La Bonne aventure (Sue)/1/VIII

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 221-242).
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VIII

Madame la princesse de Morsenne était une femme de taille moyenne, un peu replète, âgée de cinquante ans environ, mais, ainsi qu’on le dit vulgairement, bien conservée. Elle avait dû autrefois être jolie.

Lorsqu’elle entra chez madame de Beaupertuis, sa fille, la princesse de Morsenne tendit cordialement la main à M. de Saint-Merry, qui se leva et baisa avec un galant empressement cette main encore fraîche et potelée.

Se laissant alors tomber dans un fauteuil, la princesse s’écria avec un accent d’indignation concentrée :

— Ah ! quelle honte ! mon Dieu, quelle honte !

— Pardonnez-moi de n’avoir pas été au-devant de vous, ma mère, — dit la duchesse à madame de Morsenne ; — mais, grâce à une ravissante plaisanterie de mon cher parrain, j’étais anéantie à force de rire.

— Eh bien ! ma chère, cette envie de rire va vous passer. Apprenez qu’au moment où je vous parle, la famille de votre père est déshonorée !

— Deshonorée ? — reprit madame de Beaupertuis stupéfaite, — Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que notre cousine de Blainville…

— Comment ! — reprit la duchesse près de céder à une nouvelle explosion d’hilarité, — vous aussi, ma mère ? Ah çà ! mais vous vous êtes donc entendue avec M. de Saint-Merry pour ce duo bouffe, dans le goût d’Il matrimonio segreto ?

— Quel duo bouffe ? — dit la princesse impatientée. — Voyons, Diane, êtes-vous folle ?

— Je viens d’apprendre à ma belle filleule, chère princesse, la dégradation de la marquise de Blainville, dont je ne vous savais pas instruite, — reprit M. de Saint-Merry ; — j’ai eu beau répéter à votre fille que je parlais sérieusement, elle ne m’a point voulu croire et s’est mise à rire de tout son cœur, pensant que, pour plaisanter, j’imaginais cette énormité.

— Une plaisanterie ? — s’écria madame de Morsenne avec amertume. — Croyez-vous donc le chevalier capable de plaisanter avec la honte de notre famille !

Madame de Beaupertuis comprit enfin que sa mère et son parrain disaient vrai. D’abord son hilarité fit place à une sorte de stupeur, et comme si elle n’eût pu croire encore à ce qu’elle venait d’entendre, elle dit à madame de Morsenne : — Non, non, encore une fois, c’est impossible ! Madame de Blainville n’a pas pu se dégrader à ce point ! Que ce bruit ait pris quelque consistance, soit ! mais…

— Mais l’on vous dit que c’est une chose conclue ! — reprit impatiemment la princesse. — Le doute n’est plus permis.

— Je tiens le fait de la belle-mère de la marquise, — ajouta M. de Saint-Merry.

Diane de Beaupertuis ressentit alors une indignation profonde ; elle rougit jusqu’au front ; ses narines se dilatèrent ; le courroux, la révolte de l’orgueil de race, brillèrent dans ses grands yeux étincelants, et elle s’écria d’une voix légèrement altérée :

— Oh ! c’est indigne ! Pour nous et pour cette femme ! quelle ignominie ! quel opprobre ! — Puis elle ajouta : — Mais elle est tombée en enfance ! Allons donc ! un pareil mariage n’est pas valable ?

— Hein ! qu’en pensez-vous, chevalier ? — ajouta la princesse, non moins ingénument que sa fille. — Vous savez peut-être si ce monstrueux accouplement (car ce n’est pas là un mariage) est valable ? Qu’en pensez-vous, vous qui pour vos procès avez si souvent parlé avec des procureurs ?

— Eh, mon Dieu ! madame, — reprit le chevalier en haussant les épaules, — malheureusement ce mariage est valable, très-valable !

— Et l’on a pu trouver un ecclésiastique assez éhonté pour consacrer une telle turpitude au nom de la religion ! — s’écria madame de Morsenne. Puis elle ajouta avec une sorte d’épouvante :

— Mais, mon Dieu, où en sommes-nous, chevalier ? mais où allons-nous !

— Eh ! chère princesse, — reprit M. de Saint-Merry non moins consterné, — je n’en sais, ma foi ! rien du tout, où nous allons ; mais évidemment, nous roulons à des abîmes… au chaos ! Toutes ces énormités qui se succèdent depuis la révolution de 89, sont autant de pronostics effrayants. Tenez, encore cet été, n’y a-t-il pas eu un autre horrible scandale ! Cette malheureuse petite comtesse de Surval n’a-t-elle pas fini par se faire enlever (et je vous demande un peu pourquoi ? puisque depuis des années Surval prenait, après tout, les choses en galant homme), n’a-t-elle pas fini par se faire enlever, et par qui ? Par un artiste !… un monsieur qui peint des tableaux pour vivre !

