La Bonne aventure (Sue)/2/IV
IV
L’inconnu, ou plutôt Anatole Ducormier, en s’entendant brusquement appeler d’une si vulgaire et si bruyante, se retourna vivement, ainsi que madame de Beaupertuis ; tous deux aperçurent alors à l’entrée de leur loge un grand diable de postillon de Longjumeau et un ravissant petit débardeur. Ces masques avaient la figure tellement chargée de fard et de mouches, leurs perruques à longue queue poudrées changeaient tellement leurs traits, que d’abord Anatole Ducormier, ne reconnaissant pas ses interpellateurs, les regarda silencieux et surpris, tandis que madame de Beaupertuis lui disait tout bas en se levant :
— Je viendrai ici samedi… je serai à minuit à la porte de cette loge avec un ruban orange à mon domino.
Et la jeune femme quitta la loge au moment où Anatole Ducormier, reconnaissant enfin le débardeur et le postillon, s’écriait :
— Comment, Joseph, c’est toi ?
— Allons donc ! À la fin ! — répondit le joyeux mercier, — j’espère que je t’ai fièrement intrigué, hein ?
— Et moi, monsieur Anatole, — ajouta Maria en avançant sa charmante petite mine, me reconnaissez-vous aussi ?
— Oui, madame… mais en vérité… j’étais si loin de m’attendre à vous rencontrer tous deux ici cette nuit…
— Ce n’est pas ma faute, allez, monsieur Anatole, — reprit madame Fauveau ; pour plus d’une raison, je ne voulais absolument pas venir ici. Mais il m’a bien fallu céder à Joseph ; il était comme un acharné. « Viens-nous-en donc au bal de l’Opéra ! — me disait-il ; — tu n’as jamais vu cela, ça t’amusera ; et moi aussi ; je m’en fais une joie ; nous irons surprendre Anatole et nous l’intriguerons. Viens donc, petite Maria ; si ce n’est pas pour toi, que ce soit pour moi, je t’en prie. » — Vous pensez bien, monsieur Anatole, qu’en me parlant ainsi, ce mauvais sujet de Joseph était bien sûr d’en venir à ses fins… et nous voilà.
— Nous sommes allés chez notre voisine, madame Sublet, qui loue des costumes, — reprit Fauveau. — Justement elle avait un joli déguisement de débardeur qu’on lui avait commandé et qu’on ne lui avait pas pris. Or, je te demande un peu si l’on ne dirait pas qu’il a été fait exprès pour Maria. Vois donc comme il lui va bien ! regarde-la donc ! n’est-elle pas ainsi gentille à croquer… à dévorer ?
— Tais-toi donc, Joseph ; tu es bête, aussi, — répondit la jeune femme en jetant à son mari un regard de reproche.
Rien en effet n’était plus ravissant à voir que Maria sous son costume de velours vert tendre, rehaussé de petits boutons d’argent, et qui dessinait sa taille de nymphe. Serrée aux hanches par une ceinture de soie orange à longs bouts flottants, tandis que le pantalon, s’élargissant seulement à partir du genou, laissait voir le plus joli pied du monde chaussé de bas de soie roses à coins verts et de petits souliers vernis à larges boucles d’argent. Le fard, les mouches et la poudre donnaient aux grands yeux noirs et veloutés de Maria un éclat extraordinaire, et sa physionomie déjà si piquante, si éveillée, prenait ainsi une expression de crânerie et de gentillesse des plus provocantes.
Anatole Ducormier avait embrassé ce séduisant ensemble d’un coup d’œil rapide et furtif, de crainte d’augmenter le naïf embarras de la jeune femme. Aussi, au lieu de répondre par quelque compliment à la question de Joseph Fauveau, qui lui demandait s’il ne trouvait pas Maria charmante, Anatole Ducormier dit gaîment à son ami :
— Mais, sais-tu, Joseph, que tu as aussi, toi, un costume qui te sied à merveille.
— N’est-ce pas, monsieur Anatole ? — reprit madame Fauveau, enchantée d’échapper par cette diversion au galant examen provoqué par son mari ; — n’est-ce pas que Joseph est joliment bien avec sa veste bleue, sa culotte blanche et ses grandes bottes ?
