La Bonne aventure (Sue)/2/I

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-27).
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I

M. de Morsenne, d’accord en cela avec son fidèle et inventif Loiseau, n’avait consenti à accompagner sa fille et madame de Robersac à l’Opéra, qu’à la condition de porter lui-même un domino, prétextant de nouveau la gravité de son âge et de sa position. Comme il était d’une taille moyenne, encore juvénile et fort mince, son ample et long domino lui donnait plutôt l’apparence d’une grande femme que d’un homme. En cas de séparation forcée, amenée par un mouvement de la foule, le prince avait placé un ruban rouge et blanc à la pèlerine de son camail, afin d’être reconnu et rejoint par sa fille et par madame de Robersac, qui portaient le même signe de ralliement, la baronne étant d’ailleurs bien décidée à ne pas quitter le bras de M. de Morsenne de toute la nuit.

Lorsque ces trois dominos entrèrent sous le péristyle de l’Opéra, une certaine agitation régnait dans la foule qui se presse ordinairement à la descente des voitures sur le passage des masques. L’on entendait ces paroles dans les groupes :

— On dit qu’elle est morte.

— Qui ?

— Cette femme en domino noir qui vient de tomber en convulsion.

— Ah ! mon Dieu ! où est-elle donc ?

— On l’a transportée dans le bureau du commissaire de police.

— Moi, j’ai entendu dire qu’elle n’était pas morte, mais qu’elle allait passer.

— Mais on aurait dû aller chercher un médecin !

— C’est ce qu’on a fait ; on est allé chercher tout de suite le médecin du théâtre.

— N’est-ce pas le fameux docteur Bonaquet ?

— Lui-même.

— Oh ! alors, s’il y a de la ressource, elle est sauvée, car avec le docteur Bonaquet, la maladie n’ose pas plaisanter.

M. de Morsenne et les deux femmes qu’il accompagnait s’étant un moment arrêtés par curiosité avaient entendu ces paroles.

— Il est véritablement étrange, — dit M. de Morsenne avec une indignation courroucée, — que le nom de ce médecin, la honte de ma famille, vienne me poursuivre jusqu’ici.

— Ç’a du moins un avantage, — reprit la duchesse de Beaupertuis d’un ton sardonique : — si à mon tour je me trouve mal, je serai soignée et traitée en parente par notre cousin Bonaquet.

Pendant que madame de Beaupertuis parlait ainsi, M. de Morsenne avait soudain, à l’insu de madame de Robersac, échangé un signe avec un grand domino noir, qui donnait le bras à un domino de taille moyenne ; tous deux venaient de descendre d’un fiacre qui avait suivi la voiture du prince. Celui-ci, ainsi que les deux femmes, arriva bientôt en haut de l’escalier qui conduit au couloir des premières loges ; là, madame de Beaupertuis dit tout bas à madame de Robersac :

— Ma chère madame, je vous laisse, je vais essayer de m’amuser un peu. En tout cas, nous nous retrouverons dans une heure, en face de l’horloge du foyer.

Et la jeune femme, suivant le flot des promeneurs, se perdit bientôt dans la foule.

Madame de Beaupertuis était venue au bal de l’Opéra sans autre but que d’y chercher quelque distraction à son ennui. Elle vit passer à côté d’elle, ou assis sur le fameux coffre placé près de la porte d’entrée du foyer, un grand nombre d’hommes de sa société habituelle et intime ; elle ne se sentit pas la moindre envie de les intriguer, n’ayant que des banalités à leur dire ou à attendre d’eux. Elle descendit les quelques marches qui conduisent au vaste plancher sur lequel les gens déguisés et masqués se livraient alors aux danses les plus excentriques et souvent les plus risquées.