— Et pourtant, reprit la princesse, Dieu sait si jusqu’alors, dans le monde, on avait été parfait pour la comtesse. Elle avait beau se compromettre de la façon la plus étrange, changer d’amants comme de robes, l’on fermait les yeux, parce que cela du moins se passait entre gens de même sorte. Mais voilà que pour clore dignement cette belle vie, elle s’imagine de se faire enlever par qui ? par une espèce de l’autre monde, et de s’en aller vivre maritalement avec ce monsieur dans je ne sais quel coin de province. En vérité, je ne sais si ce n’est pas au moins aussi hideux que la conduite de cette effrontée marquise !

— Ma foi ! reprit amèrement Diane de Beaupertuis, — ces deux indignités se valent : conserver son nom et son titre pour les traîner dans la fange d’un pareil ménage, ou bien avoir la bassesse d’abdiquer sa position et son rang pour porter, ou plutôt pour supporter le nom d’un homme qui va visiter les malades pour de l’argent, il n’y a que le choix entre les deux hontes.

De nouveaux personnages vinrent prendre part à cette scène.

Le valet de chambre annonça successivement :

Madame la baronne de Robersac.

Puis :

Le prince.

Madame de Robersac était une femme de quarante-cinq ans environ, très brune, très mince, au regard pénétrant, au sourire doucereux, à la physionomie remplie de finesse et de charme ; du reste, femme supérieure et remarquable à un certain point de vue. Nous en reparlerons, et fort au long, car Madame de Robersac était un type contemporain.

M. le prince de Morsenne, père de madame de Beaupertuis (en cela du moins qu’il était le mari de madame de Morsenne), âgé de cinquante et quelques années, avait été chargé de plusieurs grandes ambassades. Il réunissait, sinon tous les mérites, du moins tous les dehors ; du diplomate homme d’État, toutes les grâces insidieuses du grand seigneur accompli : physionomie charmante, brillant caquetage, dignité prévenante, affabilité exquise, courtoisie parfois coquette, mais jamais banale, car il ménageait, il tarifiait, pour ainsi dire, sa bonne grâce selon la position de chacun, et avait vingt manières de donner la main, de rendre un salut ou de souhaiter le bonjour ; d’une dévotion sinon outrée, du moins fort voyante (cela depuis peu d’années seulement), il ne manquait pas une occasion sérieuse de faire montre à la tribune de la Chambre des pairs d’une inflexible rigidité de principes à l’endroit de la morale, de la religion et de la famille, bases immuables de toute société.

Lorsqu’il entra chez sa fille, M. de Morsenne tenait à la main une lettre ouverte.

Madame de Robersac allant droit à madame de Morsenne, assise auprès de la jeune duchesse, lui dit affectueusement, après avoir salué d’un signe amical le chevalier de Saint-Merry et serré la main de Diane de Beaupertuis :

— J’ai appris là-haut, par l’institutrice de Berthe, que vous étiez ici, chère princesse. Comme je descendais, j’ai rencontré M. de Morsenne ; il m’a offert son bras, et nous venons nous désoler avec vous du malheur inouï qui frappe votre famille.

— Vous savez donc aussi cette déplorable histoire, ma chère ? — dit madame de Morsenne à madame de Robersac.

Celle-ci répondit d’un ton pénétré :

— Ce cher prince vient de me tout conter ; je suis encore toute tremblante de stupeur et d’indignation. Qui pouvait donc, mon Dieu ! s’attendre à cela. Une femme que l’on avait crue jusqu’ici d’un caractère si honorable, d’un commerce si sûr, d’une solidité si éprouvée, d’une vie si irréprochable, d’une piété si exemplaire ! En vérité, c’est du vertige !

— C’est ce que j’ai pensé tout de suite, — reprit la jeune duchesse. — Il y a évidemment dans ce mariage, ou plutôt, comme le dit ma mère, dans ce monstrueux accouplement, un motif suffisant pour le faire déclarer nul.

— Eh, mon Dieu ! oui ! Autrefois il en eût été ainsi, dit le chevalier de Saint-Merry, car alors on prenait du moins quelque souci de l’honneur et de la dignité des familles, mais depuis cette abominable révolution… — Et haussant les épaules en s’adressant au prince, le chevalier ajouta en gémissant Ah ! mon pauvre Hector !… dis… dans quel temps vivons-nous !

