La Bonne aventure (Sue)/3/II

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 43-75).
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II

Lorsque les convives furent entrés dans le salon, le docteur Bonaquet, impatient de connaître le contenu de la lettre d’Anatole Ducormier, dit à madame Fauveau et à Héloïse en leur montrant le billet qu’il tenait à la main :

– Mesdames, vous permettez ?

Et il lut ce qui suit :

« Mon cher Jérôme, mes projets sont changés, ne compte plus sur moi ; je n’oublierai jamais la nouvelle preuve d’amitié que tu m’as donnée ce matin ; mais l’entraînement de cette amitié nous a égarés tous les deux ; tu as cru qu’à mon âge, je pouvais refondre mon caractère, mes idées, mes habitudes ; cette illusion, un instant je l’ai partagée, dominé que j’étais par l’influence de notre ancienne affection.

« Il est trop tard pour revenir sur le passé, le sort en est jeté, je suivrai le courant qui m’emporte.

« Quant à la parole d’honnête homme que je t’avais donnée, en te jurant de suivre tes avis, tu as trop de bon sens, trop d’esprit, pour attacher une importance exagérée à un serment irréfléchi, fait dans l’entraînement de la conversation.

« Je te connais, mon cher Jérôme, ma lettre te chagrinera, t’irritera, te rendra sans doute momentanément injuste à mon égard ; tu ne t’étonneras donc pas si je reste quelque temps sans t’aller voir. J’attendrai, pour renouer nos relations, que ta réflexion toujours si sage t’ait démontré que je n’avais d’autre parti à prendre que celui que je prends, et dont aucune puissance humaine ne pourrait désormais me faire changer.

« Adieu, mon ami, et à toi quand même.

« A. DUCORMIER. »

Le premier mouvement de Jérôme, à la lecture de cette lettre, fut de se cacher le visage entre ses mains et de se laisser tomber avec accablement dans un fauteuil en murmurant d’une voix étouffée :

— Ah ! le malheureux ! il est perdu !

— Mon ami, — lui dit vivement Héloïse, — qu’avez-vous ?

— Jérôme, qu’y a-t-il ? — demanda Joseph Fauveau.

— Héloïse, — reprit vivement le docteur avec abattement, — je vous avais raconté mon entretien de ce matin avec Anatole, mes craintes, puis mon espoir, presque certain ; je vous avais dit enfin sa promesse d’honneur de venir demeurer avec nous, de renoncer à une vie qui doit le conduire à un abîme de maux.

— Eh bien ! — demanda Héloïse, — cette lettre…

— Anatole se parjure ! il se jette en aveugle dans le tourbillon qui le perdra !

— Ah ! mon ami, — reprit tristement Héloïse, — mes pressentiments ne me trompaient pas : cette conversion était trop subite pour être durable.

— Manquer ainsi à la parole d’honneur qu’il t’avait donnée, — dit sévèrement Joseph Fauveau, — c’est mal, il n’en faut pas davantage pour juger un homme ; notre Anatole d’autrefois n’aurait rien promis, ou il aurait tenu loyalement sa promesse.

— Alors, Joseph, — reprit Maria après avoir attentivement écouté, et dont les traits s’étaient peu à peu attristés, — il ne faut plus voir M. Anatole, ça lui sera certainement fort égal, mais nous agirons comme nous le devons pour nous et pour notre ami M. Bonaquet ; son chagrin prouve qu’il a maintenant mauvaise opinion de M. Ducormier.

— Mon ami, — reprit Héloïse après quelques instants de réflexion, avant de renoncer à tout espoir, pourquoi ne pas essayer une dernière tentative auprès de M. Ducormier ? L’influence de votre amitié est grande, peut-être pourriez-vous encore le ramener.

— J’y songeais, — reprit Jérôme Bonaquet, — car ce n’est pas de la colère, mon Dieu ! mais de la compassion, mais de l’effroi qu’il m’inspire. Non, non, j’en atteste les larmes qu’il versait ce matin, sa profonde émotion, son serment solennel et spontané ; non, non, tout sentiment généreux n’est pas éteint en lui ; il a sans doute fallu le concours de je ne sais quelles fatales circonstances pour l’amener à se rétracter si cruellement. Plus ceux que nous aimons sont en danger, plus ils nous méconnaissent, plus ils sont ingrats, plus nous devons redoubler envers eux de tendresse, de sollicitude. Aussi je ne perds pas courage. Et puis enfin, sauver Anatole, ce n’est pas seulement le sauver lui-même, c’est l’empêcher de faire peut-être, hélas ! beaucoup de mal ; son âme, ulcérée par les mépris du monde où il vivait, s’est aigrie jusqu’à la haine, jusqu’à la vengeance aveugle et méchante, car ces mots odieux lui ont échappé : Patience, patience ! un jour le martyr deviendra bourreau.

