La Bonne aventure (Sue)/2/V

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 107-134).
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V

La foule des promeneurs était si considérable dans le couloir des premières loges, sur lequel s’ouvre le foyer, qu’Anatole Ducormier, Maria et son mari, durent marcher très lentement et stationner pendant quelques minutes au milieu des groupes.

À ce moment, deux dominos à demi cachés dans l’embrasure d’une des entrées de la galerie échangeaient à voix basse les mots suivants :

— Loiseau… la voilà !… Elle s’en va…

— Que faire à cela, monsieur ? Son imbécile de mari ne l’a pas quittée d’une seconde ; impossible de l’approcher.

— Depuis que je l’ai vue sous ce damné costume, je suis mille fois plus amoureux encore. Mais vois donc quelle taille ! quelle tournure !… Et cette jambe, et ce pied !… Et cette petite mine si friponne, si coquine !… Et ces yeux… oh ! ces yeux ! c’est à ressusciter un mort !

— Monsieur, prenez garde ! Je vois là-bas madame la baronne avec ma grande nièce, votre Sosie… La méprise a été parfaite. Sa taille élevée, un bout de ruban rouge et blanc à son domino, un pantalon noir, des souliers vernis et quelques gouttes d’essence de bouquet dont vous vous servez, monsieur, ont complété l’illusion ; mais à chaque instant je tremble que tout se découvre, et qu’à la fin, impatientée de votre inexplicable silence, madame la baronne…

— Ne crains rien ; j’ai adroitement amené ce silence… car du moment où nous avons mis le pied ici, j’ai commencé à ne plus répondre à madame de Robersac que par monosyllabes, d’un ton sec et fâché. Je ne lui disais plus mot depuis dix minutes, lorsque, grâce au mouvement causé par cette dispute, j’ai pu… — Mais s’interrompant, M. de Morsenne, qui en parlant à son digne serviteur n’avait pas quitté des yeux madame Fauveau, s’écria ; — Je ne la vois plus ! elle a disparu !..

— Alors, monsieur… tâchons maintenant de vous substituer à ma nièce, nous retrouverons ailleurs madame Fauveau ; c’est déjà bien heureux que le hasard nous l’ait fait rencontrer ici, au moment où nous allions bonnement chez elle, l’y croyant seule. Somme toute, j’ai maintenant meilleur espoir de cette farouche vertu qui se déguise en débardeuse et vient frétiller au bal de l’Opéra.

— Ah ! Loiseau, j’en deviendrai fou ! Cette petite mine, ce costume, cette tournure si agaçante, ne me sortent pas de la tête. Pourquoi, diable ! ai-je vu cette créature !

— Encore une fois, monsieur, songez à reprendre le bras de madame la baronne, et apprêtez-vous à remettre, dès qu’il sera temps, votre ruban rouge et blanc à votre pèlerine.

— Mais comment allons-nous faire ?

— Cette substitution sera, je l’espère, plus facile que la première, si heureusement accomplie grâce à la rencontre d’une dispute. Ma nièce est prévenue, venez, monsieur, et saisissez bien votre moment.

M. de Morsenne, à demi caché par son confident auquel il donnait le bras, se rapprocha de madame de Robersac et de son silencieux promeneur, qu’ils laissèrent passer devant eux. Aussitôt après, M. Loiseau s’écria très haut et très brusquement en contrefaisant sa voix :

— Grand Dieu ! Ah ! mon Dieu !

Surprise, effrayée de ce cri soudain qui se faisait entendre immédiatement derrière elle, madame de Robersac fit un soubresaut, jeta elle-même un cri et se retourna vivement, ainsi que d’autres personnes, pour connaître la cause de ces exclamations. Le Sosie de M. de Morsenne avait adroitement profité du soubresaut et de l’inattention de madame de Robersac pour quitter son bras et s’effacer aussitôt derrière le prince ; aussi, lorsque la baronne, encore toute émue, chercha machinalement le bras de la personne qui l’avait jusqu’alors accompagnée, la substitution était accomplie.

Quant aux exclamations bruyantes du rusé Frontin, qui bientôt s’éclipsa, elles avaient été regardées par les assistants comme une de ces joyeusetés de mauvais goût assez fréquentes dans ces jours de liesse.

— Remettez-vous, Olympe, — dit à demi-voix M. de Morsenne à madame de Robersac ; — vous voilà toute tremblante ; il ne s’agit, après tout, que d’une sotte plaisanterie.

— Il n’en fallait pas moins sans doute pour vous rendre la parole et vous amener à rompre ce silence obstiné, inconcevable, que vous gardez depuis une demi-heure, par je ne sais quelle bizarrerie, — reprit madame de Robersac avec dépit.

