La Bonne aventure (Sue)/2/II

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 31-53).
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II

Lorsque l’inconnu fut assis à côté de madame de Beaupertuis, il lui dit en souriant et montrant du doigt le mouchoir qu’elle tenait à la main, mouchoir à l’angle duquel on voyait brodés un M et un B (Morsenne de Beaupertuis), surmontés d’une couronne ducale :

— Quoiqu’il soit, je le sais, de mauvaise compagnie de deviner tout haut un incognito qui désire être gardé, je ne puis m’empêcher de vous dire, madame la duchesse, que voici une rencontre bien inespérée pour un petit bourgeois comme moi.

— Vous, monsieur ! — ne put s’empêcher de s’écrier madame de Beaupertuis avec une sorte de stupeur, — vous !

— Votre surprise, plus flatteuse encore que désobligeante, ne m’étonne pas du tout, madame, et voici pourquoi, — reprit gaiment l’inconnu. — Tout à l’heure, alors que j’étais debout à l’entrée du balcon, je vous ai entendu (pardonnez-moi cette indiscrétion involontaire) je vous ai entendu prétexter d’une gageure, afin de pouvoir vous informer si j’étais ce que vous appelez un homme du monde, Je n’ai pas cet honneur, madame la duchesse. J’imagine que mon père a dû vendre du fil et des aiguilles aux femmes de votre maison, si, comme cela est probable, vous demeurez au faubourg Saint-Germain, où est établie depuis longtemps la modeste boutique de mercerie que tenait mon père.

— Et c’est dans cette boutique, monsieur… — dit madame de Beaupertuis, ne pouvant encore se résigner à s’avouer son erreur, — c’est dans cette boutique que vous avez pris certaines façons qui ont pu me tromper un instant ?

— Pas précisément, madame. Au sortir du collège, je suis entré comme secrétaire particulier chez M. le comte de Morval, alors et encore aujourd’hui ambassadeur de France en Angleterre ; je suis resté là plusieurs années, madame, et l’habitude d’une excellente compagnie m’a donné ce léger vernis du monde auquel vous avez été trompée.

— Mais, mon cher monsieur, — dit madame de Beaupertuis en reprenant son assurance et son ironie hautaine, — vous êtes tout comme moi, peut-être, dupe des apparences : il ne suffit pas plus d’une couronne brodée sur un mouchoir pour être duchesse, qu’il ne suffit de quelques dehors pour être un homme du monde, ainsi que vous l’avez fort judicieusement remarqué. Qui vous dit que je ne porte pas là un des mouchoirs de ma maîtresse ? Pourquoi donc ne serais-je pas une de ces femmes de chambre qui se fournissent de fil et d’aiguilles chez monsieur votre père ?

— Vous êtes une grande dame, aussi vrai que je suis un petit bourgeois.

— Ainsi, mon pauvre monsieur, vous tenez absolument à vous croire en bonne fortune réglée avec une duchesse, éprise de vos mérites, probablement ?

— Mon Dieu ! madame, je n’ai pas le moins du monde cette ambition-là, — répondit l’inconnu avec un accent de très sincère et presque de dédaigneuse indifférence ; — vous m’avez fait l’honneur de prendre mon bras, sous le prétexte de savoir si j’étais un sot ou un homme d’esprit ; vous devez, madame, grâce à votre sagacité, savoir à peu près maintenant à quoi vous en tenir ; si l’épreuve vous semble suffisante, je suis à vos ordres pour vous offrir la main et sortir de cette loge.

Cette réponse très polie, mais un peu hautaine, augmenta le dépit de madame de Beaupertuis, déjà contrariée de sa lourde méprise, d’être reconnue pour une femme de sa qualité ; puis enfin sa fierté se révoltait de se trouver en tête-à-tête avec le fils d’un mercier, secrétaire à gages de M. de Morval, qu’elle avait vu cent fois chez sa mère. Aussi la jeune femme reprit-elle assez insolemment :

— Savez-vous, mon cher monsieur, qu’il y a des vanités de toutes sortes ?

— De beaucoup de sortes, madame.

— Et savez-vous que l’une des plus insupportables de ces vanités, est la vanité de roture ? Ainsi vous vous empressez de me déclarer que vous êtes un petit bourgeois ; révélation on ne peut plus intéressante, c’est vrai ; mais pourquoi commencer tout de suite ce bel aveu ? C’est désolant, mon pauvre monsieur : voilà qui n’est plus piquant du tout, à cette heure que nous savons qui nous sommes, moi duchesse, puisque vous paraissez y tenir, vous fils d’un mercier ; qu’est-ce que vous voulez que nous disions, maintenant ?

— Ma foi, madame, à défaut de mieux, moquons-nous des petits bourgeois ridicules, je vous aiderai.

— C’est d’une abnégation vraiment héroïque.