— S’il y avait beaucoup de ces postillons-là aux diligences, cela pourrait bien augmenter le nombre des voyageuses, — répondit gaiement Ducormier.
— Ah ! c’est bien vrai, ce que vous dites là, monsieur Anatole, — répondit Maria en riant comme une folle, — il serait capable de les verser, pour se donner le plaisir de les relever, le mauvais sujet qu’il est !
— Si je les versais, petite Maria, — reprit amoureusement Joseph, — c’est que ne pensant qu’à toi, je ne ferais pas attention à mon chemin.
— Monsieur Anatole ! — reprit la jeune femme ravie de cette galanterie, — empêchez Joseph de me dire des choses aussi gentilles, sinon je m’en vais lui sauter au cou devant tout le monde… tant pis !
— Que voulez-vous, madame ! si Joseph vous dit de si gentilles choses, ce n’est pas sa faute, c’est la vôtre.
Ah ! bon ! monsieur Anatole, voilà que vous m’abandonnez ! Si vous vous mettez contre moi avec lui, je ne suis pas de force.
Puis, s’interrompant et étouffant à grand’peine son envie de rire, la jeune femme reprit à demi-voix en s’adressant à son mari :
— Dis donc, Joseph, le voilà encore qui rôde autour de nous.
— Qui donc, Maria ?
— Tu sais bien, ce domino…
— Quel domino ? — demanda Anatole Ducormier à madame Fauveau, qui répondit en riant et en affectant un air de mystère.
— C’est pour sûr une femme qui suit ce scélérat de Joseph. Elle ne le quitte pas des yeux. Parole d’honneur ! elle me fait de la peine. On t’en donnera des postillons de Longjumeau, va ; prends-y garde, ça te ferait loucher ! — Et Maria de rire aux éclats et d’ajouter : — Ils étaient deux dominos, un grand et celui-là. Nous les avons rencontrés dans l’escalier ; ils descendaient comme nous arrivions. Alors, le plus petit, la femme, a fait un mouvement, frappée sans doute de la bonne mine de ce garnement de Joseph, et elle le suit. Est-elle effrontée, hein ! monsieur Anatole ?
— Moi, au contraire, je soutiens que c’est un homme qui trouve Maria gentille : comme un démon, — reprit Joseph non moins gaiement, — et le malheureux, l’infortuné, la suit… Tiens, regarde-le donc, Anatole. Le voilà là-bas, appuyé sur la rampe ; il a la tête tournée de notre côté ; A-t-il des yeux, ce brigand-là. On les voit à travers son masque.
Ducormier se tourna du côté que lui indiquait Joseph, et vit en effet un domino noir, petit pour un homme, mais grand pour une femme, qui remarquant sans doute qu’on l’observait, s’éloigna de quelques pas.
— Eh bien ! qu’en dites-vous, monsieur Anatole ? — reprit gaiement Maria. — N’est-ce pas que c’est une femme ?
— N’est-ce pas que c’est un homme ? — dit Joseph ; — et je parie que je vais lui demander qui il est, à ce farceur-là.
— Joseph ! — s’écria la jeune femme toute tremblante et d’une voix alarmée. — Te faire une dispute peut-être ! Ah ! monsieur Anatole, retenez-le, je vous en supplie ! Il est si mauvaise tête !
— Rassurez-vous, madame, Joseph ne voudra pas vous effrayer. Et d’ailleurs, — dit Anatole Ducormier, — tenez, voilà notre domino qui descend.
En effet, ce douteux personnage dont s’occupaient alors les trois amis venait de s’éloigner brusquement en voyant venir à lui deux dominos portant un ruban rouge et blanc pour marque distinctive.
Le plus petit des deux (une femme, à n’en pas douter) semblait parler avec beaucoup d’animation ; ses gestes étaient prompts et vifs ; tandis que son partner semblait rester muet et absolument impassible. Sans doute cette impassibilité exaspérait le domino féminin, car ces deux personnages passèrent à peu de distance des trois amis ; ils entendirent la femme dire vivement :
— Pas un mot ! pas une réponse ! Mais c’est inconcevable ! Mais pourquoi ce silence Est-ce une gageure ?