— Ah ! mon cher Adhémar, reprit M. de Morsenne, — il n’y a pas bien longtemps, tu le sais, que je l’ai dit à la Chambre des pairs : La révolution n’est pas seulement dans la politique ; la révolution s’est infiltrée dans les mœurs, dans la famille ; elle ébranle la société jusque dans ses fondements ! Chaque jour amène son indignité, et ces indignités dont nous sommes révoltés se commettent maintenant avec un sang-froid effrayant. C’est la réflexion dans la démoralisation. Ainsi cette indigne marquise a si parfaitement bien la tête à elle, ajouta M. de Morsenne avec un courroux concentré, que, tout-à-l’heure, en rentrant chez moi, voici ce que j’ai trouvé.

— Qu’est-ce que cela, mon père ? — demanda Diane de Beaupertuis.

— Une lettre de faire part, — répondit le prince en se croisant les bras et en jetant circulairement son regard sur les acteurs de cette scène, comme pour les prendre à témoin de cette nouvelle énormité, et il répéta :

— Oui, une lettre de faire part de ce honteux mariage !

— Quelle impudence ! — dit la princesse.

— Quelle audace ! — ajouta madame de Robersac.

— Et ce n’est pas tout, — reprit M. de Morsenne, — ce n’est pas tout !

— Comment ! — dit M. de Saint-Merry, il y a autre chose encore ?

— Il y a, — reprit le prince en se contenant à peine, — il y a que cette lettre de faire part n’est pas imprimée, mais écrite à la main, par la marquise, ainsi que chez nous cela se pratique par égard entre parents. Or, c’est déclarer positivement, effrontément, que l’on revendique ces relations de parenté, que l’on se prépare à les continuer. C’est menacer madame de Morsenne, et moi, et ma fille, et le duc mon gendre, de l’insolente visite de madame et de M. Bonaquet.

— C’est par trop exorbitant ! — s’écria madame de Morsenne. — Elle ne peut pas être folle à ce point, cette femme !

— Je vous dis, ma chère, — reprit le prince, — que c’est nous prévenir officiellement qu’un jour ou l’autre elle nous amènera ici son médecin.

— Et moi, — s’écria la princesse, — je vous déclare que dès aujourd’hui, dès cette heure, ma porte est à jamais fermée à votre cousine. Je vous demande un peu quel abominable exemple pour ma fille Berthe, une enfant de quinze ans ! Risquer de se rencontrer avec une créature perdue !

— Si elle avait l’audace de se présenter chez moi, — ajouta la jeune duchesse, — je lui ferais dire par mes gens que je suis chez moi pour tout le monde excepté pour elle.

— Heureusement, — reprit madame de Robersac, — ce va être un soulèvement général dans la société contre ce déplorable scandale : toutes les portes seront fermées, et rudement fermées à cette marquise sans cœur et sans vergogne !

— Pour l’amour de Dieu ! ne l’appelez donc point marquise, ma chère ! — s’écria la princesse ; — grâce au ciel, elle ne l’est plus, marquise !  !

— Tenez, ma mère, — reprit la jeune duchesse en se levant avec vivacité, — je me charge d’envoyer à tout le monde des lettres de faire part aussi, mais écrites au nom de notre maison.

— Des lettres de faire part ? demanda-t-on tout d’une voix à Diane de Beaupertuis, — comment cela ?

— Oui, — reprit la jeune duchesse, — des lettres de faire part ainsi conçues :

« Nous avons l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse et dégradante que notre famille vient d’éprouver, par suite du mariage de madame la marquise de Blainville (née de Morsenne) avec une personne indigne d’appartenir à notre maison. »

— Et je signe la première, — ajouta résolument Diane de Beaupertuis ; et pas un de nos parents ne manquera de m’imiter.

— Excellente idée ! s’écria le chevalier de Saint-Merry, — Je suis prêt à signer, moi, comme le plus ancien ami de la famille.

— Il n’y a vraiment que cette chère Diane pour avoir des idées pareilles ! — dit madame de Robersac avec admiration. Et elle ajouta avec une nuance imperceptible d’ironie, en regardant la mère de la jeune duchesse comme par hasard : — Tout le noble sang des Morsenne se révolte en elle ! Comme elle est bien digne d’avoir pour aïeule cette fière et farouche Diane… dame de Morsenne, qui au quatorzième siècle, eut le terrible courage de tuer de sa propre main sa fille, qui avait, dit-on, forfait à l’honneur.

La princesse rougit légèrement, et le chevalier de Saint-Merry reprit vivement :

— Ma chère filleule a raison. Son idée est excellente. Oui, voilà ce qu’on devrait faire plus souvent, pour rappeler les gens à la dignité de leur nom !

— Comment ! ce que l’on devrait faire ! — dit vivement la princesse ; — mais j’espère bien qu’on le fera !

Et, s’adressant à son mari d’un air interrogatif :

— N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Certainement, — répondit le prince d’un ton solennel, — et, comme chef de ma maison, je me charge d’écrire moi-même ces lettres, de ma main.

Le valet de chambre entrant de nouveau interrompit l’entretien.