Voyant au balcon une stalle vide, madame de Beaupertuis s’y assit. Elle contempla d’abord ce spectacle étrange avec un mélange de curiosité, de mépris et de dégoût. Puis bientôt, malgré elle, une nuance d’envie se joignit à ces sentiments, quoique sa dignité se révoltât d’envier les espèces qui se livraient à ces grossières saturnales. Mais ces pierrots et ces pierrettes, ces débardeurs et ces débardeuses, ces gardes-françaises et ces Manon-Lescaut, tous ces déguisés enfin s’amusaient si franchement, avec tant de verve, tant d’abandon, et parfois même tant de grâce ; il y avait sous ces costumes bizarres, éclatants, variés, qui faisaient presque toujours valoir la beauté des femmes ; il y avait, disons-nous, de si charmantes filles, de si beaux garçons ; il y avait une telle exubérance de sève, de plaisir, d’amour, de jeunesse, dans cette éblouissante bacchanale, où chacun avait sa chacune au bras, que Diane de Beaupertuis se disait avec amertume :

— C’est vulgaire, c’est brutal, c’est ignoble, tout ce monde-là ! et pourtant rien ne doit être plus heureux, par exemple, que ce pierrot et cette pierrette ; la petite a seize ans à peine, son amant dix-huit ans au plus. Ils sont très-jolis tous deux, et sans doute libres comme les oiseaux du bon Dieu. Pourvu qu’ils aient quelque argent en poche pour faire, après cette folle nuit, un joyeux souper en buvant dans le même verre, ils rentreront amoureusement dans leur nid perché au cinquième étage. Ça n’a rien à en envier aux plus heureux du monde.

En suivant machinalement des yeux le pierrot et la pierrette, qui, la contredanse terminée, se dirigeaient vers une des portes du couloir, madame de Beaupertuis les quitta brusquement du regard, et resta saisie d’étonnement à la vue d’un jeune homme qui se tenait debout, à l’embrasure de la porte du balcon, très proche de la stalle où la jeune duchesse était assise.

— Je n’ai vu, de ma vie, beauté plus surprenante chez un homme, — se dit Diane de Beaupertuis en contemplant cet inconnu.

— Quelle figure à la fois noble et charmante ! Quels yeux, quel regard, quel sourire spirituel et fin ! Que de grâce, de distinction, d’élégance dans sa taille, son maintien et son attitude ! Que de bon goût dans sa mise ! Et cette main, et ce pied ! Il doit avoir vingt-cinq ans au plus. Évidemment, c’est un homme de notre monde : on ne trouve pas ailleurs cette race et cette tournure.

Comment ne l’ai-je pas jusqu’ici rencontré dans l’un des dix ou douze salons où se rencontre notre fine fleur d’aristocratie ? Il était sans doute depuis longtemps en voyage. C’est peut-être un étranger, un Russe ? Il y a des Russes qui parfois jouent le Français à s’y méprendre, Et encore non : l’on ne s’y méprend pas. Autre singularité, cet inconnu a des yeux bleus et des cheveux noirs. Je n’ai jamais rencontré d’yeux comme ceux-là ; et ce teint pâle et brun, uni comme celui d’une femme, ces petites moustaches soyeuses au-dessus de ces lèvres d’un coloris si vermeil ! Vraiment, il est charmant, mais charmant ! de ma vie, je n’ai rien vu de si séduisant. Je comprends maintenant que les hommes s’enflamment grossièrement, à la seule vue d’une jolie femme ; et par ma foi, si j’avais l’honneur d’être une de ces gentilles et effrontées pierrettes qui frétillaient là tout à l’heure, j’irais demander à souper à ce ravissant inconnu. Vraiment, j’aime à le regarder ; cela m’enorgueillit pour notre monde, ordinairement si pauvre en types accomplis. Celui-là du moins représente dignement l’homme de haute race. Ah ! mon Dieu ! j’y pense, s’il était bête ! Il est, hélas ! des physionomies si trompeuses ! Mais non, non, ce sourire fin et légèrement moqueur, qui tout à l’heure effleurait ses lèvres, lorsqu’il regardait je ne sais pas quoi, dans la salle ! Oui, mais combien de fois n’ai-je pas vu cette délicieuse comtesse de Marcy écouter ses adorateurs avec une petite mine si futée, si éveillée, qu’on l’eût dite spirituelle comme un démon, et cependant elle ne répondait jamais que des stupidités révoltantes. Ma foi, je veux en avoir le cœur net : voilà mon amusement au bal de l’Opéra tout trouvé ; je saurai s’il est possible qu’un homme soit assez merveilleusement doué pour être aussi spirituel qu’il est charmant. Mais d’abord tâchons de savoir quel est cet inconnu ; cela pourra rendre notre entretien moins banal.