À ces mots, Maria ne put retenir un cri d’effroi, et cacha son visage dans ses mains.

Héloïse, s’approchant vivement de la jeune femme, qui depuis quelques instants avait paru attristée, lui dit :

— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, ma chère madame Fauveau ?

— Rien, madame, répondit la jeune femme en tressaillant et tâchant de contenir son émotion, — je n’ai rien…

— Mais si, Maria, tu as quelque chose, — reprit Joseph de plus en plus alarmé, — je connais bien ta figure… te voilà toute tremblante, absolument comme tu étais cette nuit, quand nous avons quitté le bal de l’Opéra… Il est vrai qu’en arrivant chez nous il n’y paraissait plus ; tu avais repris ta bonne et joyeuse petite mine, si bien que je n’ai pas insisté pour savoir ce qui t’avait si brusquement attristée à la sortie du bal… Mais, pour sûr, voilà que ça recommence… N’est-ce pas Jérôme, que depuis un instant elle est toute changée ?

— Il est vrai, – répondit le médecin, oubliant un moment les préoccupations que lui causait Ducormier, et regardant Maria avec attention, — vous voilà pâle… votre main frissonne. Au nom du ciel, qu’avez-vous ?

Après un moment de silence, la jeune femme parut faire un pénible effort sur elle-même et dit au docteur d’une voix altérée :

— Monsieur Bonaquet, que pensez-vous de la bonne aventure ?

— Expliquez-vous, ma chère madame Fauveau, — dit le médecin surpris de cette singulière question.

— Enfin, — reprit Maria, — croyez-vous que ce que les diseuses de bonne aventure vous prédisent puisse arriver ?

— Ah ! mon Dieu ! — s’écria Joseph, — est-ce que tu vas encore penser à cette stupide et atroce prédiction dont hier encore tu te moquais de tout cœur ?

— Hier je m’en moquais… oui, mon bon Joseph, — répondit tristement Maria, — mais depuis cette nuit… mais à cette heure… je n’ose plus m’en moquer.

— Et pourquoi ? — demanda Joseph.

— Je n’en sais rien, — répondit la jeune femme accablée. — C’est une chose que je ne m’explique pas… c’est cela qui m’effraie.

Héloïse et Jérôme s’étaient plusieurs fois regardés, ne comprenant rien aux paroles que Joseph et Maria échangeaient.

Le docteur Bonaquet reprit le premier :

– Si je ne me trompe, ma chère madame Fauveau, il s’agit d’une prédiction que l’on vous a faite ; elle vous inquiète et vous me demandez, sérieusement, car, en vérité, il faut que je vous gronde, et vous me demandez sérieusement si je crois aux sornettes des diseuses de bonne aventure ?

— N’est-ce pas, Jérôme, — dit vivement Joseph, — n’est-ce pas que c’est un tas de sottises sans rime ni raison ?

— Je peux d’autant mieux vous édifier à ce sujet, — reprit le docteur Bonaquet, — que j’ai eu, et que j’ai encore pour malade, une des plus célèbres diseuses de bonne aventure de Paris, femme fort singulière, d’ailleurs, et dont je crois vous avoir parlé, ma chère Héloïse — ajouta-t-il en s’adressant à sa femme.

— En effet, mon ami, selon vous cette pauvre créature, au lieu de chercher comme tant d’autres à faire des dupes, elle est elle-même la première dupe de ce qu’elle appelle sa seconde vue.

— Si j’osais vous parler médecine, ma pauvre madame Fauveau, — reprit Jérôme, — Je vous expliquerais comment, depuis quelques années, j’étudie attentivement chez cette pauvre femme, d’ailleurs jeune, jolie et d’une intelligence remarquable, ce phénomène de prétendue divination qui succède presque toujours chez elle à des crises d’une maladie terrible et malheureusement incurable ; car… tenez, cette nuit même… quand vous m’avez rencontré à l’Opéra, mes amis… on était allé me chercher en hâte pour une femme qui venait de tomber en attaque de catalepsie… et cette femme…

— C’était elle !… s’écria Maria en tressaillant, — j’en étais sûre !

— Qui, elle ? – demanda Jérôme.

— Monsieur Bonaquet, cette devineresse que vous connaissez, — reprit Maria d’une voix oppressée, — où demeure-t-elle ?

— Rue Sainte-Avoye, — répondit Jérôme.

— Et… — reprit Maria, — elle se nomme madame Grosmanche ?