Puis les deux dominos continuèrent leur promenade, et les trois amis n’en purent entendre davantage.
Joseph Fauveau reprit en riant :
— En voilà un du moins qui ne risquera pas de dire de bêtises !
— Et moi, — reprit Maria, — je veux t’empêcher d’en faire peut-être.
— Que veux-tu dire, Maria ? — reprit Fauveau.
— Tiens, mon bon Joseph, — reprit la jeune femme, sérieusement cette fois, — malgré moi, ta menace d’aller parler à ce domino m’inquiète. Et puis, d’ailleurs, tu dois être content, nous avons vu le coup d’œil du bal de l’Opéra, nous avons rencontré M. Anatole ; il est tard, il faut être à la boutique demain matin de bonne heure. Allons-nous-en.
— Comment ! déjà, ma petite Maria ? — reprit Joseph, — Tu ne veux pas qu’Anatole te fasse au moins danser une contredanse ?
— M. Anatole m’excusera, et nous allons partir, mon bon Joseph.
— Je suis sûr, petite Maria, que c’est à cause de moi que tu veux t’en aller ; tu te figures que le bal ne m’amuse pas.
— Et moi, je suis sûre, bon Joseph, que c’est à cause de moi que tu veux rester : tu te figures que le bal m’amuse.
— Et moi, je crois, — reprit Ducormier, — que vous avez tous les deux raison.
— Le fait est, — reprit Fauveau, — que, lorsqu’on a vu ça pendant une heure, ça finit par être toujours la même chose.
— Alors, vite, vile, Joseph, descendons ; allons prendre nos manteaux au vestiaire et partons. Venez-vous avec nous jusqu’en bas, monsieur Anatole ? Vous vous en allez aussi peut-être ?
— Ah ! bien oui, — reprit gaiement Joseph. — Est-ce qu’il ne faut pas qu’il rattrape ce joli domino qui s’est sauvé lorsque nous avons crié à la porte de la loge : « Ohé ! Anatole, ohé ! » Hum ! c’est du grand genre, ce domino, Maria. Il avait à la main un mouchoir garni de valenciennes qui vaut au moins sept à huit cents francs, prix marchand. Je m’y connais ; j’en ai vendu aussi. Ça vaut la peine qu’on le rattrape, un domino qui vous a des mouchoirs de huit cents francs ; quelque grande dame, c’est sûr. Scélérat d’Anatole, va !
— Ah ! mon Dieu, c’est vrai, — dit naïvement Maria ; — voilà que j’y pense seulement à cette heure. M. Anatole, nous vous avons dérangé mais dam c’est la faute à Joseph ; nous vous avons reconnu d’en bas ; alors il m’a dit : Nous cherchions Anatole, le voilà la-haut dans une loge ; allons l’intriguer ; il ne me reconnaîtra pas tout de suite ; je lui crierai : Ohé ! Anatole, ohé ! tu verras comme ce sera drôle ! Alors nous sommes venus, et ce beau domino s’est sauvé.
— Vous ne m’avez pas du tout dérangé, — reprit en souriant Anatole ; — j’avais dit à ce domino tout ce que j’avais à lui dire, et la preuve, c’est que je vais vous imiter et quitter comme vous l’Opéra.
— En ce cas, donne le bras à Maria, — dit Fauveau à son ami, — et en avant, marche !
— Y penses-tu, Joseph ? — répondit la jeune femme en se cramponnant au bras de son postillon de Longjumeau ; — M. Anatole est en bourgeois et je suis déguisée ; ça ferait rire de nous voir ensemble. Si M. Anatole avait au moins un faux nez, je ne dis pas.
— Et puis, madame, — répondit gaiement Ducormier, — je ferais trop de jaloux.
— Alors, c’est moi qui vais en faire des jalouses et des ravages parmi les pierrettes et autres ! — reprit Maria en enlaçant plus étroitement encore son bras à celui de son mari.
Puis les trois amis quittèrent le couloir des secondes loges pour descendre l’escalier qui conduit au péristyle de l’Opéra.