Ce pensant, Diane de Beaupertuis se leva, et, usant du privilège du masque, elle passa très-près de l’inconnu, puis le fixant pendant quelques instants sans qu’il parût s’en apercevoir, et le trouvant encore plus charmant de près que de loin, elle sortit par la porte, à l’embrasure de laquelle l’inconnu s’appuyait nonchalamment. À ce moment, madame de Beaupertuis avisa un homme de sa société qui passait dans le corridor.

— Monsieur de Gernande, — lui dit-elle en l’arrêtant, — un mot, je vous prie.

— Plutôt deux qu’un, charmant domino ; vous me connaissez donc ?

— Qui ne vous connaît pas ! vous êtes partout.

— C’est vrai, charmant domino, mais…

— Voulez-vous être très aimable ?

— Certainement, pour vous plaire.

— Eh bien, — ajouta madame de Beaupertuis en baissant la voix de crainte d’être entendue de l’inconnu, dont elle n’était éloignée que de quelques pas, — vous voyez ce grand jeune homme mince, en habit bleu, qui nous tourne le dos, là, debout, à cette porte ?

— Oui, je le vois.

— J’ai gagé que c’était un homme de notre monde, absent de Paris sans doute depuis longtemps, et…

— Pardon si je vous interromps, charmant domino, mais vous venez de dire : De notre monde. Nous sommes donc de la même société ?

— Probablement, puisque je vous ai rencontré hier chez madame l’ambassadrice de Sardaigne, et ensuite chez madame de Bressac, où il y avait un concert. J’ajouterai même que vous vous êtes très visiblement, trop visiblement occupé de madame d’Esterval.

— Trop visiblement ?… Et pourquoi, charmant domino ?

— Je vous le dirai plus tard, et dans votre intérêt, si vous m’aidez à gagner mon pari.

— Quel pari, charmant domino ?

— J’ai gagé, je vous le répète, que ce grand jeune homme en habit bleu est de notre monde ; vous qui connaissez tout Paris, renseignez-moi à ce sujet, ou par vous-même, ou par vos amis qui sont ici.

— Mais, charmant domino, pourquoi avez-vous gagé que ce monsieur…

— Ah ! vous êtes trop curieux, monsieur de Gernande, ou plutôt vous n’êtes pas assez curieux, car je pourrais, en retour du renseignement que je vous demande, vous dire de très-intéressantes choses sur madame d’Esterval… et sur l’effet des soins que vous lui rendez.

— Vous piquez ma curiosité à un point !… De grâce, dites-moi si…

— Pas un mot, avant que vous ne m’ayez appris si j’ai perdu ou non ma gageure.

— Soit, charmant domino, car si moi et Juvisy, que je viens de voir arriver, nous ne connaissons pas ce monsieur, je puis hardiment vous déclarer d’avance qu’il n’est pas du tout de notre monde…

— Je vais vous attendre là-bas, monsieur de Gernande, au fond du corridor, — répondit madame de Beaupertuis en s’éloignant, pendant que M. de Gernande se rapprochait sans affectation de l’inconnu, afin de distinguer ses traits. Puis cet examen ne l’ayant sans doute pas suffisamment instruit, il se dirigea vers le foyer.

Au bout de quelques minutes, madame de Beaupertuis voyant M. de Gernande revenir à elle, lui dit vivement :

— Eh bien ?

— Eh bien, charmant domino, vous avez perdu votre gageure.

— Comment cela ?

— Je n’ai de ma vie vu ce monsieur, ni dans le monde ni à mon club ; Juvisy non plus, Saint-Marcel non plus, d’Orfeuil non plus, ne l’ont pas vu au leur ; or, un Français ou un étranger qui n’est admis ni au Club de l’Union, ni au Club agricole ni au Jockey-club, n’est évidemment pas un homme du monde dans la plus large expression du mot. Quant aux suppositions sur ce que peut être ce monsieur…

— Qu’en pense-t-on ?