— C’est qu’en vérité, Olympe, je suis cruellement blessé de la persistance de vos soupçons jaloux, et j’aimais mieux me taire que de me laisser aller malgré moi peut-être à vous dire des choses pénibles. Vous devez du reste être complètement rassurée, j’imagine, et reconnaître combien votre défiance était peu fondée. Voyons, chère Olympe, faisons la paix. Et après tout, je ne me plaindrai pas, car j’ai eu le bonheur d’être auprès de vous pendant toute cette soirée.

— Peut-être n’a-t-il pas dépendu de vous qu’il en fut autrement, — reprit madame de Robersac ; — d’ailleurs, le silence que vous gardiez, par contrariété sans doute…

— Silence, de grâce ! voilà ma fille, — dit M. de Morsenne, en interrompant madame de Robersac à la vue de madame de Beaupertuis, qu’il reconnut au ruban rouge et blanc qu’elle portait aussi en signe de ralliement, et qu’elle avait rattaché après son entretien avec Anatole Ducormier.

— Eh bien ! ma chère, — dit le prince à la jeune femme, — ne trouvez-vous pas qu’il est temps de partir ! Si c’est votre avis, ce serait celui de madame.

— Alors, partons, car j’ai un mal de tête affreux, — répondit la duchesse de Beaupertuis en prenant le bras de madame de Robersac.

Tous trois descendirent ainsi le grand escalier et arrivèrent bientôt sous le péristyle.

Ils attendirent leur voiture parmi beaucoup de personnes qui faisaient comme eux ou venaient reprendre leurs manteaux, le vestiaire étant tout proche.

Là le prince de Morsenne, accompagné de sa fille et de madame de Robersac, retrouva madame Fauveau, auprès de qui se tenait Anatole Ducormier, pendant que Joseph demandait au vestiaire son manteau et la pelisse de sa femme.

À quelques pas de là, un groupe assez nombreux, rassemblé à la porte du bureau du commissaire de police, s’entretenait encore de l’accident survenu à une femme en domino, transportée mourante, assurait-on, dans cet endroit, une heure auparavant.

Tels étaient les propos qui circulaient dans ce groupe.

— Eh bien, cette pauvre dame ?

— On dit que lorsque le médecin du théâtre est arrivé, il l’a trouvée morte.

— C’est impossible, puisque le médecin vient de quitter le bureau du commissaire, disant qu’il courait chez un pharmacien pour préparer lui-même une potion et qu’il allait revenir.

— Alors, c’est évident, cette femme n’est pas morte !

— Parbleu ! elle est si peu morte que quelqu’un assure l’avoir vue sortir il n’y a qu’un instant et monter l’escalier.

— C’est un peu fort ! Un des contrôleurs que voilà a dit, il y a un instant, qu’au départ du médecin, elle était encore sans connaissance !

Anatole Ducormier et Maria Fauveau se trouvaient assez rapprochés de ce groupe pour avoir entendu ces différents propos, auxquels ils prêtaient une certaine attention.

— Mon Dieu, monsieur Anatole, — dit Maria, — qu’est-il donc arrivé ? Qu’est-ce donc que cette pauvre femme ?

— Je l’ignore comme vous, madame ; mais si vous le désirez, nous pourrons en savoir davantage en questionnant un des contrôleurs.

Et Anatole Ducormier, s’approchant du contrôle, ainsi que Maria, dit à l’un des employés :

— Auriez-vous la bonté, monsieur, de me dire de quel accident l’on parle ?

— Il s’agit, monsieur, d’une pauvre dame en domino qui est tombée, il y a deux heures, dans une espèce d’attaque de nerfs, d’autres disent d’épilepsie ; alors on a couru éveiller le docteur Bonaquet, médecin du théâtre.

— Tiens ! — dit Maria, — c’est l’ami de Joseph et le vôtre, monsieur Anatole.

— Est-ce que M. Bonaquet va bientôt revenir ? — demanda vivement Ducormier au contrôleur. — Il y a quelques années que je ne l’ai vu, je serais bien heureux de cette occasion de lui serrer la main plus tôt que je ne l’espérais…

— M. le docteur ne peut, je crois, tarder beaucoup à revenir, car il est allé, dit-on, chez un pharmacien du voisinage.

Joseph Fauveau, arrivant alors du vestiaire avec son manteau et la pelisse de sa femme, lui dit :

— Ce n’est pas sans peine que j’ai eu nos affaires ; il y a une queue… à n’en pas finir. Voilà toujours ta pelisse, ma petite Maria… Attends, laisse-moi te la mettre avant de sortir, car il fait un froid de tous les diables.