— Pas du tout, madame, c’est de la vengeance !

— Et contre qui ?

— Contre vous, madame. Vous m’avez, n’est-ce pas, pris pour un des vôtres ? Or, plus nous parviendrons à me rendre ridicule, plus votre méprise aura été amusante, et mieux je serai vengé. Voyons, madame, évertuons-nous à m’abîmer ; je peux pour cela mettre une foule de moyens à votre disposition. Voulez-vous des faits ? voulez-vous des idées ?

— Des idées ridicules ! qui sont les vôtres.

— Tellement ridicules, tellement miennes, madame, qu’il n’y a qu’un homme de peu ou de rien, qui les puisse avoir. Tenez, désirez-vous bien rire ? désirez-vous bien vous moquer de moi ?

— Vrai, mon pauvre monsieur, vous vous exécutez de si bonne grâce, que je craindrais d’abuser de votre obligeance.

— Ah ! madame, moi qui m’estimerais si heureux de vous divertir quelques instants ! Voyons, voulez-vous que je vous dise ce que je pense, par exemple, de l’inégalité des rangs et des richesses, ou bien ce que je pense de l’amour ?

— Soit. Eh bien ! que pensez-vous de l’inégalité des rangs et des richesses, mon cher monsieur ? La naissance, préjugé ; la richesse ! hasard ou injustice, sinon pis, n’est-ce pas ?

— Il est, madame, cinq dons souverains, qu’aucun trésor, qu’aucune puissance humaine ne saurait acheter, dons inestimables pour qui les réunit tous et sait en user.

— Et ces dons, monsieur ?

— D’abord, la santé’.

— Et puis ?

— La beauté.

— Et puis ?

La jeunesse.

— Et puis ?

— L’esprit.

— Et puis ?

— La naissance.

— Vraiment, monsieur, vous tiendriez compte de… la naissance ?

— La naissance ! ah ! madame, c’est un merveilleux talisman, quoiqu’on dise ; mais naissance, esprit, beauté, jeunesse et santé, toutes ces royautés, sans la richesse, traînent, comme on dit, la guenille ; l’or seul les couronne et les fait rayonner de tout leur éclat. Ainsi donc, madame, l’homme ou la femme qui réunissent rang et richesse, esprit et beauté, jeunesse et santé, sont des créatures dignes d’un impitoyable mépris, s’ils ne trouvent, soit dans la pratique de la vertu, soit dans la pratique du vice, un bonheur capable de faire mourir de rage ou d’envie tout ce qui est laid, pauvre, sot, ou… petit bourgeois… comme moi.

— Vous seriez alors sévère, monsieur, pour beaucoup de femmes d’un certain monde ?

— Oui, madame, sévère pour celles-là surtout.

— Et que leur reprochez-vous, monsieur, à ces pauvres femmes ?

— À presque toutes, leur ennui.

— Et qui vous a dit, monsieur, qu’elles s’ennuyaient ?

— Souvent leur vertu stérile et maussade, plus souvent encore le choix de leurs amants ?

— Ah ! il y en a qui ont des amants ?

— Quelquefois cela s’est vu, madame.

— Mais alors, monsieur que pensez-vous donc de l’amour ?

— Duquel, madame ?

— En est-il donc de plusieurs espèces ?

— De mille ! mais nous nous bornerons, si vous le voulez, à ce que généralement dans votre monde on appelle l’amour, c’est-à-dire ce sentiment auquel cèdent deux personnes de la société, lorsque celui-ci, après s’être plus ou moins longtemps occupé de celle-là, en la compromettant de toutes ses forces, triomphe enfin de sa vertu comme d’autres en ont triomphé ou en triompheront un jour.

— Le tableau est peu flatteur, mais enfin, soit, monsieur. Que pensez-vous de cet amour-là ?

— Pour être conséquent à son principe, cet amour-là doit chercher le plaisir dans l’inconstance.

— Et le cœur, monsieur ?

— Le cœur, madame, dans ces liaisons-là, erreur !

— Un amour sans cœur ?

— C’est un amour à l’abri de tous chagrins.

— Mais sans le cœur, que reste-t-il ?

— Il reste, madame, ce qu’il y a de moins problématique au monde, la jouissance des sens et de l’esprit.

— Quand on en a.

— Des sens ou de l’esprit ? madame.

— De l’esprit, monsieur.

— Il n’y a que les gens d’esprit dignes et capables d’aimer comme je vous le dis.

— Et en quoi la participation du cœur nuirait-elle à cette manière d’aimer ?

— Eh ! madame, dans ces liaisons-là, ce que vous appelez le cœur, c’est la jalousie du présent, de l’avenir ou du passé, c’est le despotisme subi ou imposé, c’est le chagrin de sentir qu’on n’est plus désirée ou que l’on ne désire plus, c’est la monotonie, c’est la fidélité d’un mariage austère appliqué à une rencontre de plaisir basé sur une mutuelle perversité.