— Saint-Marcel prétend que ce monsieur doit être un pédicure danois, mais Juvisy soutient que ce doit être un dentiste napolitain. Quant à moi je suppose que… Mais, charmant domino, où allez-vous donc ? Permettez… un instant écoutez-moi, vous m’aviez promis… Au diable ! — ajouta M. de Gernande. — Impossible de la rejoindre ! elle a filé comme une couleuvre à travers ce flot de foule ; je ne puis voir où elle a passé. Évidemment c’est une femme de la société…. Mais que peut-elle avoir à me dire de madame d’Esterval ? Cela m’intrigue au dernier point ; il faut que je la retrouve. Elle a un ruban rouge et blanc à sa pèlerine, je la rencontrerai bien.

Et M. de Gernande se mit à la recherche de son domino.

Madame de Beaupertuis avait ainsi quitté soudainement l’homme aux renseignements parce que de loin elle venait de voir l’inconnu sortir de l’entrée du balcon où il s’était tenu jusqu’alors et traverser le corridor ; craignant qu’il ne quittât l’Opéra, la jeune duchesse, poussée par une curiosité croissante, voulait du moins adresser à l’inconnu quelques paroles ; désirant enfin n’être ni reconnue ni poursuivie par M. de Gernande, elle ôta de sa pèlerine son ruban rouge et blanc qui pouvait la signaler. L’inconnu montait lentement l’escalier qui mène aux secondes loges lorsque madame de Beaupertuis le rejoignit après avoir, ainsi que l’avait dit M. de Gernande, traversé la salle comme une couleuvre. Alors, la jeune femme, usant du privilège du masque et de la liberté du bal de l’Opéra, gravit lestement le peu de marches qui la séparaient de l’inconnu, et passa son bras sous le sien, sans lui dire un mot. L’inconnu s’arrêta, toisa d’un regard le domino qui venait le rejoindre, et lui dit poliment :

— Je suis à vos ordres, madame… Désirez-vous que nous montions ou que nous descendions ?

— Montons… il y a là-haut moins de foule, — répondit la jeune femme.

Et elle arriva bientôt, ainsi que l’inconnu, dans le corridor des secondes loges, où se trouvaient en effet quelques rares promeneurs. Quittant alors le bras du jeune homme, madame de Beaupertuis lui dit résolument, avec son aplomb de grande dame et un mélange de hardiesse et de raillerie :

— On vous trouve très beau. Je voudrais savoir si vous êtes spirituel.

— Et qui sera mon juge, madame ? — demanda l’inconnu en souriant et d’un ton de léger persifflage. — Qui décidera si j’ai de l’esprit ou non ?

— Mais, monsieur… moi, je pense.

— Ah ! vraiment ? — répondit l’inconnu avec une affectation de surprise et de nonchalance assez impertinente dont madame de Beaupertuis fut piquée, car elle reprit :

— Vous ne me croyez sans doute pas à même de distinguer un sot d’un homme d’esprit ?

— Permettez, madame… vous changez nos rôles. Voici maintenant que c’est vous qui me demandez si je vous trouve spirituelle… ou non.

— C’est qu’en effet nos rôles sont changés, monsieur, — répondit en souriant madame de Beaupertuis. — Vous avez pris le mien… peut-être vous sied-il mieux qu’à moi.

— De quelque façon que vous me jugiez, madame, je mériterai toujours votre indulgence ; car si vous me trouvez sot, c’est que l’éclat de ces beaux grands yeux que je vois briller à travers votre masque m’aura troublé. Si par hasard vous me trouviez de l’esprit, c’est que vous m’en aurez donné.

Peu à peu un reflux de foule envahit le couloir des secondes ; plusieurs fois madame de Beaupertuis et l’inconnu furent dérangés ou heurtés par les promeneurs.

— Si j’étais assez heureux pour que vous eussiez encore quelques instants à me sacrifier, madame, — dit l’inconnu à la jeune femme, — je vous demanderais si nous ne serions pas mieux pour causer dans l’une de ces loges qu’au milieu de ce couloir.

— Je suis tout à fait de votre avis, monsieur ; donnez-moi votre bras et cherchons une loge.

Au bout de quelques instants, la duchesse et l’inconnu étaient assis dans une loge des secondes. Le jeune homme, avec un bon goût qui n’échappa pas à madame de Beaupertuis, laissa la porte à demi ouverte, n’affectant pas ainsi de se croire, comme on dit, en bonne fortune.