Pendant que M. Fauveau s’occupait ainsi de sa femme, l’enveloppant chaudement dans sa pelisse, dont il rabattait le capuchon sur le joli visage de Maria, afin de la préserver, disait-il, des coup d’air, ce à quoi Maria répondait-qu’on l’étouffait, un singulier et triste incident attira l’attention des trois amis.

Une jeune fille enveloppée d’un manteau, portant un chapeau de velours noir au voile à demi abaissé, qui cachait à demi ses traits pâles et alarmés, entra précipitamment du dehors sous le péristyle de l’Opéra, puis après avoir consulté quelqu’un de la foule, alla droit au contrôle et dit à l’employé d’une voix altérée, presque haletante :

Monsieur, je viens de chez M. le docteur Bonaquet ; l’on m’a assuré qu’il était ici. Où puis-je le trouver ? dites-le-moi, je vous en supplie ! ajouta-t-elle en joignant ses mains tremblantes. — Il s’agit du salut de ma mère qui me donne les plus grandes inquiétudes.

Les paroles, l’émotion de la jeune fille, contrastaient si douloureusement avec le bruit joyeux et l’aspect animé de la foule des masques, que Maria, son mari et Anatole Ducormier, qui se trouvaient encore auprès du contrôle, furent douloureusement affectés. L’employé partageant lui-même cette pénible sensation, répondit avec regret à la jeune fille :

— Mon Dieu, madame, M. le docteur Bonaquet n’est malheureusement plus ici.

— Ah ! c’est trop de malheur ! — s’écria-t-elle, en portant son mouchoir à ses lèvres pour étouffer ses sanglots.

— Mais, rassurez-vous, madame, — reprit l’employé, — M. le docteur sera peut-être de retour dans peu de temps, et si vous désirez l’attendre…

— L’attendre ! et ma mère ! — s’écria involontairement la jeune fille avec un accent déchirant. — Ah ! que faire ? que devenir ?

— Pauvre jeune personne, — dit tout bas madame Fauveau à son mari ; — ce que c’est pourtant ! Pendant que les uns s’amusent, les autres pleurent toutes les larmes de leur corps.

— C’est vrai, ma petite Maria. Nous finissons mal notre soirée :

Anatole Ducormier, touché de la douleur de la jeune fille, lui dit avec une certaine hésitation :

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mademoiselle, mais je suis l’un des meilleurs amis du docteur Bonaquet ; si vous le désirez, je vais l’attendre ici ; je lui dirai vos inquiétudes, et je crois pouvoir vous promettre en son nom qu’il se rendra tout de suite à l’adresse que vous voudrez bien m’indiquer.

— Oh ! merci, monsieur, merci ! — dit la jeune fille avec reconnaissance. — J’accepte votre offre, car j’ai laissé ma mère dans un état bien alarmant et seule avec notre servante. Mais j’ai préféré venir moi-même chercher notre sauveur, afin d’être sûre au moins de le ramener ; ayez donc la bonté de lui dire devenir en hâte chez madame Duval.

— Chez madame Duval ! — dit Anatole Ducormier avec surprise, — au Marais !

— Oui, monsieur, — répondit la jeune fille non moins étonnée, — mais comment savez-vous…

— Ce matin même, mademoiselle, j’ai porté chez madame votre mère un paquet de livres qui m’ont été remis en Angleterre par mademoiselle Emma Levasseur.

— En effet, monsieur, nous avons reçu tantôt les livres et votre carte. Je bénis le hasard qui me fait vous rencontrer ici ; je puis aller retrouver ma mère en emportant du moins la certitude que bientôt nous verrons M. Bonaquet, notre sauveur. Suppliez-le pour moi, monsieur, de venir sans retard, car ma pauvre mère a été saisie d’un malaise subit, et elle me donne les plus vives inquiétudes.

Au moment où Clémence Duval exprimait ainsi sa reconnaissance à Anatole Ducormier, madame de Beaupertuis, qui n’avait pas quitté des yeux le jeune homme, se rapprocha doucement et lui dit à demi-voix :

À samedi, ne l’oubliez pas…

Anatole Ducormier en cet instant se trouvait ainsi entouré des trois femmes. Derrière lui était Diane de Beaupertuis, qui venait de lui parler à l’oreille ; devant lui Clémence Duval, qui le remerciait de son offre obligeante, et à sa gauche Maria Fauveau, appuyée sur le bras de Joseph. Ce fut au moment où ces trois jeunes femmes étaient groupées de la sorte autour d’Anatole Ducormier, qu’une voix basse, stridente, paraissant sortir de derrière une colonne voisine, fit entendre ces mots qui n’arrivèrent qu’à l’oreille des trois femmes et d’Anatole :

— C’est aujourd’hui le 21 février ! Vous voilà toutes les trois… réunies encore une fois… Souvenez-vous de la devineresse de la rue Sainte-Avoie !