— Comment ! monsieur, et les amours si longtemps durables que l’on rencontre dans le monde ?

— Il n’en existe pas.

— Allons, monsieur, vous vous moquez ; l’on a vu de ces amours durer un an, deux ans, dix ans.

— Dix ans, c’est beaucoup, mais enfin soit ; au bout de dix ans, qu’arrive-t-il ? lassitude et dégoût. Pourquoi donc ne s’être pas épargné cette lassitude et ce dégoût en recourant plus tôt à une mutuelle infidélité ?

— Parce que l’on s’est du moins adoré pendant dix ans.

— C’est impossible.

— Mais, monsieur…

— Mais, Madame, dites-moi que l’habitude, que la commodité, que certaines convenances réciproques, ou d’autres considérations parfois honteuses, amènent quelquefois deux amants à se tolérer aussi longtemps. J’y consens, mais l’amant a fait cent infidélités à sa maîtresse ; celle-ci l’a imité souvent, et tous deux sont tombés dans ce qu’il y a de plus niais, de plus ridicule au monde : je veux parler de ces vieux ménages adultères fréquents dans votre monde, se traînant maritalement de fêtes en fêtes ; amours fanés, surannés, affectant les scrupules et les dehors de fidélité que l’on demande aux vrais mariages ; amours si effrontément affichés, si percés à jour, que toute maîtresse de maison quelque peu hospitalière n’invite jamais l’amant sans inviter l’amante. Les malheureux ! les maladroits ! renoncer ainsi à ce qu’il y a peut-être de plus piquant dans cette sorte d’amour, le mystère !

— Comment ! vous vantez la discrétion, Monsieur ? c’est singulier.

— Pourquoi cela, madame ?

— N’est-ce pas en contradiction avec l’horrible facilité de mœurs que vous prêchez ?

— Erreur, madame, je prêche la liberté dans les amours faciles ; mais personne plus que moi n’admire, ne vénère davantage l’amour et la fidélité dans le mariage.

— Vous, monsieur ?

— Moi.

— Sérieusement ?

— Très sérieusement.

— Allons, vous vous moquez.

— Non, madame, je ne me moque pas, je vénère, j’admire d’autant plus cette fidélité qu’elle me paraît difficile et méritante. Un homme et une femme mariés, restant toujours tendres et fidèles, sont aussi complets, aussi logiques que ceux qui, dans de simples liaisons de plaisir, cherchent à varier et à multiplier leurs plaisirs ; l’inconstance est le droit de ceux-ci, la constance est le devoir des autres ; mais ces derniers ont la force d’accomplir un devoir austère, de résister à mille entraînements, à mille séductions, et l’accomplissement de tout devoir est une glorieuse et vaillante chose.

L’accent de l’inconnu était devenu sérieux, pénétré. Madame de Beaupertuis ne put s’empêcher de s’écrier :

— Comment ! c’est vous, monsieur, vous qui parlez ainsi ?

Et si je parle ainsi, madame, — reprit l’inconnu avec abandon, — c’est que j’ai le cœur encore plein d’une douce émotion. Ce soir, chez l’un de mes amis d’enfance, j’ai été témoin d’un de ces rares et charmants exemples d’amour et de fidélité dans le mariage.

— Et où avez-vous découvert, monsieur, ces perles conjugales ?

— Ce n’est pas, madame, dans l’une de ces familles opulentes qui, pourtant, grâce à leur richesse, ont mille moyens de charmer, de parer, de poétiser une affection pareille, de la ménager, de la prolonger par les distractions mêmes d’une vie de luxe ; non, madame, l’ami dont je vous parle et sa femme vivent dans une extrême médiocrité ; leur métier (ils sont marchands) les retient continuellement près l’un de l’autre ; la femme est obligée de se livrer aux soins du ménage et à l’éducation de son enfant, pourtant elle est toujours charmante, et, chose fondamentale en ménage, toujours désirable, toujours désirée. Trop pauvrement élevés pour chercher quelque distraction dans les lettres ou dans les arts, ces deux jeunes gens vivent seuls à seuls, et trouvent bien souvent qu’ils ne sont pas encore assez seuls, car ce sont d’enragés amoureux ; aussi, je vous le dis, madame, ai-je été ému, oh ! délicieusement ému, en contemplant cet amour toujours si ardent, si naïf, si fidèle, et si sincèrement content de soi qu’il peut défier tous les bonheurs.

La voix de l’inconnu était devenue touchante et sympathique ; madame de Beaupertuis partageait presque l’émotion qu’il semblait éprouver, et se demandait comment cet homme pouvait être tantôt effrontément sceptique et railleur, tantôt accessible à des sentiments délicats et élevés.

Un incident survenu au dehors de la loge interrompit les réflexions de la jeune femme.