— Justement, dit Jérôme, — c’est donc elle que vous avez consultée ?

— Oui, mon pauvre ami, — répondit Joseph. — Ah ! que l’enfer confonde cette sorcière de malheur ! ainsi que la sotte femme qui la première a donné à Maria l’idée de mettre les pieds dans cette caverne !

— Allons, Joseph, — reprit le médecin, en parlant ainsi, au lieu d’apaiser les craintes de ta femme, tu les augmenteras.

— Et vous, ma chère enfant, — ajouta Héloïse, en prenant affectueusement les mains de la jeune femme entre les siennes, — vous qui avez un si rare bon sens, comment pouvez-vous céder à ces folles appréhensions ? Et puis, enfin, voyons, — ajouta Héloïse en souriant, afin de tâcher de rassurer Maria, — cette sorcière qui me paraît à peu près folle, que vous a-t-elle donc prédit de si terrible ?

— Elle m’a prédit… — répondit Maria en frissonnant, — elle m’a prédit que je mourrais sur l’échafaud.

— Ah ! c’est affreux ! – s’écria Héloïse sans pouvoir dominer son premier mouvement ; puis elle ajouta : — Mais l’absurdité même de cette prédiction doit, je ne dirai pas même vous rassurer, mais vous faire hausser les épaules de pitié.

— Et moi je vous donne cette devineresse pour une folle accomplie, reprit le médecin, – elle n’a pas même conscience de ce qu’elle appelle ses prédictions. Ce sont les aberrations d’un cerveau délirant. Enfin… je…

— Tenez, monsieur Bonaquet, — reprit Maria en interrompant le docteur, — sans avoir la tête bien forte, j’avais jusqu’ici pris le parti de rire de cette prédiction ; mais vous allez voir s’il n’y a pas aussi de quoi avoir peur. Lorsque je suis allée consulter cette devineresse, j’ai attendu mon tour dans l’obscurité avec deux femmes que je ne connaissais pas plus qu’elles ne me connaissaient. Seule avec la devineresse, elle m’a dit, autant qu’il m’en souvient, qu’il y avait ou qu’il devait y avoir tôt ou tard quelque chose entre moi et ces deux femmes.

— Eh bien ! ces deux femmes, — dit le docteur, — vous ne les avez jamais rencontrées ?

— Si, — dit Maria, — cette nuit.

— Comment, — reprit Jérôme très-étonné, — cette nuit ?

— Oui, — reprit Maria. Et s’adressant au médecin : — N’est-il pas venu une jeune personne vous chercher à l’Opéra ?

— En effet, mademoiselle Duval, — répondit Bonaquet. — Elle venait me prier d’aller voir sa mère.

— M. Anatole avait proposé à cette demoiselle de se charger de sa commission auprès de vous, et elle le remerciait de son offre, — lorsque j’ai vu un domino noir venir parler à l’oreille de M. Anatole, à côté de qui je me trouvais. Nous étions ainsi à ce moment trois femmes auprès de lui. Tout-à-coup, — ajouta Maria en frissonnant de nouveau, — une voix qui sortait de derrière une colonne a dit : Vous voilà encore toutes trois réunies ; souvenez-vous de la rue Saint-Avoye

— Jérôme, — dit Joseph effrayé, — tu entends ! tu entends !…

— Eh bien ! après ? — reprit le docteur Bonaquet en haussant les épaules. — Voilà-t-il pas quelque chose de bien miraculeux ! Cette devineresse retrouve au bal de l’Opéra, où il y a peut-être deux ou trois mille personnes, deux femmes à qui elle a dit la bonne aventure ; premier miracle ! Comme ces deux femmes sont d’une beauté remarquable (pardon du compliment, madame Fauveau : vous m’y forcez), la sorcière, qui a bonne mémoire, les reconnaît : second miracle ! Enfin, voyant ces deux femmes et un domino réunis, elle leur dit avec la diabolique pénétration de M. de La Palisse : « Vous voilà toutes les trois ensemble ! Souvenez-vous de la rue Saint-Avoye… » Troisième et effrayant miracle !

— Jérôme a raison, — reprit Joseph ; — en y réfléchissant, c’est simple comme bonjour, petite Maria ; cela ne vaut pas seulement la peine d’y songer.

— Tout ce que je puis vous dire, monsieur Bonaquet, — reprit tristement la jeune femme, – c’est que lorsque la devineresse nous a dit cela, à toutes les trois, qui entourions M. Anatole j’ai senti, sans savoir pourquoi, mon cœur se serrer si fort, que mon bon Joseph s’est aperçu de ma tristesse…

— Oui, et tu m’as même dit que, de cette tristesse soudaine, je saurais la cause.