Les trois femmes restèrent d’abord frappées de stupeur, et sans doute, cette première impression passée, elles eussent tâché d’examiner mutuellement leurs traits, mais le valet de pied du prince de Morsenne, s’étant approché de son maître à ce moment, vint lui dire :

— Prince, la voiture est avancée.

— Venez donc, ma chère, — dit alors M. de Morsenne en prenant le bras de sa fille, qui s’était rapprochée de lui et le suivit.

Joseph Fauveau avait vu madame de Beâupertuis parler à l’oreille de Ducormier ; aussi lorsqu’elle s’éloigna, il dit en riant à Maria :

— Ce gaillard d’Anatole ! c’était une princesse, son domino à mouchoir de Valenciennes ; rien que ça ! Le grand domestique vient de dire : « Prince, la voiture est avancée. »

Mais la jeune femme, devenue rêveuse, ne répondit rien.

Soudain on entendit plusieurs voix s’écrier parmi le groupe de curieux stationnant toujours à la porte du bureau du commissaire, où l’on avait transporté la femme évanouie :

— Ah ! voici M. le docteur Bonaquet !

Clémence Duval courut au devant du médecin et lui dit :

— Ah ! Monsieur, ma mère est au plus mal ! venez, venez !

— C’est donc une rechute, ma pauvre enfant ? — répondit le docteur.

— Oui, Monsieur. Ce soir, une indisposition subite… Oh ! venez, venez !

— Dans quelques instants je suis à vous, — répondit le médecin, — car j’ai là aussi un malade.

— Non, monsieur le docteur, votre malade n’est plus là, — dit un employé du théâtre en sortant alors du bureau du commissaire ; — cette dame est revenue tout-à-fait à elle pendant votre absence. Il faut qu’elle soit sortie par l’autre porte.

— Si elle est sortie, je n’ai plus à m’inquiéter d’elle. Alors, mon enfant, courons chez votre mère, — dit le médecin en offrant son bras à Clémence Duval ; mais apercevant Ducormier qui s’avançait vers lui accompagné de Joseph Fauveau et de sa femme, le docteur s’écria d’une voix attendrie :

— Toi… toi, ici, Anatole !… lorsque je te croyais encore à Londres ?

— Je suis arrivé avant-hier, mon bon Jérôme, — répondit Anatole en serrant avec effusion les mains du docteur entre les siennes ; puis il ajouta en désignant Fauveau du regard :

— Et Joseph… tu ne lui dis rien ?…

— Comment, c’est toi ! — reprit le médecin en examinant plus attentivement le postillon de Longjumeau ; toi, sous ce costume ! Mais qui est donc enveloppée dans cette pelisse ? ta chère et charmante femme, sans doute ?

— Oui, monsieur Bonaquet, — dit Maria ; — et puisque je vous rencontre, je dois vous dire que vous nous oubliez fièrement, ce n’est pas gentil à vous.

Au lieu de répondre à ce gracieux reproche, le médecin, songeant à l’anxiété où devait se trouver Clémence Duval, lui dit en reprenant son bras :

— Pardon, mille pardons, mademoiselle, ce sont de vieux amis à moi. — Puis il ajouta en s’éloignant avec la jeune fille : — Anatole, viens me voir demain matin de bonne heure… Madame Fauveau, j’irai bientôt vous porter mes excuses et faire ma paix avec vous. Adieu, Joseph ; à bientôt.

Et le docteur disparut précipitamment avec Clémence Duval.

— Bonsoir, Anatole, au revoir, — dit Fauveau en tendant la main à son ami, qui la serra cordialement.

— Et surtout ne faites pas comme M. Bonaquet, ne nous oubliez, pas trop, monsieur Anatole, — ajouta Maria.

— Non, non, madame, — répondit Ducormier, — j’irai plus d’une fois demander encore une bonne soirée de causerie à notre cher Joseph.

Et Anatole s’éloigna pendant qu’un des commissionnaires du théâtre faisait avancer un fiacre pour Joseph et pour sa femme.

— Mais qu’as-tu donc, ma petite Maria ? lui dit Fauveau avec inquiétude ; — depuis tout à l’heure tu as l’air toute triste…

— Je te dirai cela, Joseph, — répondit la jeune femme.

Le fiacre étant arrivé, le postillon et le débardeur montèrent en voiture, et regagnèrent leur modeste boutique moins allègrement qu’ils ne l’avaient quittée.