, non, mon cher Saint-Géran, tu ne feras pas cette folie.

— Je te répète que si mademoiselle Duval veut de moi, je l’épouse.

— Mais tu dis toi-même qu’elle est sans fortune, sans naissance.

— Elle est fille d’un colonel d’artillerie. C’est, après tout, sortable.

— Mais, mon cher Saint-Géran…

— Mais, mon cher Juvisy, j’en suis fou.

— Allons donc ! tu ne lui as jamais parlé.

— Je l’ai vue trois fois. Elle est belle, mais belle à en perdre la tête. Je ne vois qu’elle, et quant à son caractère, je sais de bonne source qu’elle est un ange de vertu.

— Tu dis vrai, tu es fou ! archi-fou ! Tu te feras moquer de toi.

— Que veux-tu, mon cher Juvisy, j’ai l’inconvénient de vouloir me marier un peu pour moi. Mon seul désir est d’aller vivre en Anjou dans une de mes terres ; j’ai de Paris par-dessus les yeux, et du caractère dont je sais mademoiselle Duval, je ne doute pas que mes projets ne lui conviennent à merveille. Sa mère est valétudinaire, elle nous accompagnera. Nous aurons dans mes terres la plus grande existence, et, du diable si on me revoit à Paris.

Anatole Ducormier fut distrait du vif intérêt que lui inspirait cet entretien par la voix du prince qu’il n’avait pas vu venir à lui, et qui lui dit tout bas en l’emmenant dans l’embrasure d’une croisée :

— Je vous ai aperçu tout-à-l’heure, vous avez bien fait de ne pas venir m’interrompre… Eh bien ! ce soir, avez-vous pu la voir ?

— Impossible, prince ; j’ai encore trouvé la mère gardant le magasin. Madame Fauveau, souffrante depuis hier soir, n’est pas descendue à sa boutique : son mari ne la quitte pas d’un instant, et son médecin, l’un de mes amis d’enfance, le docteur Bonaquet, est venu voir la malade deux fois dans la journée.

— Au diable ! le docteur Bonaquet, — pensa le prince. — Ce ridicule et insupportable nom me suivra donc partout !

M. de Morsenne ne croyait pas si bien dire, car soudain une rumeur, d’abord sourde, puis de plus en plus bruyante et mêlée d’éclats de voix, commença de s’élever des salons voisins, et l’on entendait çà et là dire à voix haute :

— Mais où est le prince ?

— Il faut à l’instant prévenir le prince de ce scandale, de cette énormité !

M. de Morsenne, très surpris, quitta précipitamment Anatole et sortit du petit salon, où il s’était jusqu’alors entretenu avec son nouveau secrétaire.