— Il est vrai, — reprit Maria, — mais ce moment passé, autant pour m’étourdir là-dessus que pour ne pas t’inquiéter, Joseph, j’ai pensé comme M. Bonaquet, qu’après tout c’était un hasard ; j’ai pris mon courage à deux mains, pour n’y plus songer, j’ai dit toutes sortes de folies à Joseph, et ce matin c’était oublié.

— Mais alors qui t’a rappelé cette vilaine et maudite pensée, — demanda Joseph.

— Je ne veux pas expliquer cela, mais tout à l’heure, quand M. Bonaquet se chagrinait du manque de parole de M. Anatole, disant qu’il voudrait le sauver non-seulement à cause de lui, mais du mal qu’il ferait peut-être par haine et par vengeance, puisqu’il disait qu’après avoir été martyr il deviendrait bourreau ; à ce mot de bourreau, j’ai pensé à la guillotine, je me suis encore rappelé les paroles de la sorcière, et je me suis senti froid partout. Hélas ! ce que je vous dis là est ridicule, vous allez vous moquer de moi, vous aurez raison, je sais que rien n’est plus sot que de craindre que M. Anatole, si méchant qu’il devienne, soit mon bourreau et me fasse mourir sur l’échafaud. Cependant, je vous dis franchement ce que j’éprouve ; sans doute cela passera, mais enfin, tenez… à cette heure, je me sens triste… triste à mourir ; je ne sais pourquoi je pense à embrasser ma pauvre petite fille comme si je ne devais plus jamais la voir…

En disant ces mots, Maria trembla de tout son corps et fondit en larmes.

— Maria… tu pleures ! — s’écria Joseph en se jetant aux pieds de sa femme, et ne pouvant lui-même retenir ses larmes, — mais ces craintes sont folles ! Jérôme… Madame !… dites-lui donc comme moi ! Ah ! que je suis malheureux !

L’émotion de Maria et la cause de cette émotion étaient si étranges, si inexplicables, que Jérôme et sa femme, malgré la sagesse et la fermeté de leur esprit, restèrent un moment surpris et silencieux.

Le docteur Bonaquet rompit le premier le silence, et s’adressant paternellement à Maria :

— Ma pauvre et chère enfant, si je vous disais que rien ne justifie l’impression que vous éprouvez, je mentirais ; je comprends que, quoique très explicables par le hasard des choses, certaines circonstances peuvent étonner, inquiéter même les caractères les plus fermes ; je comprends encore qu’en rapprochant de ce qui s’est passé hier à l’Opéra les craintes que je manifestais tout à l’heure sur les funestes tendances d’Anatole, vous ayez, dans un premier moment de frayeur, vaguement cherché à expliquer par mes paroles le sens de l’horrible et folle prédiction qu’on vous a faite. Mon Dieu ! encore une fois, ces écarts de la pensée ne se raisonnent pas, ils sont, parce qu’ils sont… Mais ma pauvre enfant, cette part justement faite à l’infirmité de l’esprit humain, vous m’avouerez, n’est-ce pas, et vous l’avez dit vous-même, que le plus simple bon sens doit vous rassurer ? Voyons, là, franchement (et ce sont vos paroles que je rappelle), si méchant, si odieux, si scélérat qu’on puisse supposer Anatole, en quoi et comment peut-il devenir votre bourreau, vous faire mourir sur l’échafaud ? Songez donc aux garanties que vous donne le présent et le passé. Fille chérie de vos vieux parents, épouse idolâtrée de ce bon Joseph, mère heureuse entre toutes les mères, satisfaite de votre humble condition où vous trouvez l’aisance, le bonheur, votre vie n’est-elle pas toute tracée d’avance ? Car, après tout, le bon sens, la raison, sont aussi des devins, et infaillibles ceux-là ! Vous devez donc croire au bonheur. C’est là une prédiction que je défie le sort de ne pas accomplir.

— Et de plus, chère Maria, permettez cette familiarité à ma récente mais sincère affection, — ajouta Héloïse en prenant l’autre main de la jeune femme, — de plus n’avez-vous pas de bons, de sûrs amis ? Et ces amis, croyez-le bien, je ne dirai pas au premier danger sérieux (il est en vérité impossible de rien prévoir qui puisse vous menacer) ; mais enfin ces amis, à la première inquiétude, si vague, si déraisonnable même qu’elle soit, accourraient auprès de vous, afin de vous soutenir, de vous aider à combattre ces folles superstitions auxquelles les âmes tendres et candides comme la vôtre sont parfois sujettes. Allons, chère Maria, voyez comme vous êtes entourée ! sur combien de cœurs courageux, dévoués, vous pouvez compter ! Croyez-moi, pauvre enfant, affrontez sans crainte, par la pensée, les suppositions les plus sinistres, et demandez-vous ensuite ce que peuvent peser ces funestes illusions auprès des réelles affections qui vous protègent ?

— Je vous avais bien dit, madame, que ma tristesse passerait, — répondit Maria en essuyant ses grands yeux humides de larmes et tâchant de sourire. — À vos bonnes paroles, mon cœur se rassure ; mes mauvais pressentiments s’en vont ; il me semble que je m’éveille d’un vilain rêve ; oui, maintenant j’ai honte d’avoir été si enfant. Mais c’était plus fort que moi. Dans le premier moment j’ai souffert. Il faut me pardonner, je ne l’ai pas fait exprès, allez, je vous l’assure ; allons, Joseph, disons bonsoir à madame et à notre cher monsieur Bonaquet ; il se fait tard, je me suis un peu fatiguée, et j’ai promis à maman, qui garde le magasin, de revenir de bonne heure.

— Et demain, — dit Héloïse en tendant la main à la jeune femme, — j’irai savoir de vos nouvelles, chère Maria, j’espère que toutes ces méchantes idées auront passé comme un songe.

— Je l’espère aussi, madame, car ces sottes et vilaines idées oubliées, Joseph et moi nous n’aurions plus qu’à nous rappeler votre aimable accueil de ce soir. Oh ! nous ne l’oublierons jamais !

— Non, madame, jamais, — dit Joseph en enveloppant Maria dans le châle qu’il avait enfin déplié ; — Et pour en finir avec ce maudit Anatole, qui maintenant est pour tout le monde un vrai loup-garou, et qui a manqué à sa parole d’honneur envers toi, Jérôme, ma foi, nous lui fermerons notre porte, à moins que plus tard il ne revienne à résipiscence… et alors comme alors !

— Oh ! je t’en supplie, tiens à cette résolution, mon bon Joseph, — reprit Maria, — car, je te l’avoue, je ne pourrais maintenant rencontrer M. Anatole sans un serrement de cœur, sans une espèce de crainte qui me ferait mal.

— Vous avez raison tous deux, — dit Héloïse en échangeant un regard avec Jérôme, — mon mari et moi vous engageons instamment à ne plus voir M. Ducormier. Tenez à votre résolution, tenez-y fermement ; vous ne pourrez que perdre à vos relations avec lui.

— Oui, — reprit Bonaquet, — je t’en conjure, Joseph, ne le reçois plus ; s’il revient à de meilleurs sentiment, c’est différent ; mais en tout cas ne le reçois pas avant que je t’aie dit : Tu peux maintenant renouer tes relations avec lui. Je te dis cela dans ton intérêt, mon bon Joseph.

— Je le sais bien, mon ami, j’ai en toi une confiance aveugle, Maria aussi, et nous suivrons tes conseils, sois tranquille.

— Oh ! de grand cœur, et avec reconnaissance, — dit Maria, — Allons, Joseph, faisons nos adieux à madame.

— Joseph je vais sortir avec toi, — reprit le docteur Bonaquet. — Il faut absolument que je tente un dernier effort auprès de ce malheureux Anatole et que je découvre où il demeure. Il m’a dit avoir ce matin un rendez-vous important avec un ami de son ambassadeur, peut-être saurai-je là son adresse. — Et s’adressant à sa femme : — Ma chère Héloïse où est donc l’hôtel de Morsenne ?

— Rue de Varennes, n° 7, mon ami. Mais j’y songe, — ajouta la jeune femme à demi-voix, — nous sommes convenus de nous y rendre à l’une des plus prochaines réceptions de madame de Morsenne ; informez-vous donc en même temps à sa porte quel jour elle reçoit.

— C’est juste, mon amie, je demanderai en même temps ce renseignement.

Après des adieux remplis de cordialité, Maria et son mari quittèrent Héloïse, accompagnés du docteur Bonaquet, pour retourner à leur magasin.

Le médecin se rendit à l’hôtel de Morsenne et s’adressa aux gens du prince pour découvrir la demeure d’Anatole. Ils l’ignoraient, car aucun d’eux ne savait encore que M. Ducormier dût remplir auprès de leur maître l’emploi de secrétaire ; quant aux jours de réception de la princesse, le docteur Bonaquet apprit qu’elle donnait le lendemain une grande soirée.

De retour chez lui, Jérôme convint avec sa femme qu’ils iraient le lendemain faire leur visite de noce à l’hôtel de Morsenne.